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778. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre X. Machines poétiques. — Vénus dans les bois de Carthage, Raphaël au berceau d’Éden. »

« Pour ombrager ses formes divines, le Séraphin porte six ailes. […] Aperçois-tu cette forme glorieuse, qui semble se diriger vers notre berceau ?

779. (1932) Les idées politiques de la France

Il représente sous une enveloppe grossière un Parlement des Idées, comme l’Académie représente, par sa forme, le Concile des Lettres françaises. […] La dernière forme qu’il ait prise est celle d’une ligne de repli des catholiques après l’affaire Dreyfus. […] Il est cependant une troisième forme de libéralisme, à laquelle l’évolution sociale a réservé ses coups les plus durs, et qui est aujourd’hui hors de combat. […] Reste une troisième forme du libéralisme : c’est le libéralisme à l’égard des nations. […] Dès lors, une alliance du christianisme et de la démocratie ne peut prendre que la forme d’un compromis : démocratie quoique christianisme, christianisme quoique démocratie.

780. (1913) Le mouvement littéraire belge d’expression française depuis 1880 pp. 6-333

Elle forme, aux extrémités symétriques de l’une et de l’autre, ce qu’on peut appeler un phénomène d’angle. […] Très attaché à la forme classique, il ne donne jamais l’impression de la monotonie tant son cœur déborde de candide tendresse. […] Le Chant des trois règnes, tout imprégné de la symbolique chrétienne, surprend souvent par sa forme audacieuse. […] On n’était pas habitué à voir présenter le problème de la mort sous une forme aussi sinistrement symbolique ! […] L’esprit en est, dans l’ensemble, excellent, la forme attrayante, souvent personnelle.

781. (1910) Études littéraires : dix-huitième siècle

— L’admiration n’est-elle point une forme déguisée de l’amour ? […] Être lu des femmes du monde qui se piquent de lettres est chez les auteurs une forme du désir d’être aimé, parce qu’ils sentent que chez les femmes l’admiration littéraire est une forme vague de l’amour. […] C’est la forme de la liberté, qu’il nomme liberté ; mais ici la forme sollicite le fond, et semble presque le contraindre à être. […] Sa religion est une suggestion de ses terreurs et une forme de sa timidité. […] Point d’aristocratie indépendante, sous aucune forme.

782. (1846) Études de littérature ancienne et étrangère

Cette collection ne forme qu’une partie des lettres que Cicéron avait écrites seulement depuis l’âge de quarante ans. […] Mais la forme lui appartient. […] Il essayait cette forme poétique sur l’heureux modèle que lord Surrey avait emprunté naguère à l’Italie. […] Le bon poète se forme, et ne naît pas seulement : tel tu as été. […] Si une forme nouvelle de tragédie devait sortir de nos mœurs actuelles et du génie de quelque grand poète, cette forme ne ressemblerait pas plus à la tragédie de Shakspeare qu’à celle de Racine.

783. (1885) L’Art romantique

Déjà la forme l’obsédait et le possédait. […] » Ce goût inné de la forme et de la perfection dans la forme devait nécessairement faire de Théophile Gautier un auteur critique tout à fait à part. […] Deux formes aériennes s’élèvent au-dessus des flots : c’est le Hollandais et Senta transfigurés. […] La question n’est pas de savoir si la littérature du cœur ou de la forme est supérieure à celle en vogue. […] Le monde ne vous apparaîtra que sous sa forme matérielle.

784. (1883) Le roman naturaliste

Il y a des formes de la colère qui dégradent : ici, M.  […] Il n’y a pas l’ombre d’un doute sur les qualités de forme de l’œuvre de M.  […] Mais comme cette forme d’exposition est lourde ! […] pour disposer à volonté des formes interrogatives ou personnelles ? […] C’est quand l’ironie n’est qu’une forme de l’indignation généreuse.

785. (1887) Essais sur l’école romantique

Comment elle conçoit le beau en littérature : elle se souviendra des formes pures du Télémaque. […] Hugo l’ait son choix ordinaire des sujets les plus élevés, qu’il varie incessamment la forme de ses compositions et les débuts de ses Odes. […] Souvenons-nous encore que, de toutes les formes poétiques, l’ode est la plus rebelle à l’exécution. […] Certains tours harmonieux, certaines formes de prédilection, lui reviennent à son insu, comme « au musicien qui improvise les motifs qui l’ont une première fois charmé. […] Il marche, mais il marche sous les deux grandes disciplines de l’époque, le catholicisme qui lui fournit le fond des choses, l’antiquité qui lui en inspire la forme.

786. (1874) Premiers lundis. Tome II « L. Aimé Martin. De l’éducation des mères de famille, ou de la civilisation du genre humain par les femmes. »

Fénelon, qui fut un si hardi novateur sous des formes si insinuantes et si adoucies, avait donné le premier d’admirables conseils dont l’excellence n’a pas été surpassée ; la femme, telle qu’il l’élève et qu’il la forme, serait encore le plus achevé modèle et comme le trésor de la famille chrétienne.

787. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « César Cantu »

Son traducteur français, qui est certainement un des esprits les plus nets sous la forme la plus brillamment concentrée, a fait disparaître, d’une main adroite et réglée, bien des contradictions de ce livre, qui en auraient été le déshonneur. […] Quoique la critique de Renée ne se produise que sous la forme de notes, concentrées et rapides, elle n’en fait pas moins tomber, un à un, tous les préjugés que Cantu exprime sur le glorieux Empereur, et en cela on peut dire qu’il a bien mérité de son pays et de l’Histoire.

788. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXIe entretien. Socrate et Platon. Philosophie grecque (1re partie) » pp. 145-224

La philosophie est la pensée du cœur humain, dont la littérature n’est que la parole ; la pensée est le fond de l’homme, la littérature n’est que la forme. […] Nous allons commencer, pour vous allécher à cette sublime étude, par la plus lumineuse et par la plus éloquente de ces philosophies, dans la forme : celle de Platon. […] Parmi ses défauts, je noterai d’abord leur forme même, qui embarrasse, distrait, interrompt, ralentit sans cesse l’argumentation. […] La forme directe du discours, ou même la forme parabolique de l’Évangile, forme indirecte, mais qui a l’avantage de ne jamais blesser le disciple et de lui laisser se faire sa part à lui-même, sont mille fois supérieures en lumière, en brièveté et en persuasion. […] Forme pour forme, j’avoue que je préfère la parabole au dialogue : la parabole est l’épopée de la vérité pour les simples ; le dialogue de Platon est le cliquetis des idées pour les sophistes.

789. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Deuxième partie. L’évolution des genres — Chapitre II. La poésie lyrique » pp. 81-134

« Parcourons la table des Balcons sur la Mer : chaque titre évoque une couleur ou une forme nettes. […] André Lebey traduisit les poésies de Sappho et se laissa gagner à toutes les formes successives que voulurent revêtir pour lui plaire, les Muses. […] Pour eux, Leconte de Lisle fut « une forme de vers », pour MM.  […] Je ne connais pas de poète contemporain, si ce n’est Emmanuel Signoret, qui rencontre aussi souvent la forme stricte et définitive d’une pensée poétique. […] Venu des bords latins de cette terre provençale où flottent encore parmi l’harmonieux souvenir d’Hellas, ces images de beauté et ces méthodes précises qu’y apportèrent les colons phocéens et les architectes des camps proconsulaires, il reste fidèle au nombre, à la sonorité, à l’intégrité de la forme.

790. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre sixième. La volonté — Chapitre deuxième. Le développement de la volonté »

Selon les partisans de Spencer, la volonté et ses diverses formes ne seraient que des effets mécaniques produits par le « passage nécessaire de l’homogène à l’hétérogène ». […] Dans une foule rassemblée sur une place, si quelque danger vient à se produire sur un point, les mouvements de recul pourront être prévus et affecter une forme mécanique. […] Il ne peut même se développer que selon les lois du mécanisme, dont il enveloppe la conception idéale, sous la forme du souvenir et de la prévision. […] Le plaisir et la douleur, par cela même, sont ramenés à une intensité extrêmement faible ; l’appétition, d’autre part, prend la forme instantanée et à peine consciente. […] 156 L’échelle des instincts de plus en plus complexes représente les divers degrés par lesquels un instinct a passé avant d’arriver à sa forme supérieure.

791. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Roederer. — II. (Suite.) » pp. 346-370

Sieyès a le génie ; il est le premier qui, sous forme idéale et un peu absolue, ait eu nettement la conception et l’invention de l’ordre nouveau qui devait remplacer l’ancien ; il est le premier qui l’ait proclamé, à l’heure décisive, dans des écrits précis et lumineux. […] Tout en voulant fermement les conséquences civiles de la Révolution et sans pencher le moins du monde au royalisme, Roederer n’était donc point partisan du mouvement conventionnel prolongé ; et toutes les fois que ce parti redevint menaçant et offensif, même dans le Directoire et sous forme gouvernementale, il ne le trouva point dans les rangs de ses amis. […] Il suppose que son républicanisme prend à volonté toutes les formes : « Il a serpenté avec succès, dit-il, au travers des orages et des partis, se réservant toujours des expédients, quel que fût l’événement. » Rien ne paraît moins juste que cette assertion quand on a suivi, comme je viens de le faire, la ligne de Roederer jour par jour d’après ses écrits. […] Les formes de Roederer, sa personne, au premier aspect, n’étaient pourtant pas propres à corriger ces préventions ou ces inimitiés si faciles à naître et à s’entretenir en temps de révolution. […] N’y eut-il pas un peu d’indiscrétion à lui, dans tous les cas, à avoir imprimé l’opuscule sous cette forme, qui indiquait dans l’éditeur un collaborateur, et qui fâcha le mari ?

792. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres de Virgile »

Virgile est un doux nom, cher à l’oreille et au cœur de tous : il est devenu tel à travers les âges ; il s’est francisé sous cette forme, et nul ne peut songer à nous le ravir : mais en latin il est bien certain que le nom est P. […] Il prouvait la forme de Vergilius par les marbres et les inscriptions, par les manuscrits les plus anciens et les plus authentiques, tant les manuscrits de Virgile même que ceux des auteurs qui l’ont cité. […] Dübner qui, poussant plus loin l’analyse, prétend trouver dans la suite des strophes de Thyrsis des exemples caractérisés de méchant naturel, d’exagération, d’incohérence et de mauvais goût, que l’harmonie du rythme et l’élégance de la forme déguisent à peine. […] Je me suis plu, dans mon ancienne Étude, à donner dans des exemples déterminés le secret du mode de composition et d’imitation propre à Virgile, mode savant et ingénieux s’il en fut, qui consiste d’ordinaire à combiner plusieurs éléments en un et à leur donner sous cette dernière forme une valeur, une âme toute nouvelle. […] Tout cela est vrai, mais il n’est pas moins vrai que la beauté du vers célébré chez Virgile est empruntée d’Homère, qu’elle est empruntée et pour la pensée et pour la forme, mais empruntée d’une certaine manière qui n’est pas directe, qui n’est pas vulgaire, que Virgile seul a su introduire, et dont il vaut la peine de remettre ici sous les yeux une entière explication.

793. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. NISARD. » pp. 328-357

Nisard a inséré dans le Dictionnaire de la Conversation, et a fait tirer à part un Précis sur l’Histoire de la Littérature française, qui forme un petit ouvrage. […] Beaucoup de ses opinions d’aujourd’hui ont leur origine et leur racine en ce temps : seulement il s’est attaché à contredire depuis et à combattre sous toutes les formes ce qu’il avait à son début trop entendu affirmer. […] Il n’avait donc plus, hors cela, qu’à tâcher d’être le critique sensé, général, de cette tradition qu’on avait tant attaquée, et à laquelle on n’avait rien substitué ; il avait à faire réaction, enfin, pour la littérature française contre les littératures étrangères, pour les grands siècles et les gloires établies contre les usurpations récentes, pour la prose non poétique contre les vers et la forme vivement exaltés. […] J’y trouve, sous le rajeunissement d’une forme plus piquante, trop de cette tradition factice de M. […] Qu’au moins un jour arrive où l’œuvre de Carrel recueillie vienne rendre sur lui et sur sa vraie forme de pensée, pour qui la voudra étudier de près, un durable et authentique témoignage !

794. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « M. MIGNET. » pp. 225-256

Malgré les difficultés, que nous connaissons trop bien, de juger du fond en des matières si complexes et d’oser apprécier la forme en des hommes si honorés de nous, cette fois nous nous sentons presque à l’aise vraiment ; nous avons affaire à une destinée droite et simple qui, en se développant de plus en plus et en élargissant ses voies, n’a cessé d’offrir la fidélité et la constance dans la vocation, la fixité dans le but ; il est peu d’exemples d’une pareille unité en notre temps et d’une rectitude si féconde. […] Cet ouvrage, qui, avec celui de M rthur Beugnot, partagea le prix de l’Académie, et qui parut l’année suivante (1822) dans une forme plus développée et sous ce titre : De la Féodalité, des Institutions de saint Louis et de l’Influence de la Législation de ce prince, indiquait déjà tout l’avenir qu’on pouvait attendre de M ignet comme historien philosophe et comme écrivain. […] A ne voir le livre qu’en lui-même et indépendamment de toute discussion extérieure, en le lisant tout d’un trait (et je viens de le relire), on est pris et attaché par cette forme sévère de talent, par ce développement continu, pressé, d’un récit grave et généreux, où ressortent par endroits de hautes figures. […] On continuera donc probablement, comme par le passé, de publier des recueils de pièces, traités et correspondances, avec plus ou moins de liaisons et d’éclaircissements : à M.Mignet restera l’honneur d’avoir presque élevé un simple recueil de ce genre jusqu’à la forme et au mouvement de l’histoire80. […] C’est ainsi que des rapprochements qui sont judicieux au fond, mais que le relief de la forme accuse trop, cessent de paraître vraisemblables ; cela a l’air trop arrangé pour être vrai ; l’esprit du lecteur admet difficilement dans la suite, même providentielle, des événements humains une manœuvre si exacte et si concertée.

795. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre huitième »

C’est ce qui sera non seulement son œuvre principale, mais son esprit même, cet esprit qui se forme parmi les distractions, les imitations momentanées, les hésitations des débuts, comme se forme le caractère dans le trouble des premières passions et parmi les contradictions des premières expériences. […] Ai-je besoin de dire qu’il ne s’agit ni de l’autorité comme l’entendent ceux qui en usent mal et ceux qui sont incapables d’obéissance, ni de la puissance publique sous une forme particulière de gouvernement. Il s’agit de ce principe, non pas supérieur au principe de liberté, mais apparemment plus nécessaire aux nations, puisqu’il ne souffre pas d’interruption ; il s’agit de cette force protectrice des sociétés, qui se forme de leur consentement intelligent et qui pourrait être le dernier progrès de la liberté dans ceux qui obéissent. Entre l’idéal de l’autorité, tel qu’il apparut à Bossuet sous la forme de la monarchie absolue, tempérée par des lois fondamentales, et les dangereuses rêveries du Contrat social, il manque un corps de doctrines tirées de la science des besoins de l’homme et de l’expérience comparée des sociétés humaines, supérieur à toutes les formes de gouvernement et pouvant les perfectionner toutes.

796. (1883) Souvenirs d’enfance et de jeunesse « Appendice »

Je considère cette apparition d’un nouvel esprit comme un fait analogue à la naissance du christianisme, sauf la différence de forme. […] D’abord, ils s’ennuieront de la scolastique ; la scolastique jetée de côté, on changera la forme des idées, et puis on reconnaîtra l’impossibilité de l’explication orthodoxe de la Bible, etc. […] Ils veulent un état moral où tout soit rigoureusement formulé, et ils se contenteront d’un fond misérable, pourvu qu’on leur accorde cette forme à laquelle ils tiennent tant. […] Non, mon cher, nous croyons les mêmes choses, vous sous une forme, moi sous une autre, Les orthodoxes sont trop concrets ; ils tiennent à des faits, à des riens, à des minuties. […] je le crois ; mais la forme sous laquelle elles le possèdent ne peut suffire à celui dont la raison est en juste proportion avec les autres facultés.

797. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. John Stuart Mill — Chapitre II : La Psychologie. »

Dans ce groupe de possibilités permanentes de sensation que nous appelons objet, la possibilité permanente de sensations tactiles et musculaires forme un groupe dans le groupe, une sorte de noyau intérieur, conçu comme plus fondamental que le reste, et dont toutes les autres possibilités de sensation renfermées dans le groupe semblent dépendre. […] Au contraire l’idée d’une orange résulte réellement des idées simples de couleur, forme, goût, etc., parce qu’en interrogeant notre conscience, nous pouvons discerner tous ces sentiments dans notre idée. […] Or cette prédominance des associations synchroniques produit une tendance à concevoir les choses sous des formes concrètes, colorées, riches d’attributs et de détails : disposition d’esprit qu’on appelle l’imagination et qui est une des facultés du peintre et du poëte. […] De plus, la psychologie doit étudier nos facultés dans la série entière de leur évolution, dans leurs variations ethnologiques ou autres, tandis que la logique ne considère la faculté de raisonner que sous sa forme adulte, impersonnelle, scientifique, et rejette les exceptions. […] Par suite il se forme dans la pensée une association indissoluble entre la vertu et le bonheur ; puis par la force de l’habitude, nous en venons à pratiquer le devoir pour lui-même, sans préoccupation du bonheur qu’il procure et même au prix du sacrifice conscient et délibéré du bonheur.

798. (1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Essai sur la littérature merveilleuse des noirs. — Chapitre II. Le fond et la forme dans la littérature indigène. »

Le fond et la forme dans la littérature indigène. 1° Fond : Thèmes favoris des noirs, 2° Forme : Leurs procédés de prédilection. […] Les Torodo. — Le symbolisme indigène : les apologues. — L’onomatopée. — La forme du conte. […] Moi-même je suis resté quelque temps indécis, me demandant si je ne devais pas les présenter dans la forme brute sous laquelle ils m’avaient été contés. […] J’étais d’abord assez sceptique sur la réalité de leur existence et les ai tenues longtemps pour une fantaisie de traducteurs qui auraient voulu imiter la forme des contes de Perrault ou de Mme d’Aulnoy.

799. (1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Deuxième partie — Chapitre III. La complication des sociétés »

En réalité, restreintes ou larges, éphémères ou séculaires, volontaires ou spontanées, toutes les espèces d’associations réclament l’attention du sociologue : syndicats ou armées, clubs ou églises, familles ou réunions d’actionnaires, chacun de ces groupements modifie, de par sa constitution, les sentiments et les idées des individus qu’il rassemble ; à chacune de leurs formes correspondent des effets propres. […] La forme sociale dont nous venons d’établir la réalité peut, d’abord, exercer sur le mouvement des idées une influence indirecte, par l’intermédiaire d’autres formes sociales qu’elle provoque et dont l’influence nous est déjà connue. […] Mais il faut remarquer ce qu’ajoutent, à ces influences déjà analysées, les caractères propres à la forme sociale que nous venons de définir. […] En installant à côté des groupements laïques un groupement nouveau, l’Église catholique instituait une forme sociale favorable au libéralisme. […] Elle inaugurait une société des esprits qui, pour être idéale, n’en devait pas moins, par sa forme propre et la situation qu’elle occupait au milieu des autres sociétés, acheminer l’humanité à l’égalitarisme.

800. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Histoire du roman dans l’Antiquité »

Chassang, dans le Mémoire devenu tout un livre qu’il a composé à ce sujet et que l’Académie des inscriptions a couronné, s’attache, avec sa sûreté de critique, avec la science dont il use et dispose en maître, à suivre, à démêler et à démasquer le roman sous toutes les formes mythiques, historiques, allégoriques, morales, sous lesquelles il se glissait : la Cyropédie de Xénophon était déjà un roman qui tenait du Télémaque ; l’Atlantide de Platon n’était qu’une fiction de Salente, plus idéale et plus grandiose. […] Il ne cessera de l’être, cet âne d’épaisse et malencontreuse encolure, et ne reprendra sa première forme que lorsqu’il aura mangé des roses ; c’est le seul remède. […] Bétolaud, le traducteur habile d’Apulée et rapproché de la source, n’a point donné dans ces explications tourmentées et forgées après coup ; mais lui-même il n’a pu s’abstenir de sa supposition gratuite quand il a dit : « Sans doute ce mythe avait originairement, dans la tradition païenne, un sens bien certain et bien complet ; mais il avait été amplifié par différents auteurs, et insensiblement, la forme ayant prévalu sur le fond, ce ne fut plus qu’une espèce de conte fantastique… » Je ne crois pas que les choses se passent ainsi à l’égard de ces charmantes fleurs qu’on appelle les contes populaires ou les contes de fées. […] Chez les Grecs il a produit cette ravissante histoire pastorale, Daphnis et Chloé, mais de forme purement gracieuse. […] Rabelais et Cervantes ont créé de forme et de fond des œuvres immortelles dont l’action réjouissante, et à certains égards libératrice, s’est prolongée et dure encore.

801. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Oeuvres inédites de la Rochefoucauld publiées d’après les manuscrits et précédées de l’histoire de sa vie, par M. Édouard de Barthélémy. »

Le goût des lettres, à quelque degré et sous quelque forme qu’il se produise, est un noble goût, ou tout au moins un goût innocent. […] Le Mémoire où les griefs du prince sont fort bien déduits, avec fierté, roideur, beaucoup de tenue, et dans une forme de phrase assez compliquée et bien balancée, annonce du talent sans doute, mais un talent quelque peu empesé encore, et qui se sent du voisinage des héros de Corneille. […] On sait comment La Rochefoucauld adopta cette forme et ce genre de sentences morales. […] On ne s’y reconnaît plus directement ; mais sous cette forme pourtant, sous cette idée-là, on continue de se voir encore et de se mirer ; on s’adore. […] Et moi-même tout le premier qui écris ceci, si je me plais à tout moment à briser le moule auquel je serais tenté de m’asservir, si je me force d’aimer ce que je ne suis pas ou le contraire même de ce que je suis, ce n’est pas désintéressement du moi : c’est que je me pique peut-être de n’être rien en particulier et que je m’aime mieux apparemment sous cette forme brisée, multiple et fuyante que sous toute autre.

802. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Vaugelas. Discours de M. Maurel, Premier avocat général, à l’Audience solennelle de la Cour impériale de Chambéry. »

La forme était conçue et indiquée, mais la forme seule, indépendamment du fond. Ce qu’on éprouve au sortir de la lecture de Balzac peut exactement s’exprimer par le mot de M. de Talleyrand, devant qui on louait, un jour, je ne sais plus quel discours élégant : « Ce n’est pas le tout de faire de belles phrases, dit-il, il faut avoir quelque chose à mettre dedans. » Et la forme elle-même, la phrase, la prose (pour ne prendre qu’elle), combien elle était loin d’être assurée dans sa régularité par ce magnifique et un peu vide exemple des Lettres de Balzac (1624) ! […] » Tallemant dit que ce fut Mme de Carignan « qui fit mourir ce pauvre M. de Vaugelas, à force de le tourmenter et de l’obliger à se tenir debout et découvert. » — Quand Vaugelas était à Paris, il allait tous les jours à l’hôtel de Rambouillet ; il y débitait des nouvelles « où il n’y avait aucune apparence, et il croyait quasi tout ce qu’il entendait dire. » Il était plein de candeur, surtout attentif aux formes du langage et aux mots bien plus qu’aux choses ; gentilhomme d’ailleurs de belle apparence, de bonne mine, fort dévot, civil et respectueux jusqu’à l’excès, particulièrement envers les dames ; craignant toujours d’offenser quelqu’un, circonspect dans les disputes ; — tout à son procès-verbal élégant et perpétuel. […] Le français, dans sa dernière forme toute monarchique, se sentait près de devenir la maîtresse-langue, la langue-reine.

803. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « M. Émile de Girardin. »

Quiconque a reçu la faculté de sentir et de penser ne peut nier cette mystérieuse assertion ; mais quiconque aussi voudra prouver l’existence de Dieu ne pourra l’expliquer qu’à l’aide d’arguments que je m’abstiens de qualifier, parce que toutes les croyances doivent être inviolables, et qu’elles sont toutes sacrées pour moi tant qu’elles ne me sont point imposées. » Les religions, on le voit, y sont respectées dans leur formes et honorées dans leur principe : « Je crois que toutes les religions sont bonnes, je crois que, hors le fanatisme, toutes les erreurs des cultes obtiendront grâce devant Dieu, car notre ignorance est aussi son ouvrage… J’adopte toutes les idées religieuses qui peuvent élever l’esprit, je rejette celles qui le rétrécissent ; et s’il fallait décider entre toutes les religions établies celle qui me paraîtrait la meilleure, je répondrais : — La plus tolérante. » À un endroit où le fils abandonné se suppose forçant enfin la destinée par sa vertu, parvenant à percer par ses œuvres, et méritant que sa mère revienne s’offrir à lui comme fit un jour la mère de D’Alembert au savant déjà illustre, il y a une apostrophe pieuse, un mouvement dans le goût de Jean-Jacques : « Dieu ! […] La morale a changé de nom ; elle s’appelle maintenant statistique : c’est de la comparaison seule des faits que la vérité doit désormais jaillir… » Tel est ce petit livre où l’on ne saurait méconnaître le talent et dans lequel, à défaut d’éclat et d’originalité de forme ou de style, il y a exaltation, chaleur, et même de l’éloquence. […] Il fallut à M. de Girardin, pour tenir tête à ces attaques réitérées et qui se renouvelaient sous toutes les formes depuis celle de l’insulte directe jusqu’à celle de la légalité la plus chicanière et la plus inquisitive, un sang-froid, un calme, une intrépidité bien supérieure encore à ce qu’il lui en avait fallu dans la rencontre funeste. […] Ces deux hommes d’ailleurs, également courageux et sans peur, marchant également tête haute et la poitrine en dehors, aimaient la liberté, mais différemment : l’un, qui n’a pas donné son dernier mot et dont on ne peut que deviner l’entière pensée tranchée avant l’heure, aimait la liberté, mais armée, glorieuse, imposante, et, pour tout dire, la liberté digne d’un consul : — il faut convenir aussi que cette forme a bien de l’éclat et de l’attrait ; — il aimait la liberté réglée par les mœurs, par les lois mêmes, la liberté organisée et peut-être restreinte ; l’autre aimait et voulait la liberté complète, cosmopolite, individuelle au suprême degré dans tous les genres, civile, religieuse, intellectuelle, industrielle, commerciale, à la manière d’un Hollandais, d’un Belge ou d’un citoyen de New-York : le plus Américain des deux n’était pas celui qui croyait l’être. […] Je laisse chacun achever un parallèle qui n’est pas de pure forme, et où tant d’idées se pressent.

804. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les fondateurs de l’astronomie moderne, par M. Joseph Bertrand de l’académie des sciences. »

Ainsi Fontenelle, sous cette forme frivole, a rendu, à un moment donné, un notable service à la raison. Mais, ce service une fois rendu, il ne faudrait pas essayer de lui emprunter cette forme qui n’est plus de saison et qui, chez d’autres que lui, ne serait que minauderie et grimace. […] Nous avons changé de forme de bel esprit, voilà tout ; nous aimons l’emphase, le lyrisme ; nous poussons à l’enthousiasme : M.  […] Il est dans le vrai encore et dans la ligne de la science lorsque, rappelant combien les conditions de la vie ont varié sur cette terre depuis la première apparition des êtres organisés et des espèces vivantes, il ajoute qu’il n’y a pas lieu de les circonscrire, de les limiter à une seule sphère, et que cette différence de conditions et de formes qui a éclaté successivement (comme la géologie l’atteste) sur notre globe terrestre, peut varier et se diversifier à plus forte raison de globe à globe, de planète à planète. […] Pour lui, il n’hésite pas à le proclamer, « l’ordre préside au cosmos des intelligences et au cosmos des corps ; le monde intellectuel et le monde physique forment une unité absolue ; l’ensemble des humanités sidérales forme une série progressive d’êtres pensants, depuis les intelligences d’en bas, à peine sorties des langes de la matière, jusqu’aux divines puissances qui peuvent contempler Dieu dans sa gloire et comprendre ses œuvres les plus sublimes. » C’est ainsi que tout s’explique en s’harmonisant.

805. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « UN FACTUM contre ANDRÉ CHÉNIER. » pp. 301-324

La forme en est enveloppée et comme empêchée, la pensée en reste souvent obscure ; le critique a bonne envie d’attaquer, et il ne veut pas avoir l’air d’être hostile ; il proteste de son respect, et il multiplie les restrictions à mesure qu’il aggrave les offenses ; on dirait que dans ce duel littéraire qu’il entreprend, il n’ose enfoncer sa pointe ni casser tout à fait le bouton de son fleuret. […] Les élégies de Chénier, malgré quelques réserves qui sont là pour la forme, n’échappent pas au puritanisme classique de M. […] Celui qui demain va mourir sent un regret à quitter la vie que consolait sous les barreaux une vue si charmante, mais il exprime ce regret à peine, et son émotion prend encore la forme d’une pensée légère, de peur de jeter une ombre sur le jeune front souriant94. […] Le xviiie  siècle comptait sans doute, ou plutôt ne se donnait plus la peine de compter une foule de pièces galantes, satiriques, badines, étincelantes d’esprit ; Voltaire y excelle ; les Saint-Lambert, les Rulhière, les Boufflers l’y suivaient à l’envi ; mais dans l’art sérieux, dans cet idéal qui s’applique aussi à ces formes légères, dans ce tour sévère et accompli qui achève la couronne de la grâce elle-même, qu’avait-on, depuis longtemps, à citer ? […] Lui, comme tous les chantres de la jeunesse, de la beauté et de l’amour, il forme un vœu plus doux, il rêve une gloire plus charmante, quelque Françoise de Rimini au fond : Ut tuus in scamno jactetur sæpe libellus, Quem legat expectans sola puella virum96.

806. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre II. Les formes d’art — Chapitre III. Comédie et drame »

Il a découvert et décrit tout ce réseau subtil de sentiments entre-croisés qui forme l’unité apparente du sentiment ; il a noté toutes ces petites nuances, ces imperceptibles mouvements qui en indiquent les états passagers et les degrés successifs. […] Et il indique même des formes intermédiaires, et deux formes extrêmes : la farce bouffonne, et le drame philosophique. […] Il a raison aussi d’insister sur la capacité philosophique du genre dramatique : plus la forme devient réaliste, plus il est nécessaire qu’une idée profonde, une conception générale des rapports naturels ou sociaux tirent hors de l’insignifiance pittoresque la représentation exacte des apparences. […] C’est sur ces scènes de la Foire, et précisément en raison de leur humilité qui les soustrait aux lois de la littérature, que paraissent les premiers indices d’un goût nouveau, les premiers essais d’une représentation plus exacte des « milieux », des formes extérieures et des instruments matériels de la vie : dans cette voie, la Comédie Française alla à la remorque de l’opéra-comique et des Italiens.

807. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Pensées, essais, maximes, et correspondance de M. Joubert. (2 vol.) » pp. 159-178

Joubert un singulier élève, un élève épuré, finalement platonicien et chrétien, épris du beau idéal et du saint, étudiant et adorant la piété, la chasteté, la pudeur, ne trouvant, pour s’exprimer sur ces nobles sujets, aucune forme assez éthérée, aucune expression assez lumineuse. […] Il demandait un agrément vif et doux, une certaine joie intérieure, perpétuelle, donnant au mouvement et à la forme l’aisance et la souplesse, à l’expression la clarté, la lumière et la transparence. […] Son esprit était prompt, solide, élevé ; sa forme déliée et aérienne. […] Quand M. de Chateaubriand, arrivé à Paris, lui eut été présenté, elle reconnut aussitôt ce mérite sous sa forme la plus séduisante de poésie, et elle l’adora. […] Il lui répète cette vérité de la morale et de l’amitié sous toutes les formes : il aurait voulu apaiser, ralentir en elle cette activité qui la dévorait et qui usait ses frêles organes.

808. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Discours sur l’histoire de la révolution d’Angleterre, par M. Guizot (1850) » pp. 311-331

Guizot était purement politique, je le laisserais passer sans le croire de mon ressort, fidèle à mon rôle et à mon goût, qui sont d’accord pour s’en tenir à la littérature ; mais ce Discours n’est politique que par le sens et par le but ; il est purement historique de forme et d’apparence, et, comme tel, je ne saurais le négliger sans paraître manquer à une occasion et presque à une opportunité. […] Tombé hier, il relève aujourd’hui son drapeau ; seulement, il le relève sous la forme historique. […] Il n’est pas d’esprit à qui l’on puisse moins appliquer ce mot de coquette dont usait Napoléon ; c’est l’esprit qui, en tout, s’arrête le moins à la forme, à la façon. […] Esprit d’exécution, il rassemble avec vigueur, avec ardeur, ses forces, ses idées, et se met résolument à l’œuvre, peu soucieux de la forme, l’atteignant souvent par le nerf et la décision de sa pensée. […] Guizot en conclut que, sous toutes les formes de gouvernement, qu’il s’agisse d’une monarchie ou d’une république, d’une société aristocratique ou démocratique, la même lumière brille dans les faits ; le succès définitif ne s’obtient, dit-il, qu’au nom des mêmes principes et par les mêmes voies.

809. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Frédéric le Grand littérateur. » pp. 185-205

J’ai essayé précédemment de dégager le Frédéric roi et politique dans sa forme la plus haute et la plus vraie, le Frédéric historique et non anecdotique. […] Sa condition de roi, son amour de la noble gloire, et le grand caractère dont il était doué, le dirigèrent à d’autres applications qui avaient pour but l’utilité sociale et la grandeur de sa nation : il estimait « qu’un bon esprit est susceptible de toutes sortes de formes, qu’il apporte des dispositions à tout ce qu’il veut entreprendre. Il est tel qu’un Protée qui change sans peine de formes, et qui paraît réellement l’objet qu’il représente ». […] Pourtant Frédéric se forma vite ; il se forme à vue d’œil dans cette correspondance, et il vient un moment où il possède et manie sa prose française de manière à tenir tête vraiment à Voltaire. […] Il jugeait bien des historiens, qui étaient proprement sa matière d’étude et de méditation : pourtant, quand on le voit prodiguer le titre de Thucydide à Rollin ou même à Voltaire, on est forcé d’avouer qu’il ne paraît pas se douter de la forme particulière qui constitue l’originalité de ce grand historien.

810. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Nouveaux documents sur Montaigne, recueillis et publiés par M. le docteur Payen. (1850.) » pp. 76-96

De nos jours, des amateurs, gens d’esprit, ont continué sous une autre forme cette religion : ils se sont consacrés à recueillir les moindres vestiges de l’auteur des Essais, à rassembler ses moindres reliques : et, en tête de ce groupe, il est juste de mettre le docteur Payen, qui prépare depuis des années un livre sur Montaigne, lequel aura pour titre : Michel de Montaigne. […] La première édition des Essais parut en 1580, composée de deux livres seulement, et dans une forme qui ne représente qu’une première ébauche de ce que nous avons par les éditions suivantes. […] Et redoublant sa pensée, selon son usage, par toutes sortes d’images et de formes familières et pittoresques, il dira encore que, s’il se laisse quelquefois pousser au maniement d’affaires qui lui sont étrangères, il promet « de les prendre en main, non pas au poumon et au foie ». […] Et, loin de s’abattre et de maudire le sort de l’avoir fait naître en un âge si orageux, il s’en félicite tout à coup : « Sachons gré au sort de nous avoir fait vivre en un siècle non mol, languissant ni oisif. » Puisque la curiosité des sages va chercher dans le passé les confusions des États pour y étudier les secrets de l’histoire et, comme nous dirions, la physiologie du corps social à nu : « Ainsi fait ma curiosité, nous déclare-t-il, que je m’agrée aucunement de voir de mes yeux ce notable spectacle de notre mort publique, ses symptômes et sa forme ; et, puisque je ne la puis retarder, je suis content d’être destiné à y assister et m’en instruire. » Je ne me permettrai pas de proposer à beaucoup de personnes une consolation de ce genre ; la plupart des hommes n’ont pas de ces curiosités héroïques et acharnées, telles qu’en eurent Empédocle et Pline l’Ancien, ces deux curieux intrépides qui allaient droit aux volcans et aux bouleversements de la nature pour les examiner de plus près, au risque de s’y abîmer et d’y périr. […] Tel qu’il est, Montaigne est notre Horace ; il l’est par le fond, il l’est par la forme souvent et l’expression, bien que par celle-ci il aille souvent aussi jusqu’au Sénèque.

811. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Rulhière. » pp. 567-586

Le ministre, M. de Choiseul, le chargea en 1765 d’écrire, pour l’instruction du Dauphin (Louis XVI), l’histoire des troubles de Pologne ; c’est cette histoire toute contemporaine, dont la matière se déroulait chaque jour sous ses yeux, que Rulhière s’étudia à traiter durant vingt-deux ans à la manière des anciens, sans parvenir à la mener à fin, et qui forme aujourd’hui son titre le plus considérable. […] Voltaire, l’en félicitant, lui écrivait à cette occasion (août 1774) : « Il me semble qu’il se forme enfin un siècle, et, pour peu que Monsieur s’en mêle, le bon goût subsistera en France. » On voit combien Voltaire faisait volontiers tout dépendre des grands et des princes. […] Rulhière, toujours occupé de son sujet de comédie, comme l’autre de sa lettre, continue de définir Jean-Jacques et de montrer à Dusaulx quelle chimère et quelle vanité d’amour-propre (sous forme d’enthousiasme) il y a de sa part à prétendre consoler un pareil homme : Mais, de bonne foi, qu’espérer d’un homme qui en est venu au point (la chose est certaine) de se méfier de son propre chien, et cela parce que les caresses de ce pauvre animal étaient comme les vôtres trop fréquentes, et qu’il y avait là-dessous quelque mystère caché ? […] Daunou, dans son analyse des mérites de Rulhière, est allé jusqu’à remarquer que, dans les phrases courtes comme dans les plus longues, l’auteur varie sans cesse le ton, le rythme, les constructions, les mouvements : Il y a des livres, ajoute-t-il ingénieusement et en rhéteur consommé, où la plupart des phrases ressemblent plus ou moins, si l’on me permet cette comparaison, à une suite de couplets sur le même air ; et ce n’est pas sans quelque effort qu’un écrivain se tient en garde contre ce défaut ; car l’esprit ne s’habitue que trop aisément à un même genre de procédés, le style aux mêmes formes, l’oreille aux mêmes nombres. […] Où est-il l’historien qui saura unir la beauté et la pureté de la forme, propres en tout genre aux anciens, avec la profondeur des recherches imposée aux modernes, et doit-on l’espérer désormais ?

812. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « De la poésie et des poètes en 1852. » pp. 380-400

En tenant dans mes mains ces volumes de forme et d’inspirations différentes, mais auxquels un vœu égal a présidé, et dont pourtant un si petit nombre surnage, même un seul instant, j’éprouve un sentiment douloureux de voir tant de peines, tant de soins et de temps perdus autour de chaque œuvre si couvée et si caressée, et qui est déjà tombée du sein paternel dans un monde d’indifférence. […] De ce nombre est un poète à demi populaire, dont le nom revient souvent dans les joyeux recueils publiés par les frères Garnier, et chez qui la chanson prend bien des formes, M.  […] La vérité, voilà ce que le poète doit chercher avant tout de nos jours, car les formes, les couleurs, le rythme, tout cela est assez facile à emprunter. […] Louis Bouilhet, reproduit trop visiblement (j’en demande bien pardon au jeune auteur) le ton, les formes et le genre de boutades de Mardoche. […] non, cette poésie française moderne, éclose vers 1819 sous forme lyrique, n’est pas morte, elle n’est qu’éparse et confusément dispersée.

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