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811. (1902) La formation du style par l’assimilation des auteurs

Celui qui trouve des procédés d’imitation, et qui sait les appliquer et les dénaturer, celui-là est un homme de génie. […] Procédé d’accumulation et de gradation, méthode de Dupuis et Cotonnet employée avec génie. […] C’est son génie. […] Nous n’avons pas la prétention de découvrir et de révéler le génie d’Homère. […] Or, ce mérite, du moins, se trouve bien dans Leconte de Lisle, et c’est le fond même d’Homère, son caractère, son génie.

812. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sénac de Meilhan. — I. » pp. 91-108

Nul ne peut nous représenter mieux que lui cette littérature du règne de Louis XVI, qui compte Bernardin de Saint-Pierre pour homme de génie, et l’abbé Barthélemy, M.  […] Un homme doué d’une médiocre intelligence, qui a quelque mémoire et de l’application, peut acquérir une grande réputation, surtout s’il a une physionomie imposante ou spirituelle… Mais il faut distinguer pour l’élévation du génie l’homme d’État d’avec l’homme propre aux affaires. […] Qu’un homme de génie soit le ministre des finances d’un roi d’Espagne, et ce superbe pays revivra. […] Sans faire entrer dans son analyse de l’homme d’autres éléments que les besoins physiques et, au moral, le mobile de l’ambition ou de la vanité, il a pourtant compris que cette bonne compagnie, définie comme on l’entendait alors, et devenue le plus tiède et le plus tempéré des climats, était mortelle au génie, à la grandeur, à la force naturelle en toutes choses : Ne cherchez pas le génie, dit-il, l’esprit, un caractère marqué dans ce qu’on appelle la bonne compagnie.

813. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre X. De la littérature italienne et espagnole » pp. 228-255

., extrêmement utiles à tel but désigné, mais beaucoup moins favorables que les efforts et le génie individuels à l’avancement indéfini des lumières philosophiques. […] Un tel livre est dû tout entier au génie de l’auteur ; il n’a point de rapports avec le caractère général de la littérature italienne. […] L’on peut accuser Machiavel de n’avoir pas prévu les mauvais effets de ses livres ; mais ce que je ne crois point, c’est qu’un homme d’un tel génie ait adopté la théorie du crime. […] L’Europe, et en particulier la France, ont failli perdre tous les avantages du génie naturel par l’imitation des écrivains de l’Italie. […] La mélancolie, ce sentiment fécond en ouvrages de génie, semble appartenir presque exclusivement aux climats du Nord.

814. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre III : La science — Chapitre I : De la méthode en général »

Mais pourquoi deux hommes de génie n’auraient-ils pas à la fois la même idée, l’un en pratique, l’autre en théorie ? […] N’est-ce pas d’ailleurs un vrai trait de génie de la part de celui-ci d’avoir deviné que cette méthode toute neuve et à peine éprouvée était le renouvellement de la science et de l’esprit humain ? Descartes sans doute était un homme de génie plus inventeur que Bacon ; il lui est passablement postérieur ; il a certainement connu les expériences de Galilée et même de Toricelli et d’autres encore ; il en a fait lui-même. […] C’est un sentiment particulier, un quid proprium qui constitue l’originalité, l’invention ou le génie de chacun. […] Claude Bernard en cette question, nous ne voulons pas affaiblir la valeur de son témoignage, car on comprend la différence qu’il y a entre une opinion spéculative, comme celle de quelques philosophes qui n’ont pas pratiqué la science elle-même, ou encore de quelques savants tels que Hartley ou Lesage, trop portés eux-mêmes aux vaines hypothèses, et l’opinion autorisée d’un savant éminemment doué du génie expérimental, dont la gloire est précisément d’avoir donné à l’expérimentation, au moins en physiologie, une rigueur et une précision dont on ne la croyait pas susceptible.

815. (1824) Ébauches d’une poétique dramatique « Observations générales, sur, l’art dramatique. » pp. 39-63

Les génies français formés par eux appellent du fond de l’Europe les étrangers, qui viennent s’instruire chez nous et qui contribuent à l’abondance de Paris. […] Outre les principales règles de l’art dramatique, qu’on peut voir ci-après aux mots action, intrigue, intérêt, unité, et autres, on sait qu’il y a un art plus caché et plus délicat, qui règle en quelque façon tous les pas qu’on doit faire, et qui n’abandonne rien aux caprices du génie même. […] Il y a certains sujets très beaux, mais d’une difficulté presque insurmontable, parce que leur beauté même tient à quelque défaut de vraisemblance qu’on ne peut éviter : c’est alors que le génie développe toutes ses ressources. […] Il faudrait parcourir les pièces de Racine et de Voltaire pour faire voir toutes les finesses de l’art dramatique ; et dans le comique, il n’y a pas une seule des bonnes pièces de Molière qui ne fasse admirer toutes les ressources de son génie et les finesses de son art. […] Il veut encore qu’en composant on imite les gestes et l’action de ceux qu’on fait parler ; car, de deux hommes qui seront d’un égal génie, celui qui se mettra dans la passion sera toujours plus persuasif : et une preuve de cela, c’est que celui qui est véritablement agité, agite de même ceux qui l’écoutent ; celui qui est en colère, ne manque jamais d’exciter les mêmes mouvements dans le cœur des spectateurs.

816. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre II. Marche progressive de l’esprit humain » pp. 41-66

Une voix mélodieuse semble sortir continuellement de tous ces débris, et donner le prestige d’une existence nouvelle à tant de créations du génie. […] Non, non, il ne faut point s’abuser : il y a je ne sais quoi d’extraordinaire et de divin dans les créations du plus beau génie qui fut jamais. […] Ils parlent en leur propre nom, au lieu d’invoquer les muses, c’est-à-dire le génie des traditions. […] Le génie éminemment allégorique de l’antiquité n’a point échappé à la vaste intelligence de Bacon, mais il n’en a développé qu’une partie. Celle qu’il n’a point aperçue, ou qu’il a négligée, donnerait ici lieu à d’importantes observations : je m’en abstiendrai aussi, parce que je ne veux point être accusé d’être guidé par un esprit de système ; mais qu’il me soit permis de puiser, dans le peu que nous connaissons de ce génie allégorique, une hypothèse qui pourra servir à faire mieux sentir, par la suite, plusieurs choses qu’il me serait assez difficile d’expliquer.

817. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre VIII : M. Cousin érudit et philologue »

Tout ce qui se rapporte à un homme de génie n’est pas la propriété d’un seul homme, mais le patrimoine de l’humanité… Retenir, altérer, détruire la correspondance d’un tel personnage, c’est dérober le public, et, à quelque parti qu’on appartienne, c’est soulever contre soi les honnêtes gens de tous les partis. […] Cette opposition perpétuelle du texte vrai et du texte mutilé est la meilleure leçon de style ; on y voit clairement et sans phrases ce que c’est que le génie : c’est comme si l’on comparait le tableau d’un grand maître avec le carton de ce tableau. […] Si le lecteur daigne regarder autour de lui, il verra cent exemples de ces vocations contrariées par les circonstances, de ces esprits prématurés ou tardifs, de ces hommes de talent qui eussent été des hommes de génie s’ils étaient venus à temps. […] Cousin dans sa patrie, et racontons sa vie telle que son bon génie eût dû la faire. […] Il l’aima, car il trouvait en lui, quoique à un moindre degré, toutes les parties de son propre génie.

818. (1817) Cours analytique de littérature générale. Tome II pp. 5-461

Molière n’eût donc pu déployer si largement les hautes facultés de son génie comique, si, tout savant qu’il était, il n’eût pas été vertueux. […] Cela tient au génie : le reste ne dépend que du talent et des étroites bienséances. […] Mais cette qualité leur fut ajoutée par le génie de leurs auteurs, et n’est pas essentiellement de leur ressort. […] mais l’art de la tragédie est grave et imposant ; il exige peut-être de plus grands frais de génie. […]  » Ce dernier trait n’est point une saillie d’esprit, mais l’ironie profonde du génie.

819. (1908) Après le naturalisme

Le génie est sa propre règle. […] D’importation étrangère il contrariait le clair génie français. […] Nous attendons le génie newtonien qui en sera l’annonciateur. […] Le génie n’est qu’une vaste faculté de rassemblement ou de synthèse. […] Le génie français, c’est l’exercice du meilleur cerveau.

820. (1910) Variations sur la vie et les livres pp. 5-314

Nous savons qu’il faisait du plaqué avec génie… Oui, le génie sera toujours le génie, en dépit de la mauvaise occurrence. […] Ce genre, le génie de Corneille l’a modifié. […] Il mettait simplement en œuvre, avec génie, une matière confuse encore. […] Le génie poétique n’est pas si rigide. […] Donnons maintenant du génie à Otway, et il composera une méchante pièce pleine de beaux fragments.

821. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — B — article » pp. 285-288

Nous ne l’envisagerons point comme Théologien : nous souscrivons au jugement qu’on en a porté à cet égard ; mais en qualité d’homme de Lettres, il nous est permis de le regarder comme le génie le plus heureux, & comme un des meilleurs Ecrivains que nous ayons eus. […] Dans l’Histoire des Macchabées, tout ce que la guerre a de plus terrible, la politique de plus profond, le courage de plus sublime ; tout ce que les desseins de Dieu sur son peuple peuvent offrir de sagesse, de majesté, de puissance, de bonté, est développé avec des traits qui caractérisent le Génie créateur, dans un genre où le Créateur lui-même se manifeste si énergiquement.

822. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — P. — article » pp. 459-462

PASCAL, [Blaise] né à Clermont en Auvergne, en 1623, mort à Paris en 1662, Génie qui a su allier l’énergie des pensées avec l’élégance & la pureté du langage, ce qui le place, sans contredit, parmi les meilleurs Ecrivains du Siecle de Louis XIV. […] La Critique du Philosophe n’a ainsi servi qu’à faire sentir la supériorité du Génie, qu’il vouloit ravaler.

823. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — II » pp. 112-130

Cela vient de ce qu’il a du génie ; mais l’esprit s’est rétréci par l’habitude du bon air et de la courtisanerie, où il s’est adonné plutôt qu’à la lecture de l’histoire. […] Ce génie, il le lui refuse expressément ailleurs et par de très bonnes raisons, et il se borne à lui accorder beaucoup d’esprit : Ses mérites consistent véritablement dans beaucoup d’esprit, mais nul génie (on entend par esprit la facilité à entendre et à rendre) ; la hardiesse, le courage, la tranquillité devant les grands objets, ce qu’on prend pour force d’âme et qui ne l’est que de cœur ; un goût porté au grand et à l’élevé pour soi-même. […] Si la faculté y était, je ne lui dénierais pas, comme je fais, le génie, qui est l’invention et l’inspiration. […] Quand la passion du bien de la monarchie se joint au génie inventeur, alors le cœur se remplit de bien d’autres choses que de soi-même ; ordinairement même, le soi s’oublie et s’abandonne absolument, comme cela se voit chez ces chasseurs qui le sont par goût, chez tous les hommes à passions ardentes, à passions de goût et de curiosité, dans les amours violents comme celui de Moïse pour son peuple, et chez les savants qui ont recherché l’objet de leur étude en se détruisant visiblement17. […] C’est l’esprit joint au cœur qui forme l’héroïsme, le courage, le sublime, et d’où résulte le génie.

824. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La marquise de Créqui — II » pp. 454-475

Et dans la meilleure supposition il est forcément amené à demander pour chef de son insurrection idéale, et qui doit réussir, un homme qui ait du génie et de la valeur. […] Ne dirait-on pas que le président de Longueil prévoit les discussions calmes et lumineuses du Conseil d’État sous le Consulat, et cette épuration des débats orageux de la Constituante, cette savante extraction des seuls résultats utiles, œuvre immortelle des sages Portalis et surtout du génie qui les présidera ? […] Sur Montesquieu il est d’un avis assez tranché et a l’air paradoxal, et peut-être n’a-t-il que raison : Montesquieu perdra moins qu’un autre dans cette révolution d’idées et de sentiments, parce que les objets dont il a parlé seront éternellement intéressants, et que sa manière de s’exprimer est simple et piquante ; mais, tout en admirant plusieurs parties de L’Esprit des lois, je crois que cet ouvrage lui donnera moins de droits que les Lettres persanes pour se maintenir au premier rang des hommes de génie. […] Mais si M. de Meilhan n’était autre que le président de Longueil, et lui seul purement et simplement, il serait trop beau, il serait trop grave, il serait trop sage ; il aurait un faux air de génie ; il n’aurait pas assez ce qu’a remarqué en lui M.  […] Dans les derniers conseils qu’il donne à son fils, à ce fils dont il s’est si peu occupé, et envers qui il ne revendique aucun des droits de l’autorité paternelle, mais seulement le privilège de l’« affection » et de la « prédilection » (ce sont les termes mesurés qu’il choisit), il insiste sur certaines recommandations précises et pratiques ; il lui dit en lui faisant passer un reste de fortune : Il faut avant tout se garantir de la misère ; tout autre malheur doit peu affecter un homme jeune et bien portant ; mais le besoin, la dépendance et le mépris des autres empoisonnent la vie, flétrissent l’âme, abâtardissent le génie.

825. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Maurice comte de Saxe et Marie-Josèphe de Saxe, dauphine de France. »

On crut qu’en me faisant changer de climat et d’habitudes, mon génie se changerait. […] Un autre peintre qui n’est ni sobre ni élégant, qui est souvent barbouilleur, mais qui rencontre parfois des mots qui touchent au vif, le marquis d’Argenson, après avoir parlé du manque de génie et de vigueur de nos officiers petits-maîtres à cette date, a dit : « C’est donc le besoin des affaires qui nous a réduits à nous servir d’étrangers : les Allemands et ceux du Nord ont mieux conservé aujourd’hui le véritable esprit de la guerre ; nous tirons de leurs pays des hommes et des chevaux (c’est poli) plus robustes et plus nerveux que les nôtres. […] Ce qui est vrai, c’est que Maurice ne se donnait pas la peine d’avoir de l’esprit dans le sens des courtisans français : il se sentait mal à l’aise, tant qu’il ne fut pas dans les hauts emplois où il pût déployer son génie naturel et oser librement : cela perce dans toute sa correspondance avec son père et avec son frère, avant qu’il se fût donné tout entier à connaître à son pays d’adoption. […] Il semble que le génie des hommes se rétrécisse à force de travailler. […] Aussi n’est-ce pas l’affaire de tous les hommes ; mais c’est un malheur pour les gens à talent et à génie de ne pouvoir persuader la vérité aux ministres, aux généraux, aux princes même ; car partout on suit la routine, et c’est un défaut pour un homme de passer pour un inventeur, qu’il faut qu’un particulier cache avec soin s’il est sage, parce que l’on s’aliène les esprits ; et il n’est permis qu’à un souverain d’être créateur d’un nouveau système. » Et c’est bien là une des raisons pour lesquelles il aurait tant aimé à être un souverain.

826. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre douzième. »

Puis il s’élève un mortel privilégié, à qui Dieu donne l’instinct qui devine que cette matière est prête, et le génie qui sait la façonner. […] C’est cette ressemblance nécessaire des styles, dans la différence des sujets ou du génie particulier des grands écrivains, qui fait la beauté de notre littérature : c’est l’unité de la langue dans la diversité des écrits. […] Si l’on tient à noter des différences, ce doit être dans le génie particulier et le dessein de chacun. […] Suard dit avec raison « qu’en lisant avec attention les Caractères de La Bruyère, il semble qu’on est moins frappé des pensées que du style, et que les tournures et les expressions paraissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de plus inattendu, que le fond des choses mêmes. » Mais il a tort d’ajouter que c’est moins « l’homme de génie qu’on admire alors que le grand écrivain. » Qu’est-ce donc dans les lettres qu’un grand écrivain qui n’est pas un homme de génie ? […] Le génie fécond ne se fatigue pas en arrangements ; il va droit à ces choses éternelles qui n’ont pas besoin d’être ornées, et par le même effort d’esprit il les découvre et les exprime.

827. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Rivarol. » pp. 62-84

Il s’attaque à Dante dont il apprécie d’ailleurs l’austère génie. […] Il vise, en traduisant, à ce style soutenu déclaré impossible ; et, dans cet effort, il ne songe qu’à s’exercer, à prendre ses avantages, à rapporter quelques dépouilles, quelques trophées en ce qui est du génie de l’expression. […] Dégagée de tous les protocoles que la bassesse inventa pour la vanité, et la faiblesse pour le pouvoir, elle en est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les âges ; et, puisqu’il faut le dire, elle est de toutes les langues la seule qui ait une probité attachée à son génie. […] Observez que je parle de la rapidité de l’idée, et non de celle du temps que peut avoir coûté sa poursuite… Le génie lui-même doit ses plus beaux traits, tantôt à une profonde méditation, et tantôt à des inspirations soudaines. […] Rivarol n’était point un homme de génie, mais c’était plus qu’un homme d’esprit : il réalisait tout à fait l’idéal de l’homme de talent, tel qu’il l’a défini : « Le talent, c’est un art mêlé d’enthousiasme. » Il est dommage que ce talent, chez lui, fût un peu gâté par du faste et de l’apprêt.

828. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Bernardin de Saint-Pierre. — I. » pp. 414-435

Et il cite Homère, Raphaël, Colomb, Herschell, comme doués chacun d’un génie caractéristique qui le domine et qu’il ne peut éviter. […] Après quelques études élémentaires de mathématiques, Bernardin, entré comme élève à l’École des ponts et chaussées, eut l’idée de servir dans le génie militaire : il y fut admis par une première méprise, mais il ne put jamais s’y faire accepter sur un pied d’égalité. […] Il parle un langage ; mais Bernardin en parle un autre ; au même moment, il écoute involontairement au-dedans de lui la voix de ce génie qui l’a jusque-là déçu de promesses et qui longtemps le décevra encore, et qui pourtant ne lui ment pas en lui disant : « Ce n’est pas là qu’est pour toi la gloire. » M.  […] L’ouvrage ne fut remarqué que de quelques-uns : pour que les hommes fassent attention à un talent et à un génie, il faut qu’il leur apparaisse avec plénitude et surcroît, et qu’il leur en donne toujours un peu trop. […] Cet homme de génie, âgé de plus de quarante ans, si pauvre qu’il est obligé, quand il veut voir M. 

829. (1899) Esthétique de la langue française « Le cliché  »

Des hommes voient avec génie : rien de ce qui a passé sous leurs yeux ne leur est impossible à évoquer. […] Seuls, les Shakespeare, plus faciles à compter, résistent à la prostitution du génie, parce que, redevenus pareils à la nature qu’ils représentent, ils offrent aux hommes moins une source d’imitation qu’une source d’art, un monde nouveau et second où l’on peut puiser sans honte et sans peur, éternellement. […] C’est la mentalité de Platon et, poussée au génie, la méthode d’Hermas, de Jean de Meung et de Palafox . […] Mais que de génie pour les disposer, ces lumières que tous les jeux reconnaissent, guider les esprits vers une seule maison, étoiles ! […] Le Génie de la langue française, ou Dictionnaire du langage choisi, contenant la science du bien dire, toutes les richesses poétiques, toutes les délicatesses de l’élocution la plus recherchée, etc.

830. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Première partie. Écoles et manifestes » pp. 13-41

C’est que former son talent compte aujourd’hui pour peu de chose ; c’est un génie qu’il faut être d’emblée, et le préjugé court qu’un génie est nécessairement un esprit indompté, tumultueux, semblable aux éléments déchaînés, de préférence un peu fou… « Ce que je regrette aujourd’hui, c’est qu’aucune voix ne soit assez forte ou assez autorisée pour rétablir un peu d’ordre dans la confusion générale, remettre la littérature à sa place, et dans la littérature, apprendre, sans pédanterie et avec le ton persuasif d’une belle foi d’artiste, à discerner la beauté propre à chaque genre. » De cette confusion, la responsabilité se répand de Victor Hugo à M.  […] Nous nous moquons de l’art pour l’Art et de ces questions si vaines et stériles…” « Paganisme, Chrétienté, Génie national, auxquels nous devrons ajouter le mouvement scientifique (qui remontant aux époques immémoriales de Prométhée et de l’inventeur de la charrue, pour aboutir à Képler et Ampère, modifie tous les jours la nature par ses nobles découvertes), voilà les quatre grandes traditions que doivent rénover pour une définitive synthèse, les jeunes et candides esprits, soucieux d’une œuvre humaine, conforme à la nature6. […] En fait de classiques, les plus imprévus sont encore les meilleurs et les plus grands : demandez-le plutôt à ces mâles génies vraiment nés immortels et perpétuellement florissants. […] Ce qui fut mauvais et contraire à notre génie propre dans les influences reçues de l’étranger, une influence étrangère le neutralisa. […] Remy de Gourmont disait autrefois : « L’instinct abolit le génie… » Nous pourrions ajouter : « la France est un pays de tradition, d’élégance, de méthode… Elle a préparé la victoire d’un art aux lignes parfaitement délimitées… » Gardons-nous de l’oublier.

831. (1782) Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ou d’une éducation publique dans toutes les sciences « Plan d’une université, pour, le gouvernement de Russie, ou, d’une éducation publique dans toutes les sciences — Plan, d’une université, pour, le gouvernement de Russie » pp. 433-452

Le nombre des chaumières et des autres édifices particuliers étant à celui des palais dans le rapport de dix mille à un, il y a dix mille à parier contre un que le génie, les talents et la vertu sortiront plutôt d’une chaumière que d’un palais. […] Mais est-ce qu’on élève le génie ? […] J’en dis autant des orateurs, des érudits et des autres professions qui ne souffrent pas de médiocrité, et à qui l’instruction ne sert de rien sans le génie ; d’ailleurs peu nécessaires dans une société, même quand on y excelle. […] École de génie ou art militaire. […] Je supprime l’école de génie ou de l’art militaire, parce que S.

832. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Sainte-Beuve. Les Poésies de Joseph Delorme, Les Consolations, les Pensées d’août. »

L’originalité première s’en est allée au contact de tant de livres, sous le frottement de tant d’esprits ; elle s’est dérobée sous le poids de tant de connaissances, inutiles à qui a vraiment génie de poète. […] Il ne faut pas croire que le génie se porte toujours bien. […] franchement, nous avons vainement cherché dans ce livre des Consolations cet accent sincère qui traduit, de manière à ce qu’on ne puisse pas s’y tromper, ces deux choses qui sont consubstantielles dans les grands poètes, leur moralité et leur génie, et font du tout, quand on l’exprime bien, ce qu’on appelle une originalité. […] Sainte-Beuve a fait Joseph Delorme par une transformation de génie, j’en entends l’accent affaibli, expirant, dans Les Consolations. […] Mais j’aimerais bien mieux l’homme d’un jour qui, ce jour-là, eut du génie.

833. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « AUGUSTE BARBIER, Il Pianto, poëme, 2e édition » pp. 235-242

L’ancien art catholique, et l’art plus varié des écoles qui se succèdent ; la religion, aujourd’hui sans vie, réduite à des formes encore augustes dans leur inanité ; l’arène de l’antique politique foulée çà et là par quelque vieux prélat, quelque moine sale, par des pâtres velus ou des mendiants en guenilles ; la liberté qui peut toutefois sortir jusque des filets du pêcheur napolitain ; ce que retrouverait alors d’enchantement et de génie cette belle captive ressuscitée : voilà donc les idées vraiment grandes qui ont tour à tour passé de l’âme du poëte dans ses chants. Nous recommandons plus particulièrement à ceux que la pensée politique préoccupe, et qui aiment à voir le talent des artistes s’en faire l’auxiliaire et l’organe, cette troisième partie où sous le nom de Salvator, le génie mécontent, sinistre et découragé, est repris, remontré par l’homme du peuple en ces termes magnanimes : Du peuple il faut toujours, poëte, qu’on espère, Car le peuple, après tout, c’est de la bonne terre, La terre de haut prix, la terre de labour ; C’est ce sillon doré qui fume au point du jour, Et qui, empli do séve et fort de toute chose, Enfante incessamment et jamais ne repose. […] Ne l’oublions pas : si l’Italie a pour elle sa beauté, le don inné des arts et le génie impérissable de sa race, nous ne sommes pas déshérités non plus, nous avons l’action, le foyer ardent et les lumières.

834. (1874) Premiers lundis. Tome I « Walter Scott : Vie de Napoléon Bonaparte — II »

Si nous revenons sur un sujet aussi fastidieux que facile, c’est moins pour nous acharner aux côtés faibles et honteux d’un homme de génie, que pour confirmer notre critique dans l’esprit de nos lecteurs, et justifier, s’il est besoin, notre jugement. […] A propos de l’enlèvement des tableaux et des statues, contre lequel il se déchaîne avec plus d’emportement qu’il ne sied au compatriote et à l’ami de lord Elgin, « Il est certain, dit-il, que les  Français ne ressemblaient nullement à ces peuples dont le génie créa les premiers chefs-d’œuvre de l’art ; au contraire, le prototype classique de Bonaparte dans cette circonstance fut ce Mummius, consul romain qui dépouilla violemment la Grèce de ses trésors, dont lui-même et ses compatriotes étaient incapables d’apprécier le véritable mérite. » Cette mauvaise humeur de l’historien se mêle même aux éloges que lui arrache une admiration involontaire. […] Qu’on ne croie pas, au reste, que cette manière de voir contraire le moins du monde l’admiration si justement décernée au plus enchanteur des génies contemporains : elle la laisse subsister tout entière, et ne fait que l’interpréter diversement.

835. (1874) Premiers lundis. Tome I « A. de Lamartine : Harmonies poétiques et religieuses — II »

Mais au-dessous et dans les limites de la doctrine universelle, la liberté humaine, l’esprit de curiosité et d’intelligence, le génie enfin se sont exercés ; il y eut des théologiens, des philosophes, des poètes qui essayèrent de prêter des formes particulières, tantôt ingénieuses et subtiles, tantôt magnifiques et brillantes, à ce qu’ils croyaient la vérité. […] C’est une aimable beauté de cœur et de génie qui nous ravit et nous touche par toutes les images connues, par tous les sentiments éprouvés, par toutes les vérités lumineuses et éternelles. […] Sans doute, et nous nous plaisons à le dire, il est aujourd’hui sur ces points d’autres interprétations non moins hautes, d’autres solutions non moins poétiques, qui, plus détournées de la route commune, plus à part de toute tradition, dénotent chez les poètes qui y atteignent une singulière vigueur de génie, une portée immense d’originalité individuelle.

836. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre V. Transition vers la littérature classique — Chapitre II. La langue française au xvie siècle »

Outre les savants, nul ne se fait faute de prendre des mots à sa fantaisie : le faux principe de Ronsard que la perfection d’une langue est en proportion du nombre de ses mots, abuse tout le monde, et par dévouement à la langue nationale, on en vient à perdre tout respect de son génie et de sa pureté. […] Par l’inversion notamment, une réaction de l’ordre analytique vers l’ordre synthétique se fait contre le vrai génie et le certain avenir de la langue. […] Et en général le défaut de cette langue de la fin du siècle, entre 1580 et 1620. quand le génie individuel ne la réveille pas, c’est une sorte d’égalité diffuse, sans nerf et sans accent.

837. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des romans — Préfaces de « Han d’Islande » (1823-1833) — Préface d’avril 1823 »

Il a instamment prié le mauvais plaisant d’apprendre que tous les journalistes, indistinctement, sont des soleils d’urbanité, de savoir et de bonne foi, et de ne pas lui faire l’injure de croire qu’il fût du nombre de ces citoyens ingrats, toujours prêts à adresser aux dictateurs du goût et du génie ce méchant vers d’un vieux poëte : Tenez-vous dans vos peaux et ne jugez personne ; que pour lui, enfin, il était loin de penser que la peau du lion ne fût pas la peau véritable de ces populaires seigneurs. […] Il faut avouer qu’outre l’agrément de voir les sept ou huit caractères romains qui forment ce qu’on appelle son nom, ressortir en belles lettres noires sur de beau papier blanc, il y a bien un certain charme à le faire briller isolément sur le dos de la couverture imprimée, comme si l’ouvrage qu’il revêt, loin d’être le seul monument du génie de l’auteur, n’était que l’une des colonnes du temple imposant où doit s’élever un jour son immortalité, qu’un mince échantillon de son talent caché et de sa gloire inédite. […] Il lui reste à remercier les huit où dix personnes qui ont eu la bonté de lire son ouvrage en entier, comme le constate le succès vraiment prodigieux qu’il a obtenu ; il témoigne également toute sa gratitude à celles de ses jolies lectrices qui, lui assure-t-on, ont bien voulu se faire d’après son livre un certain idéal de l’auteur de Han d’Islande ; il est infiniment flatté qu’elles veuillent bien lui accorder des cheveux rouges, une barbe crépue et des yeux hagards ; il est confus qu’elles daignent lui faire l’honneur de croire qu’il ne coupe jamais ses ongles ; mais il les supplie à genoux d’être bien convaincues qu’il ne pousse pas encore la férocité jusqu’à dévorer les petits enfants vivants ; du reste, tous ces faits seront fixés lorsque sa renommée sera montée jusqu’au niveau de celles des auteurs de Lolotte et Fanfan ou de Monsieur Botte, hommes transcendants, jumeaux de génie et de goût, Arcades ambo ; et qu’on placera en tête de ses œuvres son portrait, terribiles visu formæ , et sa biographie, domestica facta .

838. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préfaces de « Marion de Lorme » (1831-1873) »

Ce serait l’heure, pour celui à qui Dieu en aurait donné le génie, de créer tout un théâtre, un théâtre vaste et simple, un et varié, national par l’histoire, populaire par la vérité, humain, naturel, universel par la passion. […] Que ce génie, caché encore, s’il existe, ne se laisse pas décourager par ceux qui crient à l’aridité, à la sécheresse, au prosaïsme des temps. […] pas de génie primitif possible ?

839. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Bayle, et Jurieu. » pp. 349-361

Toute l’Europe fut indignée de voir le plus fougueux & le plus déraisonnable des hommes s’acharner contre un philosophe, contre un sage, un homme doux, simple, modéré, plus admirable encore par le caractère de sa belle ame que par celui de son génie & de ses écrits. […] Cette femme, de beaucoup d’esprit & de mérite, se prit, dit-on, de passion pour l’homme qui avoit le plus de génie. […] Croiroit-on que ce grand génie ait eu des petitesses ?

840. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Bibliotheque d’un homme de goût — Chapitre XV. Des ouvrages sur les différentes parties de la Philosophie. » pp. 333-345

in-8°. est le recueil des rêveries d’un grand homme, dont on admire la vaste génie, même lorsque ce génie lui fait faire des écarts. […] On en conclut que Descartes étoit un très-beau génie, mais qu’il n’est guéres sorti de sa tête que des romans de Philosophie.

841. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre IX. »

Là où le génie sortait, en se dégageant, comme une flamme plus vive d’un milieu tout spirituel, la foule même étincelait. […] Un autre poëte lyrique, d’un nom plus grave, tromperait moins notre espérance, si le temps nous avait laissé de son heureux génie quelques parcelles de plus. […] En parcourant ce second âge des monuments et des ruines éclatantes du génie grec, nous approchons par degrés du grand poëte qui devait en porter si haut la gloire dans ses chants sublimes et populaires.

842. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Werther. Correspondance de Goethe et de Kestner, traduite par M. L. Poley » pp. 289-315

Goethe, âgé de vingt-trois ans, dans la plénitude et le vague d’un génie qui est à la veille de produire, mais qui hésite encore, le front chargé de nuages et de pensées qui vont en tous sens, le cœur gonflé de sentiments et ne sachant qu’en faire (sera-ce une passion ? […] Mais, par bonheur, un génie ami a depuis longtemps pris ce soin, et l’a excité, dans toute la force de la jeunesse, à fixer un passé tout récent, à le retracer et à le livrer hardiment au public dans le moment opportun : chacun devine qu’il s’agit ici de Werther. […] Il a beau souffrir, il ne regrette point l’emploi qu’il a fait de ses derniers mois : non, ce n’est pas un mauvais génie qui l’a conduit à ce bal où il a fait la connaissance de Lotte : « Non, c’était un bon génie, s’écrie-t-il, je n’aurais pas voulu passer mes jours à Wetzlar autrement que je ne l’ai fait ; et pourtant les dieux ne m’accordent plus de tels jours, ils savent me punir et me Tantaliser. » A Francfort, où il est revenu vivre près de sa famille, il a dans sa chambre la silhouette de Lotte attachée avec des épingles au mur ; il lui dit le bonsoir en se couchant, et le matin, il prend plus volontiers ces épingles-là que d’autres pour s’habiller. […] Mais certes, on n’a jamais plaidé avec plus de hauteur et de passion le droit qu’a l’œuvre, fille immortelle du génie, d’éclore à son heure, de jaillir du divin cerveau, et de vivre, dût-elle, en entrant, heurter quelques convenances établies, et froisser quelques susceptibilités même légitimes. […] Mais il nous causera encore de grandes joies, quand son âme ardente se sera un peu calmée. » Ces joies ne furent que lointaines et telles que les peut procurer un ami, homme de génie, à ceux qui, séparés par les situations et les circonstances, se sentent avec lui un nœud étroit dans le passé.

843. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Diderot »

Montesquieu par l’Esprit des Lois, Rousseau par l’Émile et la Contrat social, Buffon par l’Histoire naturelle, Voltaire par tout l’ensemble de ses travaux, ont rendu témoignage à cette loi sainte du génie, en vertu de laquelle il se consacre à l’avancement des hommes ; Diderot, quoi qu’on en ait dit légèrement, n’y a pas non plus manqué88. […] Nous leur rappellerons en même temps, comme dédommagement et comme excuse, un article sur la prose du grand écrivain, inséré autrefois dans ce recueil par un des hommes93 qui ont le mieux soutenu et perpétué de nos jours la tradition de Diderot, pour la verve chaude et féconde, le génie facile, abondant, passionné, le charme sans fin des causeries et la bonté prodigue du caractère. […] Cette sorte de conjuration instinctive et intéressée de tous les hommes de bon sens et d’esprit contre l’homme d’un génie supérieur n’apparaît peut-être dans aucun cas particulier avec plus d’évidence que dans les relations de Diderot avec ses contemporains. […] La gêne et le besoin, une singulière facilité de caractère, une excessive prodigalité de vie et de conversation, la camaraderie encyclopédique et philosophique, tout cela soutira continuellement le plus métaphysicien et le plus artiste des génies de cette époque. […] Sa vie se passa de la sorte, à penser d’abord, à penser surtout et toujours, puis à parler de ses pensées, à les écrire à ses amis, à ses maîtresses ; à les jeter dans des articles de journal, dans des articles d’encyclopédie, dans des romans imparfaits, dans des notes, dans des mémoires sur des points spéciaux ; lui, le génie le plus synthétique de son siècle, il ne laissa pas de monument.

844. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre cinquième »

De même que dans l’histoire politique il y a des hommes de second ordre, sans lesquels certaines choses nécessaires et qui subsistent pouvaient ou ne pas s’accomplir sitôt, ou ne pas s’accomplir du tout ; de même, dans l’histoire de la littérature, il y a tels écrivains qui, pour n’avoir pas eu le don du génie, ont néanmoins senti les premiers, à certaines époques, le progrès qui se préparait, et ont en quelque sorte dégrossi le public pour les hommes de génie. […] De même, dans la langue, cette école avait choisi, parmi les tours et les combinaisons de mots, propres aux langues anciennes, ce qui s’en peut le moins imiter, et qui diffère le plus complétement du génie de la nôtre. […] L’histoire de la littérature ne nous offre pas d’exemple d’une critique de détails plus fine et plus décisive et le mérite en est d’autant plus grand, que Malherbe en donnait le modèle après avoir, reconnu le premier le génie de notre langue, et l’avoir défendu contre l’imitation du génie étranger. […] Cette discipline n’est faite que pour les poëtes de génie, et c’est ce que j’en admire. […] Car on peut douter qu’il eût le génie lyrique, surtout au sens qu’on y attache aujourd’hui.

845. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre septième. »

On n’en peut pas compter plus de quatre ; et encore l’un d’eux, Amyot, n’est-il qu’un traducteur de génie. […] Aux écrivains de génie, la gloire de marquer un progrès, de doter d’une conquête l’esprit humain. […] Ils forment ce qu’on peut appeler la langue intermédiaire entre celle que parle le peuple et celle que créent ces rares esprits, pour lesquels il faut réserver le nom d’hommes de génie. […] Quelques-uns affaiblissent en les développant, ou corrompent en les mêlant d’erreurs qui affectent la nouveauté, les vérités que ceux-ci ont exprimées d’autres, qui ont plus de fougue et d’audace, se retournent tout à la fois contre les vérités et les disciplines consacrées par les œuvres du génie, et attaquent le goût du public par impuissance de le contenter, Au xvie  siècle, où les écrivains supérieurs laissent d’ailleurs beaucoup à perfectionner, les écrivains secondaires ont l’importance et l’originalité d’auxiliaires chargés de quelque partie plus facile de la tâche commune, et qui, dans certains ordres de vérités et de connaissances, poussent l’esprit français et la langue, et complètent les conquêtes du génie. […] Pasquier, le plus agréable à lire peut-être, est ingénieux et sensé dans ses Recherches, piquant dans ses lettres, imitées de cet art de Pline le Jeune, qui fait valoir des riens par le soin de l’expression ; mais il ne s’y élève jamais à cet ordre d’idées où la langue est faite de génie.

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