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62. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Beaufort » pp. 308-316

Reprenons cette composition que je ne méprise pas autant que font beaucoup d’autres qui n’en sentent pas mieux les défauts que moi. […] Je sais bien que cette femme qui appelle son berger en est bien éloignée pour en être entendue ou vue ; que le son d’un cor de chasse parviendrait à peine à ce groupe qu’on a placé sur un bout de rocher, car en s’arrêtant quelque temps devant ce morceau, on sent que la scyne est devant ce morceau, on sent que la scène est très-étendue, très-profonde ; que toutes ces figures sont grises et que le paysage est sans vigueur. […] Celui qui sent le mérite de ce morceau est plus avancé que celui qui en apperçoit les défauts. […] Il y a une certaine sagesse qu’il n’est donné qu’à peu de gens de posséder et de sentir. […] Voulez-vous sentir la misère de cela ?

63. (1714) Discours sur Homère pp. 1-137

J’ai trop bien senti ce défaut dans les autres, pour ne me pas faire une loi de l’éviter. […] Les plus éclairés d’entre les payens ont bien senti toute l’extravagance de ce systême. […] Et la diverse éducation ne se fait-elle pas toujours sentir dans les discours, quelque égale que soit la passion qui les inspire ? […] J’y trouve souvent un fonds de grandeur et de pathétique, qui, quoiqu’affoibli par bien des défauts, ne laisse pas encore de se faire sentir. […] Les sçavans prévenus ne le sentent pas dans l’iliade ; mais eux-mêmes, ou du moins les autres, l’auroient bien senti dans mon ouvrage ; et quoique je ne me flatte pas trop de plaire, avec les changemens que j’ai faits, je suis sûr du moins que j’aurois déplû, si j’avois été plus fidéle.

64. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Questions d’art et de morale, par M. Victor de Laprade » pp. 3-21

Le poète sent la nature, il aime à la chercher sur les sommets et s’applique à la rendre ou plutôt à l’interpréter. […] Qu’il me soit permis de remarquer qu’il y a un peu de parti pris dans cette manière de sentir. […] Il ne sent pas que c’est, au contraire, en vertu d’une analogie exquise que ce mot de goût a prévalu chez nous sur celui de jugement. […] « Manifester ce que nous sentons de l’être absolu, de l’infini, de Dieu, le faire connaître et sentir aux autres hommes, telle est dans sa généralité le but de l’art. » Est-ce vrai ? […] Adorateur et sectateur idolâtre de la noble poésie, l’auteur, on le sent, n’aime pas les Lettres dans leur charmante variété et dans leur imprévu perpétuel.

65. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Raphaël, pages de la vingtième année, par M. de Lamartine. » pp. 63-78

L’épisode de Graziella quelque importance et quelque intérêt que le talent de l’auteur ait réussi à lui donner, sent la composition et l’art. […] M. de Lamartine les sent l’un et l’autre profondément ; comment se fait-il qu’il déroge si à la légère, et sans paraître s’en douter, à l’impression principale que tous deux laissent dans l’âme ? […] Or, on sent à tout moment dans Raphaël l’altération, le renchérissement subtil et sophistique de ce qui a dû exister à l’état de passion plus simple ; on sent la fable qui s’insinue. C’est surtout dans les conversations des deux amants sur le lac, dans ces dissertations à perte de vue sur Dieu, sur l’infini, que je crois sentir l’invasion de ce que j’appelle la fable et le système. […] » Accent vrai, parole naturelle et sentie, comme j’en aurais voulu toujours entendre !

66. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire (suite) »

Rousseau, tout en le méconnaissant bien souvent, en le brusquant en mainte occasion et en le maltraitant même, l’aimait assez ; il sentait au fond qu’il avait affaire à un adorateur fidèle, à quelqu’un qui comprenait tout de lui, qui lui passait tout et qui était selon sa nature. […] La haine monacale qu’il avait encourue dès son arrivée et qui avait aussitôt senti en lui une proie et une victime, les dénonciations dont il s’était vu l’objet, et qui pouvaient recommencer toujours, ne lui permettaient pas de penser à se fixer dans ce pays d’inquisition : il cherchait en idée un asile ailleurs pour un avenir plus ou moins prochain, et il n’en trouvait nulle part un à son gré. […] » Je le demande, se peut-il de plus belle, de plus délicate manière de sentir ? […] Je ne sais à quel degré de talent je pourrai m’élever dans mes ouvrages ; mais si la nature m’a donné une façon particulière de la voir et de la sentir, je tâcherai de la manifester franchement, sans autre poétique que celle de la nature, avec une douceur d’enfant et une violence de tourbillon. […] J’ignore où la Providence me conduit par ce chemin de larmes ; mais pourquoi a-t-elle semé sur ma vie, de distance à distance, de ces grandes désolations qui en font sentir au doigt toute la misère ?

67. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — III » pp. 178-197

Qui ne sent ici la douleur du vieil Anglais au moment où se détache toute l’Amérique du nord, ce magnifique quartier de la patrie britannique ? […] Il n’est plus de chair qui palpite dans le cœur endurci de l’homme ; il ne sent plus rien pour l’homme : le lien naturel de la fraternité est tombé, comme le chanvre qui tombe brin à brin au toucher du feu. […] Le Savoir habite les têtes remplies des pensées d’autrui ; la Sagesse, un esprit attentif aux siennes… Le Savoir est fier d’avoir tant appris ; la Sagesse est humble de sentir qu’elle n’en sait pas davantage. […] Et toujours aimer, bien qu’accablée de maux, dans l’hiver des ans ne sentir aucun froid de cœur, pour moi c’est être la plus aimable toujours, Ma Marie25 ! […] Quant à Cowper, il ne voyait pas l’abîme entrouvert, il se voyait lui-même et se sentait moralement tombé au fond de l’abîme, sans espérance, sans recours.

68. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Le cardinal de Richelieu. Ses Lettres, instructions et papiers d’État. Publiés dans la Collection des documents historiques, par M. Avenel. — Premier volume, 1853. — I. » pp. 224-245

Ce n’est pas qu’on sente beaucoup, dans ces premières lettres de Richelieu, les entrailles d’un pasteur, mais il y paraît un esprit d’ordre et d’équité qui veut qu’autour de lui il y ait justice et proportion. […] Si une mouche vous a piqué, vous la deviez tuer, et non tâcher d’en faire sentir l’aiguillon à ceux qui se sont, par la grâce de Dieu, jusques ici garantis de piqûre. […] Là pourtant où il se sent maître, il applique déjà sa méthode et fait sentir la marque de son caractère. […] Un ton de haute autorité et de raison s’y fait sentir en quelques endroits à travers la pompe. […] Pour quelques-uns, ce n’est qu’une formule vaine et creuse qui se proclame dans les occasions et les cérémonies ; mais chez ceux en qui ce fond de croyance est réel, l’accent ne trompe pas, et cela se sent aisément.

69. (1716) Réflexions sur la critique pp. 1-296

Qui ne sent pas comme moi le contre-temps d’amuser le lecteur, lorsque son impatience est la plus vive ? […] Me D dans ces endroits ne sent que le merveilleux ; qu’elle me permette d’y sentir aussi le déraisonnable. […] Racine auroit-il senti l’impossibilité de la rendre ? […] Ce n’est pas à lui à réduire en maxime ce qu’il sent ; c’est au lecteur à en tirer ce fruit, s’il s’en avise. […] Elle paroît en même tems sentir la faute et ne la pas sentir, elle dit le pour et le contre, privilege des commentateurs, dont il lui sieroit bien de ne pas user.

70. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre huitième. L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Victor Hugo »

Il a senti « l’horreur profonde des choses », L’horreur constellée et sereine ! […] sent-il ? […] Rappelez-vous, par exemple, ces vers célèbres, mais si diversement sentis et appréciés : Ibo. […] Comment ne le sentez-vous pas ? […] Spinoza : Nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels.

71. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre VIII. Du crime. »

Mais dans cette horrible ivresse, l’homme se sent condamné à un mouvement perpétuel ; il ne peut s’arrêter à aucun point limité, puisque la fin de tout est du repos, et que le repos est impossible pour lui ; il faut qu’il aille en avant, non qu’au-devant de lui l’espérance apparaisse, mais parce que l’abîme est derrière, et que, comme pour s’élever au sommet de la montagne Noire, décrite dans les Contes Persans, les degrés sont tombés à mesure qu’il les a montés. […] Plus ils étaient nés avec des facultés sensibles, plus l’irritation qu’ils éprouvent est horrible ; il vaut mieux, en fait de crimes, avoir à faire à ces êtres corrompus, pour qui la moralité n’a jamais été rien, qu’à ceux qui ont eu besoin de se dépraver, de vaincre quelques qualités naturelles ; ils sont plus offensés du mépris, ils sont plus inquiets d’eux-mêmes, ils s’élancent plus loin pour mieux se séparer des combinaisons ordinaires, qui leur rappelleraient les anciennes traces de ce qu’ils ont senti et pensé. […] Cet acte irréparable, cet acte qui seul donne à l’homme un pouvoir sur l’éternité, et lui fait exercer une faculté qui n’est sans bornes que dans l’empire du malheur ; cet acte, quand on a pu, dans la réflexion, le concevoir et l’ordonner, jette l’homme dans un monde nouveau, le sang est traversé ; de ce jour, il sent que le repentir est impossible, comme le mal est ineffaçable ; il ne se croit plus de la même espèce que tout ce qui traite du passé avec l’avenir. […] Il n’y a que des nuances à côté de cette couleur, et les poètes anciens ont si bien senti ce que cette situation avait d’épouvantable, que s’aidant, pour la peindre, de tous les contes allégoriques de la mythologie, ce n’est pas la souffrance seule du remord, mais la douleur même de la passion qu’ils ont exprimée dans leurs tableaux des enfers. […] Enfin, les anciens poètes philosophes ont senti que ce n’était pas assez de peindre les peines du repentir, qu’il fallait plus pour l’enfer, qu’il fallait montrer ce qu’on éprouvait au plus fort de l’enivrement, ce que faisait souffrir la passion du crime avant que, par le remord même, elle eut cessé d’exister.

72. (1910) Muses d’aujourd’hui. Essai de physiologie poétique

Ce n’est pas le désir de comprendre qui la tourmente, c’est le désir de sentir, de percevoir les mystérieux rapports qui existent entre l’homme et les choses. […] C’est par la précision de l’image, souvent et nécessairement transposée, qu’elle veut recréer le monde extérieur, tel qu’elle l’a senti. […] Il lui paraît logique qu’après avoir goûté au parfum de sa chair l’homme se sente éternisé : l’amour se nourrit de ces mensonges. […] On sentie prodige « d’une occulte loi humaine survenue ». […] On y meurt d’amour, mais comme on sent bien que cette petite mort dans un coin n’entrave en rien la vie qui coule sans daigner s’arrêter.

73. (1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Deuxième partie. — L’école critique » pp. 187-250

Pourquoi n’a-t-elle pas toujours senti de la même manière, et a-t-elle erré quelquefois ? […] Quel bonheur d’avoir l’esprit au large, et de sentir le beau sans la permission de la logique ! […] Lysidas, d’erreur ou de vérité, elle n’en croit, ni plus ni moins, ce qu’elle a senti par elle-même. […] Si elle n’en sent pas d’abord la beauté, elle les médite en silence jusqu’à ce qu’elle l’ait sentie ; puis elle parle, et l’on est tout émerveillé, non seulement de son éloquence si émue et si persuasive, mais des idées si justes qui se pressent sur ses lèvres. […] Sentir, sentir vivement, profondément, voilà sa force.

74. (1859) Cours familier de littérature. VII « XXXVIIIe entretien. Littérature dramatique de l’Allemagne. Le drame de Faust par Goethe » pp. 81-160

Jamais encore je ne m’étais senti si troublé ! […] S’il avait peu senti par lui-même, il avait tout compris dans les autres. […] N’as-tu pas senti alors le bonheur le plus pur ? […] Tu m’as donné la puissante nature pour royaume, la force de la sentir, la volupté d’en jouir ! […] En ma présence elle se sent toute je ne sais comment ; mon masque lui révèle un esprit caché ; elle sent, à n’en pas douter, que je suis un génie, peut-être bien aussi le diable.

75. (1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (3e partie) » pp. 5-79

Il se sentait une sorte de colère ; il ne savait contre qui. […] Cela prouve qu’il a senti. […] « Jean Valjean se sentait indigné. […] Il sentit que fortifier son intelligence, c’était fortifier sa haine. […] Il y condamna la société et sentit qu’il devenait méchant ; il y condamna la providence et sentit qu’il devenait impie.

76. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « M. Deschanel et le romantisme de Racine »

Et qui dira s’il n’en a pas senti et pensé plus long qu’il n’en a écrit ? […] De ce que le poète aime et sent plus de choses, en conclurons-nous qu’il les sente moins fort ? […] Les contemporains eux-mêmes sentaient cette contradiction : les uns trouvaient Pyrrhus trop doucereux, les autres trop violent (Voy. […] On y sent sous la forme élégante la violence des passions irrésistibles. […] Deschanel d’avoir si bien commenté ce qu’elle dit, d’avoir si bien senti et loué comme il le mérite ce théâtre si vrai, si triste et si harmonieux.

77. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série «  M. Taine.  »

.), ce mot n’est point pour lui la preuve unique, mais simplement une confirmation de ce qu’il croit et sent être la vérité. […] Quand on n’a aucun front terrestre au-dessus de soi, on y sent l’inconnu. […] On sent que la constitution de l’âme de Napoléon devait être, au fond, telle qu’il nous la montre. […] Sully-Prudhomme est austère et beau, d’une beauté toute spirituelle, et qui se sent mieux à la réflexion. […] Son principal intérêt vient même de cette contradiction et de ce qu’on y sent d’inévitable et de fatal.

78. (1881) La psychologie anglaise contemporaine «  M. Georges Lewes — Chapitre II : La Psychologie »

Mais quoique tout animal doive sentir, il ne s’ensuit pas qu’il doive penser. […] En faut-il conclure que la partie inférieure ne sent pas ? Elle sent, mais à sa manière. […] Si une jambe est pincée, piquée, l’homme ne sent pas ; mais elle s’agite et se remue. […] Nous sentons la puanteur horrible d’un égout longtemps après avoir passé hors de sa portée.

79. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Werther. Correspondance de Goethe et de Kestner, traduite par M. L. Poley » pp. 289-315

Observation bien juste et sentie ! […] Dans toutes ces premières pages de Werther, on se sent dans le vrai, on est avec Goethe tel qu’il était alors ; et toute la première partie de la relation avec Charlotte ou Lotte (comme elle s’appelle familièrement) produit le même effet. […] À une seconde et troisième lecture, ils purent toutefois s’apaiser un peu, Lotte surtout, j’imagine, qui, dans le secret de son cœur, sentait qu’au fond elle était l’âme et la divinité d’un beau livre. […] Vous ne le sentez pas, lui ; vous sentez seulement moi et vous ; et ce que vous croyez y être seulement collé y est tissé, eu dépit de vous et d’autres, d’une manière indestructible… Oh ! toi, crie-t-il à Kestner, tu n’as pas senti comment l’humanité t’embrasse, te console ! 

80. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Sismondi. Fragments de son journal et correspondance. »

Il sentait vaguement que la société n’était que là, et qu’on ne pouvait passer pour un auteur vraiment français que quand on y avait reçu le baptême. […] On ne dit pas que vous êtes pour eux, mais on dit que vous êtes volubile (variable), et vous avez cela de commun avec tant d’autres, quoique vous vouliez passer pour original. » On sent l’amertume. […] C’est chez les femmes qu’on a vu renaître surtout le sentiment religieux ; mais leur influence s’est fait sentir sur la société tout entière. […] Il sentait autant que personne que toutes ces guerres intestines de Genève étaient bien petites sur la carte de l’Europe. […] Quelqu’un qui l’a connu me le dépeint ainsi : il était court de taille, assez gros, brun, l’air doux et affectueux ; bon, enjoué, sans ironie : on sentait en lui sa race italienne.

81. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Le marquis de Lassay, ou Un figurant du Grand Siècle. — II. (Fin.) » pp. 180-203

serais-je assez heureux pour sentir encore une fois en ma vie le plaisir charmant d’aimer et d’être aimé49, et serait-ce à vous que je le devrais ? […] Malgré cette humble et confiante prière, je ne répondrais point que sa religion fût aucunement orthodoxe : il se permettait souvent des réflexions assez libres, qui ont un certain air théophilanthropique, et l’on sent que le souffle du xviiie  siècle arrivait. […] À défaut d’imagination, on y sent l’urbanité. — Des quatre volumes de Lassay, il me semble qu’on en pourrait tirer un qui ne serait pas désagréable, et qui le classerait à quelque distance, et un cran plus bas, entre les Caylus et les Aïssé. […] [NdA] Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ? […] Il n’y en a point à qui on puisse dire la vérité ; on sent bien vite en les fréquentant combien il serait dangereux et souvent inutile de le faire, et on sent aussi qu’ils ne vous aiment pas assez pour mériter qu’on hasarde de leur déplaire ; si bien qu’on leur parle toujours comme à des malades ; chacun cherche à leur dire des choses agréables, et tout le monde les gâte.

82. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Marivaux. — I. » pp. 342-363

Cette vivacité, telle que je la viens de décrire, n’est point d’un genre à accepter de ces termes bouillants et qui sentent l’enthousiasme. […] Il sent qu’il est près de lui accorder ce titre, et à l’instant, par une sorte de respect humain philosophique, il s’arrête ; mais, en le lui retirant, il le retira aussi à tout ce qu’il y a eu de grand dans le monde. […] L’esprit humain, à un moment donné, est le produit de tout ce qui reste de l’esprit des âges antérieurs accumulé comme une sorte de terre végétale, et qui devient ainsi le point de départ et l’excitant à demi artificiel d’une façon légèrement nouvelle de penser et de sentir. […] Je ne dis pas qu’ils pensent très distinctement ce que je leur fais penser ; mais tout cela est dans leur tête, et je ne fais que débrouiller le chaos de leurs idées : j’expose en détail ce qu’ils sentent en gros, et voilà, pour ainsi dire, la monnaie de la pièce. […] « Chacun, disait-il, a sa façon de s’exprimer qui vient de sa façon de sentir. — Ne serait-il pas plaisant que la finesse des pensées de cet auteur fût la cause du vice imaginaire dont on accuse son style ? 

83. (1892) Boileau « Chapitre II. La poésie de Boileau » pp. 44-72

La poésie de Boileau2 Un « homme d’esprit » disait de la poésie de Boileau : « Il y a deux sortes de vers dans Boileau : les plus nombreux qui semblent d’un bon élève de troisième, les moins nombreux qui semblent d’un bon élève de rhétorique. » — « L’homme d’esprit qui parle ainsi, riposte Sainte-Beuve, ne sent pas Boileau poète, et, j’irai plus loin, il ne doit sentir aucun poète en tant que poète. » Car où est le mérite de sentir la poésie de La Fontaine, ou de Chénier, ou de V.  […] En un mot, il couvrait la nature de sa personnalité ; et comment en sentir, comment en rendre le charme si l’on ne s’oublie soi-même en elle ? […] Comparez le Lutrin à Vert-Vert, vous en sentirez le caractère et le mérite. […] La nature est vraie, et d’abord on la sent. […] Il fait son vers de ce qu’il a vu, senti.

84. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Rollin. » pp. 261-282

Les réflexions préliminaires par lesquelles débute Rollin semblent superflues, tant on se sent peu porté à les contester : « Différence que l’étude met entre les hommes. […] De même, sur le goût, il n’a guère à produire que des généralités incontestables : pourtant il y mêle des pensées des anciens, et c’est ici que le mérite et l’utilité se font sentir. […] On a besoin, pour bien sentir ces mérites un peu usés de Rollin, de se reporter aux critiques qui lui furent adressées dans le temps par quelques-uns de ses collègues de l’Université. […] Après avoir reconnu ses mérites de facilité, d’enchaînement, de divulgation et d’abondance, nous n’essaierons pas de les faire valoir plus que nous ne les sentons en le relisant. […] Ma joie n’est pourtant point sans inquiétude, et la tendresse que j’ai pour mon petit espalier et pour quelques œillets me fait craindre pour eux le froid de la nuit, que je ne sentirais point sans cela.

85. (1759) Réflexions sur l’élocution oratoire, et sur le style en général

On rend avec netteté ce que l’on conçoit bien ; de même on énonce avec chaleur ce que l’on sent avec enthousiasme, et les mots viennent aussi aisément pour exprimer une émotion vive qu’une idée claire. […] Non seulement il faut sentir pour être éloquent, mais il ne faut pas sentir à demi, comme il ne faut pas concevoir à demi pour s’énoncer avec clarté. […] Les anciens, si je ne me trompe, ont senti cette vérité, et c’est pour cette raison qu’ils ont traité de l’élocution avec tant de détail ; c’est aussi dans la même idée que nous allons en tracer légèrement les principes. […] Il ne suffit point au style de l’orateur d’être clair, correct, noble, harmonieux, vif et serré ; il faut encore qu’il soit facile, c’est-à-dire que le travail ne s’y fasse point sentir. […] L’orateur, l’historien et le philosophe (car on peut réduire tous les écrivains à ces trois genres) diffèrent principalement entre eux par la nature des sujets qu’ils traitent ; et c’est la différence dans les sujets qui doit en mettre dans leur style : l’historien doit penser et peindre, le philosophe sentir et penser, l’orateur penser, peindre, et sentir.

86. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — II » pp. 18-34

Guérin sentait l’un et l’autre, et il nous l’a dit : « C’est une félicité non pareille de faire route, d’aller voir la mer avec un compagnon de voyage ainsi fait. […] Les derniers jours que passa Guérin à La Chênaie eurent de la douceur, mais une douceur souvent troublée ; il sentait en effet que cette vie de retraite allait cesser et que l’époque des vacances amènerait pour lui la nécessité d’un parti à prendre. […] Je croirais que lui, l’amant de la nature, il sentait trop l’universalité des choses pour aimer uniquement quelqu’un. […] Cependant ces joies de la famille, trop senties par un cœur à qui il n’était point donné de les goûter pour son propre compte, l’attendrissaient trop ; il en était venu, il nous le dit, à pleurer pour un rien, « comme il arrive aux petits enfants et aux vieillards ». […] Il n’est rien de tel que ces poltrons échappés, dès qu’ils ont senti l’aiguillon.

87. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise, par M. Taine, (suite et fin.) »

On ne sent pas, on ne perçoit pas de la sorte quand on n’a rien à rendre. […] Guillaume Guizot) ne sent pas Boileau poète, et j’irai plus loin, il ne doit sentir aucun poète en tant que poète. […] On ne sent pas le beau à ce degré de vivacité et de délicatesse, sans être terriblement choqué du mauvais et du laid. […] Il se sentait incapable, disait-il, de faire devant douze amis (si la chose avait été d’avance concertée) le même récit qu’il aurait fait à merveille devant les mêmes, pris trois à trois indifféremment. […] Si l’Écossais Robert Burns est fortement senti et dignement classé, William Cowper n’obtient pas, ce me semble, une part suffisante et proportionnée dans cette renaissance du goût naturel, de l’expression réelle et poétique.

88. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « La princesse des Ursins. Lettres de Mme de Maintenon et de la princesse des Ursins — II. (Suite et fin.) » pp. 421-440

On sent à tout moment qu’elle excède son cadre de surintendante de l’intérieur royal, et elle ne craint pas de paraître en sortir, de laisser voir quelque chose de l’autorité politique dont elle tient les ressorts. […] Mais, dans ces querelles où celle-ci était si attentive et si initiée, comme on sent chez l’autre une personne qui prend naturellement le dessus, et qui mène le tout, haut la main ! […] On sent la différence de mouvement et d’animation ; Mme de Sévigné, si elle était là, conterait encore la même chose d’une troisième manière, qui pourrait bien faire pâlir les deux autres. […] Élisabeth de Parme se sentait trop un personnage de première force pour pouvoir exister à côté de Mme des Ursins sur la même scène. […] La duchesse de Bourgogne veille, soupe, et, aux recommandations qui reviennent sans cesse, on sent qu’elle fait tout ce qu’il faut pour se tuer.

89. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « La Divine Comédie de Dante. traduite par M. Mesnard, premier vice-président du Sénat et président à la Cour de cassation. » pp. 198-214

Mesnard, paraît incomplète, infidèle, et chacun porte en soi, selon sa manière de sentir, le besoin d’une traduction nouvelle. […] Ce sont là les dispositions naturelles et sincères, c’est le point de départ d’où l’esprit français eut à s’élever graduellement pour arriver à la connaissance et à l’admiration sentie de Dante ; mais par combien d’efforts ! […] Il lui faisait d’ailleurs la grâce d’y reconnaître, sans doute sur parole, « une foule de beautés de style et d’expressions qui devaient être vivement senties par les compatriotes du poète, et même quelques morceaux assez généralement beaux pour être admirés par toutes les nations. » On en était là au commencement de ce siècle. […] On sent la difficulté qu’il y a à rendre une telle langue dans la nôtre, et à traduire en étant clair et fidèle à la fois. […] Pope, s’entretenant avec ses amis, racontait combien de cruels moments il avait passés dans les premiers temps qu’il avait entrepris de traduire Homère : il se sentait effrayé de son engagement ; c’était une inquiétude qui le poursuivait partout, c’était pour lui un cauchemar dont il aurait désiré qu’on le délivrât, disait-il, même au prix de la vie.

90. (1903) Zola pp. 3-31

Le monde entier pouvait dire en se regardant en ce miroir : « Jamais je n’ai été aussi laid. » L’homme pouvait se dire en lisant ces pages : « Jamais je ne me suis senti si méprisé. » Il ne faut pas s’y tromper. […] Non seulement ils ne sentent pas la réalité, mais ils révèlent l’horreur qu’a leur auteur à l’égard de la vérité. […] On croit sentir chez Zola une manière de rancune amère contre une société, contre un genre humain plutôt, qui ne lui a pas fait tout de suite la place de premier rang à laquelle il avait droit comme de plain-pied. […] Mais il faut qu’on sente chez le satirique un désir vrai, sincère et vif de corriger ses concitoyens en leur peignant leurs défauts ou leurs vices ; et il faut bien avouer que dans les livres de Zola on ne le sentait nullement, mais seulement une haine cordiale et un mépris de parti pris pour ceux dont il avait le malheur d’être né le compatriote, ou à peu près le compatriote ; et cela ne laisse pas d’être un peu désobligeant et un peu coupable. […] On le sentait si calme en son travail, si peu fougueux, si éloigné de la verve débridée d’un Diderot, ayant, du reste, le soin d’insérer une scène de sensualité brutale dans une histoire ou un épisode qui ne la comportait nullement, qu’on le soupçonnait de viser à la vente en exploitant la denrée de librairie qui a plus que toute autre la faveur du public payant.

91. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre XIII. Conclusions » pp. 271-291

Nous sentons très bien ces deux âmes opposées vivre côte à côte en nous, se mêler, se pénétrer, ruser l’une avec l’autre, se tendre des pièges, se jouer de mauvais tours. […] Je me heurte bel et bien à une force étrangère, extérieure à moi, et différente de moi et qui me fait très bien sentir son existence par les représailles qu’elle exerce au besoin contre moi. […] Leur façon de sentir la vie et la société est trop différente. […] Nous sentons très bien les deux âmes rivales : l’âme individuelle et l’âme sociale, s’opposer en nous. […] L’individu, toutefois, est, originairement, et reste toujours plus ou moins réfractaire à la discipline sociale : il ne peut la sentir sans regimber contre elle ou du moins sans en éprouver la tentation.

92. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Les Confidences, par M. de Lamartine. (1 vol. in-8º.) » pp. 20-34

Est-ce que vous ne sentez pas la différence ? […] Au moment où l’on s’impatiente et où l’on désespère, tout à coup le talent reparaît vif, facile, plein de fraîcheur, et l’on se sent reprendre avec lui. […] Je voudrais essayer ici de faire sentir ce défaut, de le faire toucher du doigt. […] C’est là que, Paul et Virginie en main, j’ose à mon tour faire la leçon à M. de Lamartine, et lui demander compte de ce qu’il m’a tout à l’heure si bien appris à sentir. […] Tantôt c’est une existence extravasée ; tantôt, lisant Ossian, il sent ses larmes se congeler au bord de ses cils.

93. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « La Plume » pp. 129-149

Les esprits saturés de naturalisme sentaient naître un besoin d’idéal. […] On sentait, en un mot, le besoin d’autre chose, sans savoir encore de quoi cet autre chose serait fait. […] On sent derrière cette exhibition d’artistes un but secret de négoce et de lucre. […] Verlaine s’avance, boitant, soutenu de sa canne, d’autant plus digne qu’il sent davantage le poids des amers. […] Ils se sentent monter ensemble. » Cela dura longtemps.

94. (1887) Études littéraires : dix-neuvième siècle

Ce qu’il veut faire croire, il le sent. […] Il ne sent pas absolument l’homme à prétentions, mais il sentie mondain. […] Cela se sent plus d’une fois. […] Les romances sont des élégies écrites par des gens qui ne sentent rien à l’usage de ceux qui feignent de sentir. […] La volonté et l’artifice se sentent.

95. (1932) Les deux sources de la morale et de la religion « L’obligation morale »

Toutefois nous sentions bien que c’était parce qu’ils étaient nos parents, parce qu’ils étaient nos maîtres. […] Bref, comme par toute habitude, nous nous sentons obligés. […] Tant que nous nous abandonnons à cette tendance, nous la sentons à peine. […] Un être ne se sent obligé que s’il est libre, et chaque obligation, prise à part, implique la liberté. […] Mais c’est alors seulement que l’esprit se sent ou se croit créateur.

96. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « George Sand — George Sand, Lélia (1833) »

Cette tentative, qui a été si impuissante pour rien édifier, a eu le mérite de mettre à nu plusieurs plaies de l’ordre social ; on a mieux senti en particulier ce qu’avaient d’irrégulier et de livré au hasard la condition de la femme, son éducation d’abord, et plus tard dans le mariage son honneur et son bonheur. […] Vers l’âge de trente ans, combien n’est-il pas actuellement de femmes qui, belles encore, ayant devant elles, ce semble, un riant automne de jeunesse, sentent pourtant en leur cœur l’ennui, la mort, l’impuissance d’aimer et de croire ! […] Au lieu de signaler dans Lélia la véritable donnée génératrice, la pensée mi-partie saint-simonienne et mi-partie byronienne, au lieu d’y relever le côté original et senti, d’y blâmer le côté rebattu et déclamatoire, au lieu de saisir la filiation étroite de cette œuvre avec les précédentes de l’auteur, et d’apprécier cette Lélia au sein de marbre comme une sorte d’héroïne vengeresse de la pauvre Indiana, on a chicané sur une question de forme et d’école, on a reproché à l’écrivain l’abus du genre intime, comme s’il y avait le moindre rapport entre le genre intime et le ton presque partout dithyrambique, grandiose, symbolique ainsi qu’on l’a dit, et même par moments apocalyptique de ce poëme. […] Les jours où je me sentais agitée au point de ne pouvoir plus reconnaître la ligne de démarcation imaginaire tracée autour de ma prison, je l’établissais par des signes visibles ; j’arrachais aux murailles décrépites les longs rameaux de lierre et de clématite dont elles étaient rongées, et je les couchais sur le sol aux endroits que je m’étais interdit de franchir : alors, rassurée sur la crainte de manquer à mon serment, je me sentais enfermée dans mon enceinte avec autant de rigueur que je l’aurais été dans une bastille. » J’indiquerai encore dans le début toute cette promenade poétique du jeune Sténio sur la montagne, la description si animée de l’eau et de ses aspects changeants, et, au sein de la nature vivement peinte, les secrets surpris au cœur : « Couché sur l’herbe fraîche et luisante qui croît aux marges des courants, le poëte oubliait, à contempler la lune et à écouter l’eau, les heures qu’il aurait pu passer avec Lélia : car à cet âge tout est bonheur dans l’amour, même l’absence. » On pourrait, chemin faisant, noter dans Léliaune foule de ces douces et fines révélations, dont l’effet disparaît trop dans l’orage de l’ensemble.  […] Si le souffle et l’accent de Lavinia se font sentir dans les productions futures de l’auteur, au lieu de l’ironie et de l’invective éloquente de Lélia, nous louerons alors Lélia avec beaucoup plus de sécurité.

97. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série «  Paul Bourget  »

Paul Bourget est sans doute poète et romancier, mais est peut-être avant tout un critique — et non pas un critique qui juge et qui raconte, mais un critique qui comprend et qui sent, qui s’est particulièrement appliqué à se représenter des états d’âme, à les faire siens. […] Les plus marqués, les plus originaux, non seulement parmi les hommes mais parmi les écrivains, sont ceux qui ne comprennent pas tout, qui ne sentent pas tout, qui n’aiment pas tout, dont la science, l’intelligence et les goûts sont nettement délimités. […] Il s’agirait de chercher, pour employer ses propres expressions, « quelles façons de sentir et de goûter la vie il propose à de plus jeunes que lui » — ou à ceux de sa génération. […] Il ne peut aimer Hélène parce qu’il ne la croit pas quand elle lui dit qu’il est son premier amant ; mais, puisqu’il connaît tant les femmes, il devrait bien sentir que celle-là dit vrai ! […] Paul Bourget l’a bien senti dans André Cornélis ; mais ce ne sont pas des « planches d’anatomie » pure, surtout d’une anatomie si exceptionnelle, que nous lui demandons.

98. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Œuvres de Barnave, publiées par M. Bérenger (de la Drôme). (4 volumes.) » pp. 22-43

Pendant le reste du jour, elle ne sentit plus de mal, mais nous lui trouvâmes une certaine mélancolie. […] J’en fus fortement ému, et je l’assurai que je sentais comme lui la nécessité de mettre un terme à de tels désordres. […] Écoutons ces nobles aveux : Je me suis senti la première disposition (celle de la faiblesse) au commencement de 1791, et la seconde (celle du dépit) pendant la même année, après l’affaire des Colonies. […] Il faut pouvoir sentir et penser ensemble, et ne former entre vous qu’une famille comme nous étions : c’est la première base du bonheur. […] Songez que j’ai fait un voyage éloigné, que je ne souffre pas, que si je pouvais sentir, je serais heureux et content, pourvu que vous le soyez.

99. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Mézeray. — I. » pp. 195-212

Il était, nous dit Huet qui l’avait beaucoup connu, et qui même s’était senti dévotement enflammé par lui pendant une semaine sainte, il était d’un naturel hardi et ardent ; nulle considération ne l’arrêtait lorsqu’il s’agissait des intérêts de Dieu et de la charité. […] Si cela était, une telle avance serait trop honorable à la cause des lettres pour devoir être reprochée à l’homme d’État qui en sentirait si bien la grandeur et la portée durable. […] Laissons ces railleries et voyons l’acte en lui-même : il est noble et délicat, il est bien d’une époque où de grandes choses se firent et où l’on sentait le prix de les bien représenter. […] Au commencement de la seconde race, il lui semble, dit-il, passer d’une nuit obscure à un trop grand jour ; il en est trop ébloui pour en jouir ; il sent en même temps que son sujet s’agrandit, et qu’il lui faut sortir avec les descendants de Charles Martel des limites de la France. […] Cependant le mérite sérieux de son histoire ne commence en effet à se faire sentir qu’à dater du moment où il s’appuie sur des chroniqueurs ou historiens de langue nationale : jusque-là il ne faut lui demander que des aperçus et des pages heureuses.

100. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Anthologie grecque traduite pour la première fois en français, et de la question des anciens et des modernes, (suite et fin.) »

La difficulté de faire admirer et goûter les Anciens à ceux qui n’en veulent pas et qui les sentent peu, est extrême. […] Jamais on n’a mieux senti ni mieux marqué le mouvement et le large courant naturel et facile du discours ou fleuve homérique que ne l’a fait M.  […] Sur les sommets sublimes, ils se sentent trop près du ciel pour être écrasés par sa grandeur ; baignés dans l’éther calme, nourris de la fraîche rosée des montagnes, entourés de nuages d’or, ils vivent avec les Dieux. […] que de conditions pour arriver à goûter de nouveau ce qu’on a senti une fois ! […] Ô vous qu’un noble orgueil anime, qui avez pris à votre tour possession de la vie et des splendeurs du soleil, qui vous sentez hautement de la race et de l’étoffe de ceux qui ont droit de se dire : « Et nous aussi, soyons les premiers et excellons ! 

101. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur Droz. » pp. 165-184

Guizot et dans des paroles bien senties de M.  […] Une douce solennité de ton, qui sera désormais le rythme habituel de sa pensée, s’y fait sentir. […] Mais partout où il sent de la chaleur humaine et tant qu’il y a une nuance d’affection, il espère. […] C’est un roman par lettres, tout pastoral, qui sent la candeur de la jeunesse et presque de l’adolescence. […] En lisant ce sévère tableau du début, on sent d’abord combien l’étude de l’histoire a été profitable au talent de M. 

102. (1912) L’art de lire « Chapitre III. Les livres de sentiment »

Mais aussi il y a augmentation de notre personnalité en ce sens que, dans cette vie d’emprunt, nous nous sentons vivre plus puissamment, plus amplement, plus magnifiquement qu’à l’ordinaire. […] Le moi proprement dit en est comme le support et est heureux de le supporter et de s’en sentir agrandi. […] Il est certains livres qu’on ne sait guère comment lire et pour lesquels on sent que l’on n’a point de critérium. […] Il se sent par là d’une classe un peu supérieure au reste de l’humanité. […] Le lecteur des poètes sent qu’il n’est pas un bourgeois.

103. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Madame Récamier. » pp. 121-137

Elle se sent, elle passe, elle apparaît. […] C’est de là que son doux génie, dégagé des complications trop vives, se fit de plus en plus sentir avec bienfaisance. […] Dans son innocence obstinée, je tiens à le faire sentir, elle avait gardé de l’enfance. […] Elle avait au plus haut degré non cet esprit qui songe à briller pour lui-même, mais celui qui sent et met en valeur l’esprit des autres. […] Elle écoutait avec séduction, ne laissant rien passer de ce qui était bien dans vos paroles sans témoigner qu’elle le sentît.

104. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Pensées de Pascal. Édition nouvelle avec notes et commentaires, par M. E. Havet. » pp. 523-539

J’ai pris Fénelon dans le Traité de l’existence de Dieu, et Bossuet dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même ; et, sans chercher à approfondir la différence (s’il en est) de la doctrine, j’ai senti avant tout celle des caractères et des génies. […] On croit sentir, en le lisant, une nature angélique et légère, qui n’a qu’à se laisser aller pour remonter d’elle-même à son principe céleste. […] » Pascal considère cette même nuit brillante, et il sent par-delà un vide que le géomètre en lui ne saurait combler ; il s’écrie : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Comme un aigle sublime et blessé, il vole par-delà le soleil visible, et, à travers ses rayons palis, il va chercher, sans l’atteindre, une nouvelle et éternelle aurore. […] « Il est bon, s’écrie-t-il, d’être lassé et fatigué par l’inutile recherche du vrai bien, afin de tendre les bras au Libérateur. » On n’a jamais mieux fait sentir que lui ce que c’est que la foi ; la foi parfaite, c’est « Dieu sensible au cœur, non à la raison. — Qu’il y a loin, dit-il, de la connaissance de Dieu à l’aimer !  […] Le même jour où l’on a lu Childe-Harold ou Hamlet, René ou Werther, on lira Pascal, et il leur tiendra tête en nous, ou plutôt il nous fera comprendre et sentir un idéal moral et une beauté de cœur qui leur manque à tous, et qui, une fois entrevue, est un désespoir aussi.

105. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre troisième. L’idée-force du moi et son influence »

Toute solidarité, non plus abstraitement conçue, mais réellement sentie et, par cela même agissante en nous, devient unité immédiate pour la conscience et « s’intégre » avec le tout appelé moi. […] Nous ne sentons pas vraiment lorsque toutes les impressions extérieures restent à l’état de dispersion : c’est alors le rêve de la sensation plutôt que la sensation même. […] De plus, outre la conscience des diverses sensations réunies, il y a dans la conscience un mode particulier de sentir qui répond à leur union même. […] L’être vivant, après avoir voulu être et vivre, voudra être et vivre d’une façon intense et, pour cela, ordonnée, harmonieuse, une ; il voudra donc, en prenant peu à peu conscience de ses sensations, se sentir un, puis se penser un. […] Si la vie se sent et jouit de se sentir, elle voudra persister dans cette sensation et dans cette jouissance.

106. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « MÉLEAGRE. » pp. 407-444

Racine, certes, la sentait tout entière, mais il ne la rendait pas également, et il l’accommodait plus ou moins à l’usage de son temps, selon ce qu’on en pouvait porter autour de lui. […] Le spiritus graiæ tenuis camœnæ fut merveilleusement senti des excellents poëtes de Rome, mais ne put être toujours et tout entier ressaisi par eux. […] Je ne prétends point d’ailleurs aujourd’hui faire à quelque bien grand sujet l’application de ce que je crois du moins sentir et de ce que d’autres savent. […] Méléagre en un endroit, par une moins gracieuse image et qui se sent plutôt de la ménippée, compare son mélange à je ne sais quel plat en renom alors, à je ne sais quelle macédoine pleine de ragoût. […] On y sent respirer à chaque mot ce quelque chose de vif, de court, d’imprévu, qui est proprement le génie de l’épigramme.

107. (1772) Éloge de Racine pp. -

Averti par son propre coeur, il vit qu’il fallait la puiser dans le coeur humain, et dès ce moment il sentit que la tragédie lui appartenait. […] Mais comment des beautés si vraies furent-elles d’abord si peu senties ? […] Cette seconde espèce de beautés demande plus de temps pour être aperçue et sentie, et diffère surtout de la première, en ce que celle-ci est embrassée par le sentiment, au lieu que l’autre est admirée par la réflexion. […] Comment louer de pareils ouvrages, sans redire faiblement ce qui a été si bien senti par tous les esprits éclairés ? […] Pourquoi ces mêmes hommes affectent-ils pour Corneille un enthousiasme qu’ils ne sentent pas ?

108. (1912) L’art de lire « Chapitre II. Les livres d’idées »

Du moins à le supposer tel, par comparaison que nous aurons faite de lui à lui, nous aurons pensé, nous aurons réfléchi sur ces différentes forces, extérieures que nous subissons, intérieures que nous saisissons ou croyons saisir ; extérieures que nous sentons, intérieures dont nous prenons conscience ; et nous aurons, en tout cas, élargi le cercle de notre esprit. […] Cela peut aussi nous paraître très facile à réfuter par une donnée immédiate de la conscience, par cette affirmation de notre être intime que, si nous sentons en nous bien des vices, nous nous saisissons aussi à tel moment comme capable d’une vertu et comme dans une sorte d’impuissance de ne pas céder à son appel. […] Les charmes, il faut savoir les goûter ; il faut savoir écouter longtemps ; il faut savoir suivre le penseur dans tous les détours et même dans toutes les hésitations de sa pensée ; il faut sentir l’objection se lever doucement dans notre esprit, mais la prier de ne pas éclater et d’attendre le moment où peut-être l’auteur se la sera faite lui-même, et le plaisir est très vif alors ; car d’abord nous sommes sûrs d’être bien en commerce intellectuel avec l’auteur, puisque nous l’avons prévenu, c’est-à-dire compris d’avance, et ensuite nous nous disons avec satisfaction que nous ne sommes pas indignement inférieurs à lui, puisque l’objection qu’il s’est faite, nous la lui faisions, c’est-à-dire puisque nous circulions dans sa pensée presque aussi largement, presque aussi aisément que lui-même. […] Se sentir en face d’un penseur, toujours en lutte courtoise et bienveillante, sentir qu’il a raison et n’en convenir qu’à la dernière extrémité, mais en convenir franchement, sentir qu’il a tort et se savoir gré de le sentir, mais à la dernière extrémité encore et en se disant toujours que, s’il était là, il ne nous laisserait pas peut-être en pleine sécurité de victoire et aurait sans doute quelque redoutable retour offensif ; lui prêter, même en les tirant de lui ou de vous, quelque argument de réserve à vous réduire ou à vous embarrasser : voilà l’exercice qui constituera pour vous une bonne hygiène intellectuelle.

109. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « L’Empire Chinois »

Tous, à quelque pâturage d’opinion qu’ils appartiennent, ont senti l’importance de ce document qui leur tombait presque du ciel — car c’était de la main d’un pieux missionnaire — et qui brillait des deux qualités distinctives de tout document imposant : la probité et l’intelligence. […] On sent que l’homme qui raconte ainsi est un homme de bon sens, et d’un bon sens rendu plus solide encore par cet admirable et assainissant catholicisme qui guérirait le cerveau d’un fou, s’il y entrait ! Et ce n’est pas tout : on sent aussi que c’est là un homme d’un grand caractère. […] Huc, dont on sent la charité indulgente à travers l’ironie, comme à travers celle de Tacite on sent l’amertume du mépris, nous peint cet abaissement de l’âme sous toutes les faces de l’abjection et dans son luxe d’infamies. […] « Chien au chenil aboie à ses puces, chien qui chasse ne les sent pas.

110. (1902) Le culte des idoles pp. 9-94

Taine, de dégoût et d’ennui, ait senti le besoin de se faire protestant. […] Mais, chez beaucoup, cette manie des longues descriptions vient soit d’une impuissance à sentir, soit d’une ignorance de la langue. […] Sentir d’une manière rare, voilà quelle était sa spécialité, ou du moins celle qu’il se croyait et que tout le monde lui attribua. […] Ce sont des hommes qui ont à peu près la même façon de sentir l’existence. […] Ils se sentent emportés dans un mouvement irrésistible ; tout leur effort est d’aller à droite ou bien d’aller à gauche, et ils le donnent d’instinct.

111. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre I. La littérature pendant la Révolution et l’Empire — Chapitre IV. Chateaubriand »

Caractère et esprit : orgueil, rêve, ennui ; médiocrité des idées : puissance d’imaginer et de sentir. — 3. […] Comme il sent en soi, et ne sent pas en autrui les passions humaines, il s’estime différent, unique, donc supérieur. […] Il les sentait avant de les penser, au lieu que Mme de Staël pensait plus qu’elle ne sentait. […] Chateaubriand n’avait pas besoin de nous le dire ; on sent que cette vie militaire a été vécue. […] Avec quelle exactitude, je ne puis le dire : il faut regarder ses tableaux pour le sentir.

112. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre dixième. »

La Fontaine a senti aussi vivement qu’aucun de ses contemporains les grandeurs de son époque, mais il n’a été dupe ni du grandiose ni de l’étiquette. […] En voyant peint si au vif ce qu’ils ont senti, ils s’exercent à sentir vivement. […] Sur ces deux points il ne se sent pas en règle, et il n’en dit rien. […] Elle est sans colère contre ceux qui ne la pratiquent pas ; aussi ne l’aperçoit-on pas toujours, mais on la sent. […] La Fontaine est doublement créateur ; il sent dans la vieille langue tout ce qui vit encore, et il le remet au jour ; et, pour la langue nouvelle, aucun poète n’y est plus hardi.

113. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre septième »

Sur quels genres s’est fait sentir pins particulièrement l’influence personnelle de Louis XIV […] C’est là qu’on y sent, pour ainsi dire, sa présence et qu’on y respire sa grandeur. […] Sur quels genres s’est fait sentir plus particulièrement l’influence personnelle de louis xiv. […] On sent combien l’influence de Louis XIV l’y aida. […] Mot charmant, qui fait sentir si vivement la beauté de son sacrifice.

114. (1903) Articles de la Revue bleue (1903) pp. 175-627

Il sentit s’allumer en lui un enthousiasme de pensée qui ne s’éteignit plus. […] Il est visible que l’influence de Taine se fit sentir à M.  […] Gabriel Sarrazin transparaît, et l’on sent qu’au fond, il a peu d’analogie avec Taine. […] Tout artiste puissant et original doit nécessairement heurter le goût de ses contemporains, car il apporte une façon nouvelle de sentir, et une façon nouvelle de sentir ne peut s’exprimer fortement qu’avec des moyens nouveaux. […] Nous ne sentons pas le courant qui nous entraîne, parce qu’il entraîne avec nous tout ce qui nous entoure, de même que nous ne sentons pas la vitesse avec laquelle nous roulons dans l’espace sur le petit astre qui nous porte.

115. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Prévost-Paradol » pp. 155-167

on est ce qu’on est, et on se sent. On se sent ministre entre cuir et chair, et on serait bien aise que la petite éruption se fît. […] Parfaitement sûr d’avoir en lui (il les sentait remuer !) […] Mais, dans le cours de ces articles sur tant· de sujets, je n’ai pas senti une seule fois l’accent ému, sincère et mâle d’un homme… L’auteur, qui ne pense qu’à une chose, — à rendre au temps présent le désagrément qu’il en reçoit, — tombe sur nous tous tant que nous sommes à coups de moralistes et de moralités. […] Je sais bien, il est vrai, qu’il ne s’en déchargea point, mais on n’en sent pas moins dans les articles qu’il y a écrits cette gestation douloureuse et puissante du grand orateur et du grand ministre, dont il n’accoucha pas, pour son soulagement et à jamais pour le nôtre, mais qui n’en communiqua pas moins une force mystérieuse dont, avait grand besoin, du reste, le pauvre Journal des Débats.

116. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Ferdinand Fabre  »

On sent dans la curiosité de son observation une très réelle sympathie. […] Ainsi pas une phrase qui ne sente en plein l’église ; pas une qui ne porte la soutane. […] Ferdinand Fabre a nettement vu et ce qu’il a fait très fortement sentir dans son Abbé Tigrane. […] L’abbé Capdepont est un bon prêtre, un prêtre croyant : il se sent élu de Dieu, quoiqu’il ait lui-même fortement aidé à l’élection ; et, comme l’épiscopat est l’achèvement du sacerdoce et confère un surcroît de grâce, il sent déjà cette grâce en lui, et son âme est transformée du moment qu’elle croit l’être. […] Dès lors il sent sa foi même crouler et finit par le suicide.

117. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Saint-Martin, le Philosophe inconnu. — I. » pp. 235-256

Il sent bien que de tels rapprochements peuvent paraître à d’autres superstitieux ou futiles, et il ajoute qu’il ne les note par écrit que pour lui seul. […] Ce qu’il sentit là dans la famille, il le sentira bientôt à plus forte raison devant tout son siècle. […] Il se sentait pour cela une force infinie d’émanation et d’onction dans l’intimité. […] Il lui arriva seulement, à la vue de toutes ces cérémonies et de ces cercles qui sentaient la cabale, de dire au maître avec le bon sens du cœur : « Comment, maître, il faut tout cela pour prier le bon Dieu ?  […]   Quand je n’ai eu à combattre que des erreurs, je me suis senti tout de feu ; quand j’ai eu à combattre des passions, je me suis trouvé tout de glace.

118. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Saint-Martin, le Philosophe inconnu. — II. (Fin.) » pp. 257-278

La veille du jour où l’on apprit à Amboise la chute de Robespierre, Saint-Martin se sentit sollicité d’un ardent besoin de prier : Je repassais dans mon esprit les horreurs du règne où nous étions, et dont je pouvais à tout moment éprouver personnellement les cruels effets : je me résignais en conséquence à l’arrestation, à la fusillade, à la noyade, et je disais à Dieu que partout là je me trouverais bien, parce que je sentais et je croyais que j’y serais avec lui. […] Et de plus, on sent dès à présent la différence d’esprit entre lui et M. de Maistre. […] Garat avait l’air de souhaiter que je me fisse connaître davantage et que j’entrasse plus amplement en matière, mais je ne m’y sentis nullement poussé, et je me contentai d’avoir lancé mon trait… Ce n’était qu’une première escarmouche. […] Il démêle l’espèce de jeu de mots et d’escamotage à l’aide duquel l’école de Condillac se flattait d’expliquer tout l’homme : Vous êtes tellement plein de votre système des sensations, que ce ne sera pas votre faute si tous les mots de nos langues, si tout notre dictionnaire enfin ne se réduit, pas un jour au mot sentir. […] Âgé d’environ soixante ans, Saint-Martin sentait intérieurement les approches de sa fin et ne continuait pas moins de cultiver ses relations d’amitié : J’arrive à un âge et à une époque, disait-il, où je ne puis plus frayer qu’avec ceux qui ont ma maladie.

119. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — II » pp. 112-130

Il a dit d’une manière piquante, et qui se rapporte bien à sa première timidité et gaucherie naturelle : Je ne veux pas être loué, mais approuvé seulement ; voilà l’aliment de mes succès, et si je vivais tout de suite avec des gens dont je sentisse l’approbation continuelle et pas autre chose ni moins, je ne sais pas jusqu’où j’irais. […] On retrouve dans cette fin toute la verve que nous lui avons vue précédement à nous parler de son père, et cette touche qui sent sinon le vieux Romain, du moins le vieux Français. […] Je me bornerai à dire avec lui : « N’ayant aucune intrigue à la Cour, il est aisé de sentir ce qui en arrive : tout ce qu’on fait de bien est peu senti, ou est attribué à d’autres, et la moindre faute qu’on peut faire devient un crime qui vous met à découvert. » Et à un autre endroit, trouvant à son fils M. de Paulmy, alors ambassadeur en Suisse, quelques-unes des qualités de mesure, d’insinuation et d’adresse qu’il n’avait pas, il dit, par un retour sur lui-même et en indiquant le contraste : « Il loue…, il approuve, il sait réduire ses idées et les diminuer quand il faut ; on est bien heureux d’être de cette souplesse, car il faut plaire pour réussir ; les hommes sont plus difficiles que les affaires 20 ». […] Qu’on sente donc son cœur, qu’on l’écoute, ne fût-ce que quelques moments ; c’est toujours cela. […] On suit bien chez d’Argenson la maladie qui précéda cette venue de Rousseau, le persiflage par bel air ou l’affectation fausse de sensibilité de la part de ceux qui en manquaient le plus : « On ne voit, dit-il énergiquement, que de ces gens aujourd’hui dont le cœur est bête comme un cochon, car ce siècle est tourné à cette paralysie du cœur ; cependant ils entendent dire qu’il est beau d’être sensible à l’amitié, à la vertu, au malheur ; ils jouent la sensibilité presque comme s’ils la sentaient. » Le grand mérite de Rousseau fut de sentir avec vérité ce qu’il exprima avec force et quelquefois avec emphase : car par lui on passa brusquement de la presque paralysie du cœur à une sorte d’anévrisme soudain et de gonflement impétueux.

120. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. » p. 232

On sent à quelques éclairs lumineux combien il n’a manqué à cette exquise intelligence qu’un peu de recueillement et d’étude pour tout entendre des arts, de la littérature proprement dite, de tout ce qui constitue une culture accomplie. […] Vraiment c’est ici le refuge de la peinture ; on sent qu’elle y est adorée par une religion profonde, sans paroles. […] Le sentir là-bas, loin de sa mère, malade peut-être, et presque certainement sans argent, est un chagrin de plus dans tous nos chagrins qui s’accumulent à ne plus savoir comment les porter. […] ses vers sentent toujours le ciel. […] Ne parlons donc pas des riches, sinon pour être contents de ne pas les sentir souffrir comme nous.

121. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Anatole France »

On se souvient de ce qu’on a senti peut-être, ou plutôt de ce que des maîtres vénérables ont dit qu’il fallait sentir. […] Nous sentons dans l’Évangile je ne sais quel charme profond, mystique et vaguement sensuel. […] Il contentera les philosophes, car on y sent à chaque instant, ai-je besoin de le dire ? […] Plus tard, l’homme moyen accepte des explications qu’il croit définitives ; il perd le don de s’étonner, de s’émerveiller, de sentir le mystère des choses. […] Je crois les comprendre et les sentir entièrement ; mais je les aime tant que je n’ai pu les analyser sans un peu de trouble.

122. (1902) L’œuvre de M. Paul Bourget et la manière de M. Anatole France

Et vu leur nature même, essentiellement empirique, il est impossible que l’on soit nouveau, dans l’acception pleine du moi, et autrement qu’en imprimant à ce que l’on s’est assimilé sa marque personnelle qui, pour l’écrivain, est son mode de sentir. […] Pour un esprit incapable de séparer un fait de sa signification abstraite, le présent n’a normalement pu être senti qu’éphémère, et l’avenir illusoire et passager ; et si, dans les premiers temps de sa carrière, il a vu sincèrement, dans chacune de ses sensations, autant de points de départ et d’aboutissement de sa raison d’être, et tendu de toute son ardeur volontaire à en analyser perpétuellement l’essence, on sent ce qu’il a dû entrer pour lui, dans une telle poursuite, d’entêtement et presque d’autosuggestion. […] À le voir observer, mentaliser et courir après la volupté de l’expression — où se reflète le mirage de l’idée, — il est impossible de ne pas sentir qu’il y puise sa plus sûre jouissance. […] Mais au moins, après avoir senti que c’est principalement à son style que M.  […] l’idée directrice d’un cerveau, serait-elle, comprise ou seulement sentie, serait-elle ce cerveau même !

123. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Madame Émile de Girardin. (Poésies. — Élégies. — Napoline. — Cléopâtre. — Lettres parisiennes, etc., etc.) » pp. 384-406

Ce que je dis là, Mme de Girardin elle-même semble l’avoir senti, et elle l’a exprimé à sa manière bien mieux que moi. […] Tout cela est à merveille, bien senti, bien frappé. […] Évidemment le premier genre Soumet est détrôné ; on sent que Théophile Gautier est venu, et que, tout à côté de l’auteur, il s’est beaucoup moqué de l’ancienne tragédie. […] Elle s’amuse elle-même, on le sent, de ce qu’elle dit et de ce qu’elle entend, pour peu que ce qu’elle entend soit spirituel. […] Sa perte a été vivement sentie.

124. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Hégésippe Moreau. (Le Myosotis, nouvelle édition, 1 vol., Masgana.) — Pierre Dupont. (Chants et poésies, 1 vol., Garnier frères.) » pp. 51-75

Trois imitations chez lui sont visibles et se font sentir tour à tour : celle d’André Chénier dans les ïambes, celle surtout de Barthélemy dans la satire, et celle de Béranger dans la chanson. […] On sent tout ce qu’une telle pièce a d’élevé, de poétique et de touchant ; que lui manque-t-il donc pour être un chef-d’œuvre ? […] Je me plais à remarquer et le bienfait et la reconnaissance, pour faire sentir qu’ici encore, moins que jamais, il ne saurait y avoir lieu à toutes les déclamations par lesquelles on se plaît à accuser la société en masse au nom du talent méconnu. […] Pierre Dupont sentit en lui le démon plus fort que la règle ; il brisa ou délia sa chaîne légère, je ne l’en blâme pas ; il voulut être tout à fait libre et indépendant, sans rester moins reconnaissant du passé. […] L’effet de la chanson de chaque métier doit être, au contraire, de faire que chacun, tandis qu’il la chante, se sente intérieurement fier, orgueilleux même de son état, et le préfère décidément aux autres professions, sans mépris toutefois, sans insulte et sans amertume.

125. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « La Harpe. Anecdotes. » pp. 123-144

La Harpe n’eut pas dans le goût la fermeté et la force de sentir cela, ni de se retrancher net ses prétentions contestables, pour se tenir à sa seule et véritable vocation. […] Ami et précurseur d’André Chénier, il sentait tout ce qu’il y avait de faible, d’incomplet et de court dans le goût de La Harpe, lorsque celui-ci prétendait juger des vers. […] Certes, à tout prendre, et surtout pour les contemporains, c’était quelqu’un que M. de La Harpe, et je crois l’avoir assez fait sentir dans mon premier jugement. […] Je sentais mon cœur soulagé et dilaté, mais en même temps comme prêt à se fendre. […] Cazotte arrive par gradations à faire sentir que de plus grandes dames encore que la duchesse iront à l’échafaud, des princesses du sang et de plus grandes que ces princesses elles-mêmes.

126. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section III. Des ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre premier. Que personne à l’avance ne redoute assez le malheur. »

On se sent saisi par une seule idée, comme sous la griffe d’un monstre tout puissant, on contraint sa pensée, sans pouvoir la distraire ; il y a un travail dans l’action de vivre qui ne laisse pas un moment de repos ; le soir est la seule attente de tout le jour, le réveil est un coup douloureux qui vous représente chaque matin votre malheur avec l’effet de la surprise. […] La douleur est fixe, et rien ne peut la déplacer qu’un événement, ou le courage ; alors que le malheur se prolonge, il a quelque chose d’aride, de décourageant, qui lasse de soi-même, autant qu’il importune les autres ; on se sent poursuivi par le sentiment de l’existence, comme par un dard empoisonné ; on voudrait respirer un jour, une heure, pour reprendre des forces, pour recommencer la lutte au-dedans de soi, et c’est sous le poids qu’il faut se relever, c’est accablé qu’il faut combattre, on ne découvre pas un point sur lequel on puisse s’appuyer pour vaincre le reste. […] Il faut être dégoûté de soi, et se sentir lié à son être, comme si l’on était deux, fatigué l’un de l’autre ; il faut être devenu incapable de toutes les jouissances, de toutes les distractions, pour ne sentir qu’une douleur ; il faut, enfin, que quelque chose de sombre, desséchant l’émotion, ne laisse dans l’âme qu’une seule impression inquiète et brûlante.

127. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 36, de la rime » pp. 340-346

On ne sent même l’agrément de la rime qu’au bout de trois et de quatre vers, lorsque les rimes masculines et feminines sont entrelacées de maniere que la premiere et la quatriéme soient masculines et la seconde et la troisiéme feminines, mélange qui est fort en usage dans plusieurs especes de poësie. Mais pour ne parler ici que des vers où la rime paroît dans tout son éclat et dans toute sa beauté, on n’y sent la richesse qu’au bout du second vers. […] L’agrément de la rime, ajoûtera-t-on, s’est fait sentir à toutes les nations. […] En premier lieu, je ne disconviens pas de l’agrément de la rime ; mais je tiens cet agrément fort au-dessous de celui qui naît du rithme et de l’harmonie du vers, et qui se fait sentir continuellement durant la prononciation du vers métrique.

128. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — II » pp. 159-177

C’est un délicat, mais un délicat qui a senti des choses si particulières et si aiguës, qu’il osera infiniment, lorsqu’il s’agira d’exprimer au vif ses façons d’être et de penser. […] Je ne me suis point senti grandement disposé à l’accueillir avec cette prévenance d’où un étranger peut conclure qu’il est le bienvenu. […] il sent les anxiétés de la vie, faute de leur aliment accoutumé, s’éloigner toutes et s’évanouir. […] Il faut voir ces choses dans l’original, avec l’humour qui y est propre, et être soi-même du cru pour les sentir. […] Le sopha convient à un membre goutteux, il est vrai ; mais, bien qu’étendu sur un sopha, puissé-je ne jamais sentir la goutte !

129. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE DURAS » pp. 62-80

Villemain vers qui elle se sentait portée, tant à cause de son prodigieux esprit de conversation qu’en faveur de ses opinions politiques modérées, aux confins du seul libéralisme qu’elle pût admettre. […] à conjurer ces fantômes : je ne savais pas qu’il n’y a de repos qu’en vous ; » quand on entend ce simple élan interrompre le récit, on sent que l’auteur lui-même s’y échappe et s’y confond, et qu’il dit sa propre pensée par la bouche de cette martyre. […] S’il est quelques livres que les cœurs oisifs et cultivés aiment tous les ans à relire une fois, et qu’ils veulent sentir refleurit dans leur mémoire comme le lilas ou l’aubépine en sa saison, Edouard est un de ces livres. […] Le style de Mme de Duras, qui s’est mise si tard et sans aucune préméditation à écrire, ne se sent ni du tâtonnement ni de la négligence. […] Donner l’affection à ceux qui ne la sentent pas, c’est vouloir donner la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds.

130. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « M. de Féletz, et de la critique littéraire sous l’Empire. » pp. 371-391

Le critique peut être un brave, mais en général ce n’est pas un héros, et, comme bien des braves, pour avoir toute sa bravoure, il a besoin de se sentir appuyé. […] Bertin, en homme d’esprit qu’il était, s’avisa de l’aller prendre lorsqu’ayant fondé le Journal des débats, il sentit que le feuilleton des théâtres faisait défaut. […] Tout en rendant justice à Geoffroy, on sent que c’était celui dont il s’éloignait le plus par ses habitudes polies et par le ton. […] Il faut convenir que celui qui sent de la sorte, quand il vient à porter un coup juste, doit l’assener vigoureusement. […] Nous aussi, nous sommes revenus à une de ces époques où l’on sent très bien que la critique, celle même qui se bornerait à résister au faux et au déclamatoire, aurait son prix.

131. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Armand Carrel. — I. » pp. 84-104

Se battre contre son pays est toujours une chose grave, et Carrel, si délicat en telle matière, dut le sentir autant que personne. […] Il est de ces hommes qui se sentent et même qui paraissent toujours à la gêne par quelque côté, tant qu’ils ne sont pas en plein dans le champ de l’action. […] Il y a d’ailleurs beaucoup de bonnes idées, de bons jugements de détail, bien dits, fermement pensés, et qui sentent le politique. […] Il s’y élevait à des vues générales qui embrassaient toute la politique et la civilisation de ce pays ; mais surtout il y exposait la campagne de Mina en Catalogne, et les aventures de la Légion libérale étrangère, avec feu, avec une netteté originale et une véritable éloquence ; on sentait qu’il ne manquait à ce style un peu grave et un peu sombre, pour s’éclairer et pour s’animer, que d’exprimer ce que l’auteur avait vu et senti. […] La fondation du National, en janvier 1830, allait élargir pour Carrel le nouveau champ d’action et de manœuvre où il essayait de se naturaliser ; mais ce ne fut point tout d’abord qu’il s’y sentit à l’aise, et il n’y eut point dès le premier jour ses coudées franches.

132. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre deuxième. Rapports du plaisir et de la douleur à la représentation et à l’appétition »

Wolf alla jusqu’à définir le plaisir la connaissance intuitive d’une perfection quelconque, vraie ou imaginaire, — oubliant que nous jugeons la perfection et l’harmonie d’après ce que nous sentons, au lieu de sentir d’après ce que nous jugeons. […] Je n’ai pas besoin de rien me rappeler ni retenir pour sentir immédiatement une brûlure ou un coup. […] D’ailleurs, ce n’est pas la douleur du froid de l’acier ou de sa forme tranchante que nous sentons ; c’est la douleur de la blessure ou plutôt des ébranlements produits par la blessure de proche en proche. […] Point de plaisir, si matériel, si grossier et simple qu’il soit, qui ne renferme une forme rudimentaire d’activité intellectuelle, par cela même qu’il est un fait de conscience et que la conscience ne s’y sent pas isolée, mais en contact avec quelque autre chose qui lui résiste ou lui cède. […] Bref, le sentir est intimement associé au côté volontaire ou, comme on dit, animal de notre organisation, par opposition au côté automatique et végétatif.

133. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Théocrite »

On sent, même avec une oreille à demi profane, combien dans ce dialecte dorien l’ouverture des sons se prête à peindre largement les perspectives de la nature. […] Tout enfants qu’ils sont encore, ils parlent d’amour, non pour l’avoir senti autrement qu’on peut le sentir à douze ou treize ans ; ils en parlent toutefois à ravir, soit par ouï-dire et sur parole, soit par un précoce instinct. […] Suivons donc, autant que nous le pourrons, le poëte dans sa marche printanière, et attachons-nous, chemin faisant, à faire sentir ce que nous ne rendrons pas […] Tout sentait en plein le gras été, tout sentait le naissant automne. […] C’était pour le Journal des Débats que j’écrivais ces articles, et je m’y sentais un peu à l’étroit.

134. (1859) Cours familier de littérature. VII « XLIe entretien. Littérature dramatique de l’Allemagne. Troisième partie de Goethe. — Schiller » pp. 313-392

Elle adorait son mari, et elle célébrait chaque anniversaire de leur mariage par des vers où l’on sentait la vibration prolongée de l’amour de la jeune fille dans le cœur de la femme. […] On sent dans sa vie l’imitation puissante et habile, mais enfin l’imitation partout. […] On sent que l’homme d’État, quoique sénile, souffre et adore ; sa sénilité même fait compatir à sa passion. […] Je la regardai fixement ; pour la première fois je me sentis mal à l’aise ; je lui demandai : “Eh bien ! […] « Tu m’as aimée, je le sais ; quand tu me conduisais par la main, je l’ai senti à ton haleine, au son de ta voix ; oui, j’ai senti à quelque chose, comment dirai-je ?

135. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Le Comte Léon Tolstoï »

Chez aucun de nos romanciers au même degré, pas même chez Balzac, chez Stendhal et chez Flaubert, qui sentirent cependant, surtout ce dernier, le transitoire humain, le cours des années n’est si magistralement marqué dans le cours des carrières. […] Napoléon à son entrée à Moscou et s’ensanglantant l’esprit de ce dessein, qui perd toute cette barbarie assumée après quelques mots d’un insignifiant entretien avec un Français par qui il ne peut s’empêcher de se sentir ressaisi de tous les liens sociaux. […] Que ce soit une rougeur fébrile de Natacha, une parole douteuse d’Anna Karénine, une mine de dédain du prince André, ou le prince Nicolas frémissant et attendant l’occasion de lancer un régiment à la charge, le lecteur attiré, contraint et pénétrant se sent devenir peu à peu ces êtres et il est devant les mouvements de leurs esprits, comme face à face avec lui-même en ces instants où dans un sourire on sent et on découvre soudain tout le détail de sa nature, et comme elle est familière, unique, connue, surprenante et retorse. […] Ces romans forcent impérieusement à aller aux personnages, à participer aux événements, à ce qu’on se sente touchant à toutes ces existences, et sans cesse comme aux côtés des héros, adjoint, perdu dans la foule qui les entoure, en témoin invisible de leur solitude et de leurs pensées. […] Au ton des premiers romans, à l’absence de ces passages frémissants de passion où l’auteur, emporté par l’attrait de ses visions, précipite et dompte son style, à l’insouciance des développements, à toute la conduite lente et lasse de l’œuvre, on sent l’abîme qui se creuse entre l’auteur et son domaine.

136. (1856) Cours familier de littérature. II « XIIe entretien » pp. 429-507

Ce n’est pas au moment du coup qu’on sent la douleur, c’est au contrecoup : il faut du temps à tout, même au supplice. […] Job sent l’outrage sous la feinte pitié. […] On sent les premières représailles de l’homme contre Dieu. […] » Sa patience lui échappe, et il le sent. […] Dieu a donc associé, dans l’âme, à la faculté de comprendre, la faculté de sentir, ou le sentiment.

137. (1888) Impressions de théâtre. Deuxième série

Cela se sent partout. […] Et Blanche… sentez-vous venir le coup ? […] Tout comédien se sent généreux et s’en sait bon gré. […] Leconte de Lisle pense et sent ainsi, il a bien fait de le dire. […] Il a ce don précieux de sentir et de penser, en art, comme la foule, — en sachant clairement pourquoi il pense et sent ainsi.

138. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIIIe entretien. Madame de Staël. Suite. »

En tout genre, il n’attaque jamais que quand il se sent de beaucoup le plus fort. […] L’impression de la jeunesse de la femme s’y fait sentir plus que dans les autres livres, c’est une réminiscence toute chaude encore de sentiments mal éteints. […] Une retraite à dix lieues de Paris était l’unique objet de mon ambition, et je sentais avec désespoir que, si j’étais une fois exilée, ce serait pour longtemps, peut-être pour toujours. […] Penser fortement, sentir sincèrement, agir dignement, parler éloquemment, agir au besoin héroïquement étaient à ses yeux une même condition littéraire. […] Si le talent n’était pas mobile, il inspirerait aussi souvent les belles actions que les touchantes paroles ; car elles partent toutes également de la conscience du beau, qui se fait sentir en nous-mêmes.

139. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre neuvième. Les idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Les successeurs d’Hugo »

Les grandes idées et les beaux vers abondent ; et cependant, même dans les pages les plus vantées, on sent trop le travail patient. […] Ce que nous aimons mieux que toutes les autres pièces, ce sont celles où Leconte de Lisle, comme malgré lui, sent et s’émeut, au lieu de refléter toutes choses comme un miroir. […] Joie immense de s’abandonner, de se laisser aller, de se sentir emporté comme par un flot, de sentir monter en soi la passion comme un océan ! […] La mort qui vient est, elle aussi, une puissance qui s’empare de vous, doucement : c’est encore une volupté de se sentir aller sans résistance, sans volonté. La vie est toujours un effort ; il est doux de sentir par moment cet effort se suspendre, de s’évanouir à soi-même, de se dissoudre comme un rêve.

140. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Le buste de l’abbé Prévost. » pp. 122-139

M. le préfet donna le signal par quelques paroles bien senties, où l’administrateur montrait qu’il se ressouvenait de l’homme de lettres. […] Je n’ai point à analyser ces discours qui d’ailleurs ne sentent point du tout le panégyrique, et qui se recommandent par une étude consciencieuse de l’écrivain célèbre qui en était l’occasion et le sujet. […] S’il y a un art, c’est qu’il est impossible au lecteur de sentir l’endroit où la réalité cesse et où la fiction commence. […] C’est qu’il n’en a pas eu l’idée : il l’a sue, il l’a sentie, il l’a racontée. […] Même quand il porte des fers et quand il est à la gêne, on sent chez Prévost l’homme de qualité, une plume de vocation libérale et non esclave.

141. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Louis XIV et le duc de Bourg, par M. Michelet. (suite.) »

avec un esprit si distingué, ce semble, si pénétrant et si zélé, le duc de Bourgogne ne sentit jamais le besoin de ne plus marcher à la lisière. […] Fénelon, qui n’était plus alors à Versailles, mais qui ne cessait de le suivre de l’œil et de l’environner de conseils, sentait bien le défaut capital joint à la qualité que nous signalons, et il en avertit dans beaucoup de ses lettres, pour qu’on y prenne garde et qu’on n’y abonde pas. […] Il le voudrait tel ; il lui voudrait souffler le feu sacré, et il sent trop bien que le jeune homme trop morigéné ne l’a pas ; il voudrait lui élargir les vues et lui dilater le cœur, et il sent que cela ne se peut pas. […] Sans aller si avant, chacun le sentait, le royaume était bien malade. […] Michelet a très bien senti, très spirituellement exprimé et concentré à sa manière ce que j’ai, dans tout ce qui précède, étendu et développé à la mienne : « Fénelon n’eut le duc de Bourgogne qu’à sept ans.

142. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Salammbô par M. Gustave Flaubert. (Suite.) » pp. 52-72

Mâtho se sent dévoré d’un mal secret : ce grand corps de géant est abattu et comme anéanti. […] On sent le procédé composite. — Bref, la fille d’Hamilcar le tient au cœur : il la veut. […] On sent trop que c’est fait exprès. […] Une circonstance particulière, celle de la chaînette qui se brise, est venue introduire une combinaison de plus, un calcul et un artifice qui sent son Vulcain. […] Grâce à Salammbô qui s’en revient avec sa conquête, Carthage a donc recouvré le voile sacré et a senti relever son espérance.

143. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre X. Mme A. Craven »

Tant qu’il y aura des cœurs, et des cœurs religieux, on relira ce livre de Mme Augustus Craven, car tous les cœurs ne sont pas aptes à sentir et à goûter ce livre-là. […] et elle eut la chance de ne pas sentir son bonheur ! […] Sous le coup de cette découverte, la femme trompée revient à Dieu, mais, tout en y revenant, ne voilà-t-il pas qu’elle se sent un petit amour naissant pour un vertueux philanthrope (un conférencier de ces derniers temps ; quelle élégance pour une femme du monde !!). […] Après le colossal Balzac, qui a renouvelé les sources du roman, il faut, pour avoir le courage d’en écrire un, se sentir du sang sous les ongles, plus qu’il n’en peut tenir dans toute la petite main d’une femme. […] … Mme Sand, cette usurpatrice qui a régné si facilement par ce vil temps d’usurpateurs, Sand, je l’ai dit plus haut, sent déjà le cadavre dans son talent et dans ses œuvres.

144. (1778) De la littérature et des littérateurs suivi d’un Nouvel examen sur la tragédie françoise pp. -158

On admire presque involontairement, & l’on se sent pénétré comme d’une chose vraiment nouvelle. […] Alors chacun sent la force des objections de son Adversaire & les pèse. […] Heureux donc qui sent l’enthousiasme de son art ! […] Voulez-vous sentir combien il est borné & foible ? […] pourquoi dissimulerois-je ma manière de voir & de sentir ?

145. (1870) La science et la conscience « Chapitre I : La physiologie »

On a toujours dit que l’animal sent, que l’homme pense ; on n’a jamais dit que c’est le cerveau de l’un qui sent, le cerveau de l’autre qui pense. […] L’être véritable, pour elle, c’est le moi, l’individu dont elle sent l’unité, l’identité, l’autonomie, la causalité libre. […] Il le sent si bien qu’il se reconnaît coupable de la faute ou du crime qu’il commet. […] Il le sent si bien qu’il ne peut, quelle que soit sa modestie, se soustraire à un sentiment de satisfaction personnelle. […] Nous nous sentons toujours libres dans le premier état, puisqu’alors même nous conservons le sentiment de notre responsabilité, repentants et honteux d’avoir cédé à la passion ; mais nous nous sentons moins libres.

146. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre V. De la lecture. — Son importance pour le développement général des facultés intellectuelles. — Comment il faut lire »

Enfin je voudrais ouvrir largement le xixe  siècle aux jeunes gens, sans exclure aucun genre et sans craindre d’accueillir des œuvres que la postérité ne recueillera pas ; ils y trouveront, sous une forme nouvelle et appropriée à leur façon de sentir, de penser et de parler, la plupart des idées qu’ils auront précédemment tirées des anciens, des étrangers et des classiques. Ils y saisiront surtout avec plus de facilité le rapport du livre et de la vie, l’étroite liaison de l’idée et de la réalité : ils sentiront que ce ne sont point des fantaisies en l’air dont on les entretient ; ils apercevront dans ces mots, ces éternels mots, dont tant de siècles ont fatigué leurs oreilles, toute la vie de l’humanité et leur propre vie. […] Au reste, c’est l’honneur singulier, c’est l’immortel mérite des classiques, que, si élevée que soit leur œuvre au-dessus de la médiocre réalité, vous ne vous y sentirez jamais tout à fait dépaysé. […] C’est que nous sentons brutalement, passivement. […] L’impatience de sentir la vérité heurtée et défiée vous suggérera bientôt les moyens de la défendre et de la rétablir.

147. (1766) Le bonheur des gens de lettres : discours [graphies originales] « Le Bonheur des gens de lettres. — Premiere partie. » pp. 12-34

Aussitôt il se sent un homme nouveau, sa vue plane, il ne se laisse pas surcharger de ces Loix inutiles que la sottise ajoute aux Loix nécessaires à la société ; il ne se prépare pas des remords en se créant des devoirs arbitraires(a). […] Que d’autres comme accablés d’eux-mêmes vendent leur existence ; son ame qui redoute jusqu’à l’ombre de la servitude se refuse également aux voies obliques de l’intrigue, à la souplesse du manége, à la moindre démarche qui sente la flatterie. […] Il ne sent plus que d’une maniere incertaine, & il devient le jouet infortuné du premier caprice qu’il vient de se forger. […] Qui ne sent frémir la partie la plus sensible de lui-même à la touche énergique d’un Tacite, il peint & il écrase les tyrans, & du même trait les dévoue à l’opprobre. […] Titus, Marc-Aurele & Julien furent des Empereurs Philosophes, l’antique vœu de Planton fût rempli, & sous leur régne paisible les hommes sentirent le bonheur d’être gouvernés par des Chefs éclairés, & par conséquent échauffés de l’amour de l’humanité.

148. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre premier. La critique et la vie littéraire » pp. 1-18

Ce qui fait la vie d’une critique, c’est qu’on sent que l’explication rationnelle, analytique, vient au secours de l’intuition, la traduit, l’amplifie, la justifie. Sentir vif et juste, désirer s’expliquer et expliquer son sentiment, sont également nécessaires. […] Certes, le premier, n’ayant de sa vie rien senti, ne pouvait juger qu’à faux et ne s’en privait pas. […] Brunetière se met à écrire avant que de sentir, et malgré la force de son intelligence, il est un critique pour l’histoire seulement, pour Bossuet, pour Massillon, non pour la littérature qui se vit, qui se fait, qui se sent dans son siècle. […] L’auteur de Michel Teissier, que j’ai nommé sans complaisance, doit me traiter de crapule ou de girouette quand je m’exalte sur Paul Adam : c’est qu’il ne sent pas la différence d’un conteur passable à un bel écrivain.

149. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Première série

A-t-il senti parfois sa puissance inégale à son dessein ? […] Nous nous sentons passer, mais au moins nous passons. […] oui, il faut sentir ainsi : c’est si naturel ! […] Renan ne se sent pas de joie ! […] Renan se sent souverainement intelligent comme Cléopâtre se sentait souverainement belle.

150. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 239-252

Qui ne comprendra, par exemple, que dans la Description énergique du Tableau du Jugement dernier, par Michel-Ange, le Poëte a eu pour but principal, de faire sentir aux Peintres combien il est essentiel de ne pas négliger, dans leurs Ouvrages, les bienséances, les mœurs & le costume ? […] La maniere de concevoir & de sentir, le mouvement & l’ordre des idées, la tournure de l’expression, une certaine forme d’exister & de vivre dans ses Ouvrages, qui lui est particuliere. […] Les différens contrastes ne sont que mieux sentir la dextérité & la richesse de son pinceau. […] Racine, dès son enfance, distingue les Œuvres d’Euripide, des Livres que ses Maîtres lui présentent ; Boileau sent, à la lecture d’Horace, ce qu’il est capable de faire. […] Les autres Ouvrages de M. l’Abbé Marsy ne tendent tout au plus qu’à faire sentir les méprises d’un Ecrivain, dès qu’il s’écarte de son vrai genre.

151. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre II. Des éloges religieux, ou des hymnes. »

Frappé de tant de merveilles, il sent que leur cause n’est point en lui-même ; il sent que tout est l’ouvrage d’un être qui se dérobe à ses sens, mais qui se manifeste à lui par ses bienfaits. […] Plein du sentiment religieux qui s’élève dans son cœur, il mêle sa voix à celle de la nature ; et du sommet d’une montagne, ou dans un vallon écarté, au bruit des fleuves et des torrents qui roulent à ses pieds, il chante une hymne en l’honneur de la divinité dont il éprouve la présence, et qui le fait exister et sentir. […] À imagination égale, cette impression même est plus forte chez les peuples qui habitent les campagnes, que chez les peuples renfermés dans l’enceinte des villes, et l’on sent bien que cela doit être : dans les villes on n’aperçoit pour ainsi dire que l’homme ; partout l’homme y rencontre sa grandeur. […] Il ne faut donc pas s’étonner si les premiers peuples du monde, qui étaient presque tous des peuples pasteurs, et surtout les Orientaux qui, habitant un plus beau climat, doivent plus aimer et sentir la nature, ont donné à leurs éloges religieux un caractère que l’on ne trouve point parmi nous.

152. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XIV. Panégyrique de Trajan, par Pline le jeune. »

Ceux qui ont reçu de la nature une âme forte, ceux qui ont le bonheur ou le malheur de sentir tout avec énergie, ceux qui admirent avec transport et qui s’indignent de même, ceux qui voient tous les objets de très haut, qui les mesurent avec rapidité et s’élancent ensuite ailleurs, qui s’occupent beaucoup plus de l’ensemble des choses que de leurs détails, ceux dont les idées naissent en foule, tombent et se précipitent les unes sur les autres, et qui veulent un genre d’éloquence fait pour leur manière de sentir et de voir, ceux-là sans doute ne seront pas contents de l’ouvrage de Pline ; ils y trouveront peut-être peu d’élévation, peu de chaleur, peu de rapidité, presqu’aucun de ces traits qui vont chercher l’âme et y laissent une impression forte et profonde ; mais aussi il y a des hommes dont l’imagination est douce et l’âme tranquille, qui sont plus sensibles à la grâce qu’à la force, qui veulent des mouvements légers et point de secousses, que l’esprit amuse, et qu’un sentiment trop vif fatigue ; ceux-là ne manqueront pas de porter un jugement différent. […] On sent que c’est là en même temps, et un plaisir de l’esprit, parce qu’il s’exerce sans se fatiguer ; et un plaisir d’amour-propre, parce qu’on travaille avec l’orateur, et qu’on se rend compte de ses forces, en faisant avec lui une partie de son ouvrage. […] Tacite lui-même, Tacite, dont l’âme était si fière et si haute, sentait ce malheur, et il s’en plaignait. […] Un prince peut-être peut inspirer la haine sans la mériter et la sentir ; mais à coup sûr il ne peut être aimé, s’il n’aime lui-même42. » On voit dans tous ces morceaux quelle est l’âme et le tour d’esprit de l’orateur ; ce sont des pensées toujours vraies, et quelquefois fortes, aiguisées en épigrammes, et relevées toujours par un contraste ou de mots, ou d’idées.

153. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre quatrième. Éléments sensitifs et appétitifs des opérations intellectuelles — Chapitre deuxième. Les opérations intellectuelles. — Leur rapport à l’appétition et à la motion. »

À l’origine, l’être animé ne se préoccupe pas de contempler les rapports des choses pour eux-mêmes ; il sent, veut et se meut. […] Le lien de l’affirmation à son objet est donc le lien qui unit la pensée, d’une part, à une action subie et sentie, d’autre part à une action exercée. […] Le caractère général dépend de ce fait que l’image est sentie non seulement en elle-même, mais encore avec sa fonction représentative. […] Cette forme est une manière de sentir et de réagir, un certain mode de sentiment lié à un certain mode d’action et de mouvement. […] Si la feuille était consciente, elle reconnaîtrait par ressemblance le mot actuellement échauffe que la plume avait tracé jadis, et elle sentirait le mouvement de la chaleur qui passe par contagion aux mots contigus.

154. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série «  Leconte de Lisle  »

Là mieux que chez nous, il put sentir l’énormité indomptable des forces naturelles et les lourds midis endormeurs de la conscience et de la volonté. […] Kaïn est, si l’on veut, un Prométhée qui parle et sent comme Lucrèce, c’est-à-dire comme le plus jeune des poètes anciens. […] On sent que M.  […] Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe, Mon printemps ne sent pas vos adorations21. […] Il ne sent point en elle, comme d’autres ; une âme vague, immense et bienveillante : elle lui est un spectacle, non un refuge.

155. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — B — Borel, Petrus (1809-1859) »

Il souffre, il se plaint ; je veux bien croire qu’il y a dans sa douleur quelques exagérations ; cette fois, le désespéré se regarde un peu trop dans la glace ; pourtant, comment ne pas se sentir ému par ce cri, par ce sombre aveu qui éclaire tristement l’époque de ses débuts ? […] Le poète met souvent en tête de ses vers des épigraphes qui sentent la misère. […] Charles Baudelaire Pour moi, j’avoue sincèrement, quand même j’y sentirais un ridicule, que j’ai toujours eu quelque sympathie pour ce malheureux écrivain dont le génie manqué, plein d’ambition et de maladresse, n’a su produire que des ébauches minutieuses, des éclairs orageux, des figures dont quelque chose de trop bizarre, dans l’accoutrement ou dans la voix, altère la native grandeur.

156. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Joinville. — II. (Fin.) » pp. 513-532

Hissé par ses soins et transporté sur la première galère ennemie dans un grand état de faiblesse, Joinville se sent mettre plus d’une fois le couteau sur la gorge. […] On a dit : Tout sent l’humeur gasconne en un auteur gascon ! Joinville est Champenois, et sa naïveté champenoise se sent agréablement dans tout son récit. […] On y voit combien Joinville, sur l’article de la charité, sentait à l’unisson de saint Louis ; il croyait que nul chevalier, ni pauvre ni riche, ne pouvait honorablement revenir d’outre-mer, s’il laissait entre les mains des Sarrasins le menu peuple de Notre-Seigneur. […] Le monde alors était semé à chaque pas d’obscurités et d’embûches, l’inconnu était partout : partout aussi était le protecteur invisible et le soutien ; à chaque souffle qui frémissait, on croyait le sentir comme derrière le rideau.

157. (1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXIIIe entretien. Chateaubriand, (suite) »

On y sentait l’homme d’État futur sous les teintes du coloriste. On y sentait surtout le cœur sensible de l’homme de douleur battre dans une grande poitrine, et la mélancolie pensive entraîner l’humanité vaincue dans ce torrent de larmes amassées par les calamités politiques. […] En Hollande, le malheureux ne trouve que brutalité ; en Angleterre, le peuple méprise souverainement l’infortune ; il sent, il frotte, il mord, il examine, il fait sonner son schelling, il ne voit partout que du cuivre ou de l’argent. […] « Lorsque l’homme sauvage, errant au milieu des déserts, eut satisfait aux premiers besoins de la vie, il sentit je ne sais quel autre besoin dans son cœur. […] « Il sentait le besoin d’un effet, me dit Artau, ne pouvant pas le sentir, il l’affecta. » Il s’assit sur le rebord en pierre du jet d’eau en face du portail, entre les obélisques égyptiens, et, plaçant sa main sur sa poitrine, il dit à Artau : « J’ai soif ! 

158. (1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXVIIe entretien. Sur la poésie »

L’homme, par un instinct occulte, mais fatal, semble avoir senti, dès le commencement des temps, le besoin d’exprimer dans un langage différent ces choses différentes. […] L’homme n’a pas besoin de le discerner, il le sent. […] Tout est poétique à qui sait voir et sentir. […] Il le sentit lui-même et se résigna à la prose ; mais il ne cessa pas d’être le génie le plus poétique de son temps. […] On y sent le tact parfait d’un homme qui n’écrit pas pour être lu, mais pour profiter aux familles.

159. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres de Mlle de Lespinasse. » pp. 121-142

Elle se sentit lésée dans son bien le plus cher, et poussa les hauts cris, comme s’il se fut agi d’un vol domestique. […] Son grand art en société, un des secrets de son succès, c’était de sentir l’esprit des autres, de le faire valoir, et de sembler oublier le sien. […] Elle reflétait si bien les impressions des autres et recevait si visiblement l’effet de leur esprit, qu’on l’aimait pour le succès qu’on se sentait avoir près d’elle. […] Aussi bien, elle se sent mourir ; elle redouble l’usage de l’opium. […] cette manière de sentir a plus de charme que l’ardeur et les secousses de la passion !

160. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur Bazin. » pp. 464-485

Bazin aimait avant tout la concision et la discrétion, les choses justes qui ne s’adressent qu’aux esprits faits pour les sentir. […] Ce roman, d’ailleurs, est froid ; le soi-disant Gascon manque tout à fait de verve gasconne ; c’est partout l’auteur qui parle, on le sent, et non son cadet. […] C’est une précaution que prend toujours en pareil cas un maître de maison qui sait son monde. » Cette note sent terriblement son grand seigneur d’autrefois. […] On sent que l’auteur ne parle point de tout cela « tanquam potestatem habens », comme dit l’Écriture, « en tant qu’ayant pouvoir et vertu. » Son meilleur emploi est ailleurs. […] Sa conversation littéraire, surtout vers la fin, disent ceux qui en ont joui, était pleine d’intérêt, d’instruction positive, et même de charme quand il se sentait goûté.

161. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur Théodore Leclercq. » pp. 526-547

Bon nombre de ceux qui s’étaient laissé entraîner en 1815 revinrent alors et se sentirent poussés à des sentiments contraires. […] Théodore Leclercq sentit alors en lui une étincelle de cet esprit d’opposition qui, de tout temps, a volontiers animé la bourgeoisie parisienne. […] Il ne se peut de préface plus modeste, et qui sente moins l’auteur en effet, que celle que M.  […] Esprit délicat, il avait besoin, même pour railler, de sentir autour de lui l’air tiède de la faveur et de l’indulgence : elle ne lui a jamais manqué. […] Il sentait, après tout, qu’il avait été heureux.

162. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « M. Fiévée. Correspondance et relations avec Bonaparte. (3 vol. in-8º. — 1837.) » pp. 217-237

Frédéric est un jeune homme, fils d’une grande dame déjà vieille et d’un jeune et beau valet de chambre : cela sent son Directoire à chaque page. […] L’analyse de ces sentiments compliqués et divers qui sont aux prises au sujet de cet enfant mystérieux, ces trois situations de la mère, du fils et du père, sont démêlées avec une rare finesse et indiquées avec une sûreté de trait un peu sèche, mais curieuse et bien sentie. […] Dans son but constant de pousser à la restauration des anciens principes, il va au-devant d’une objection qu’il sent qu’on devait lui faire. […] Faisant sentir le danger des sociétés libres et des clubs qui, nés en Angleterre et sans inconvénient dans leur pays natal, en ont beaucoup dans le nôtre : L’établissement des clubs en France, dit-il, a précédé la Révolution de quelques années. […] Fiévée fut pris en 1814, et surtout en 1815, d’une fièvre de royalisme plus vive que celle même qu’il avait sentie sous le Directoire.

163. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Œuvres de Louis XIV. (6 vol. in-8º. — 1808.) » pp. 313-333

Une telle conviction est périlleuse, on le sent : elle va bientôt l’abuser lui-même. […] Tout supérieur qu’il est comme observateur, il a senti son maître en l’approchant, et le détail même où il entre à ce sujet nous le prouve. […] Il nous fait sentir à tout moment l’espèce de charme qu’il y a dans l’exercice du bon sens54. […] Si judicieux et sensé que fût en général Louis XIV, si disposé qu’il se montrât à tout prévoir et à tout raisonner, il sentait qu’il y a des moments où, comme roi, il faut absolument risquer et inventer un peu à l’aventure, sous peine de manquer à la sagesse même. […] [1re éd.] ce caractère incisif du conquérant, ce rythme court et pressé sous lequel on sent palpiter le génie de l’action, diffère complètement du style plus tranquille, plus plein et, en quelque sorte, héréditaire de Louis XIV.

164. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Alfred de Musset » pp. 364-375

Il ne serait pas juste que le poète si charmant qui vient d’être enlevé disparût sans recevoir, même au milieu de ce qui a été dit et de ce qui se dira de vrai et de senti sur son talent, quelques mots particuliers d’adieu de la part d’un ancien ami, d’un témoin de ses premiers pas. La note chantante d’Alfred de Musset nous était si connue et si chère dès le premier jour, elle nous était allée si avant au cœur dans sa fraîcheur et sa verte nouveauté, il était tellement, avec plus de jeunesse, de la génération dont nous étions nous-même, génération alors toute poétique, toute vouée à sentir et à exprimer ! […] Et même sans que le monstre fût vaincu, on sentait pleuvoir et résonner sur ses écailles les flèches d’or d’Apollon. […] Musset n’était que poète ; il voulait sentir. […] J’ai cru que c’était une amie ; Quand je l’ai comprise et sentie, J’en étais déjà dégoûté.

165. (1861) La Fontaine et ses fables « Deuxième partie — Chapitre III. Les dieux »

Le coeur de l’homme n’est point content s’il ne sent la puissance infinie par un attouchement intime ; et il n’a que deux voies pour arriver à la sentir. […] Il a trop senti et trop jugé, trop espéré et trop détruit. […] Les poètes ont pleuré à la vue d’un fleuve, ou d’une forêt immobile ; ils ont senti, comme les anciens prêtres de leur race, la vie sourde qui remplit ces êtres tranquilles. […] Ce qu’il fait au dehors, le poëte le fait au dedans ; il est mime ; il sent ce qu’il observe et tout ce qu’il observe, et les objets qui se peignent dans ses yeux les traversent pour aller jusqu’à sa sympathie, qui leur fait écho. […] Mais cette faculté n’est pas la seule : il n’est pas un simple miroir. — Toutes les fois qu’il reproduit un détail, il en sent les liaisons et les dépendances, ce qui le suit, ce qui l’amène, ce qui lui est contraire, ce qui lui est conforme.

166. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre V. Chanteuses de salons et de cafés-concerts »

Ils furent heureux, suivant leur tempérament, de s’indigner contre un poète ou de rire de lui : ça fait toujours plaisir de se sentir supérieur. […] ce devoir, que d’anciens souvenirs et des souvenirs récents m’annonçaient si pénible, de quel effort inutile et irrité je m’efforçais de le transformer en plaisir… Cet écrivain est mort et même, Lazare que Jésus ne visitera point, il sent déjà mauvais. […] J’ai senti combien la rime riche, ce joyau lourd, cet ornement barbare, allait mal à la démarche légère du petit trottin si amusant à regarder. […] « Je m’y suis toujours senti un intrus pour les initiés et un fourvoyé pour les autres. » On ne tiendra nul compte de ses protestations tardives, et ici ce n’est pas le sentiment public qui aura tort. […] Il ne se sentait « l’imagination ni assez vive ni assez riche » pour « les égaler dans la peinture des choses matérielles, dans la description de la nature et de l’homme ».

167. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre VIII. Quelques étrangères »

Mais à chaque instant sa maîtresse sentait qu’il « n’aimait personne, ni elle, ni Donatella, mais qu’il les considérait l’une et l’autre comme de purs instruments de l’art, comme des forces à employer, des arcs à tendre ». […] Elle n’est pas de force en ce moment à sentir le mensonge des conventions sociales et des affirmations officielles. […] Elle sent et elle comprend que le mariage est le plus ridicule et le plus odieux des vœux perpétuels. […] Mais, un jour qu’elle se sent trop amoureuse de Jude, elle pousse la « pénitence » jusqu’au bout et, dans un dégoût qu’elle parvient à peine à cacher, vient offrir à Phillotson, qui encore se fait prier, « la suprême chose ». […] Elle me paraît suffisante à faire sentir la grave faute commise par Thomas Hardy en confiant à un personnage aussi flottant que Suzanne le soin de nous enseigner la vérité morale.

168. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Guizot » pp. 201-215

Mais nous, et Guizot avec nous, qui maintenons l’originalité profonde et même incomparablement profonde de Shakespeare ; nous qui ne voulons pas qu’il soit seulement une perle dans une coquille d’huître, et qui ne nous sentons aucun respect pour cette huître où elle s’est formée ; nous qui ne croyons pas, comme Emerson, que le mérite inadéquate de Shakespeare ait été d’être à l’unisson de son temps et de son pays, car son pays et son temps n’ont pas dit un mot du succès de ses pièces et n’ont pas classé son génie, — ce qui prouve qu’ils ne le sentaient pas ; — nous disons, nous, que « le biographe de Shakespeare n’est pas Shakespeare », si on entend par là son œuvre. […] On sent que l’esprit prudent, magistral (un plus malin que moi dirait magister) et sceptique de l’illustre auteur, car Guizot est sceptique, sous sa forme arrêtée et décidée, — seulement il est sceptique avec réserve, — on sent que cet esprit n’a pas l’inconvénient qu’auraient eu peut-être, s’ils avaient écrit sur Shakespeare, d’autres esprits trop émus et trop fécondés par l’idée d’écrire sur ce grand homme. […] Et cette question presque insoluble de la moralité de Shakespeare, dans l’état actuel de nos connaissances, cette ignorance complète où nous sommes des vices et des vertus de cet homme dont nous ne voyons que le génie, Guizot n’en a pas souffert seulement comme historien, dans cette Vie qu’il vient de publier, mais il en a souffert aussi comme critique littéraire, et c’est ici qu’on sent doublement le faux du mot d’Emerson : « Shakespeare n’a pas d’autre biographe que Shakespeare. » S’il n’a pas d’autre biographe, il n’a pas d’autre critique non plus. […] On s’en aperçoit particulièrement quand il arrive à cette terrible question des sonnets de Shakespeare, et qu’il sent la nécessité d’en caractériser l’inspiration, comme on sait, d’une si effrayante ambiguïté, aussi cachée que tout est caché dans Shakespeare.

169. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Dargaud »

Mais Dargaud, qui n’a pas les mêmes raisons pour proscrire le moi sous sa forme la plus naïve, et j’ajoute la plus nécessaire, a écrit à la première personne un livre qui, restant tout ce qu’il est au fond, mais écrit autrement, aurait été froid et d’une réalité moins sentie. […] Plus que personne, Dargaud a senti ce charme du passé qui est une saveur et un poison tout ensemble, et quoique nous n’en eussions pas, hélas ! perdu le goût, il nous l’a fait sentir dans son livre avec une force nouvelle d’empoisonnement et de douce saveur. […] On y sent l’erreur de l’esprit sous le talent qu’y déploie une imagination charmante et puissante à la fois, et cette erreur qu’on y sent, qu’on y entrevoit, qui s’y glisse partout et y respire, c’est la grande erreur de notre temps, cette erreur tranquille et souriante, aux yeux purs, au front pur, au cœur presque pur ; par-là d’autant plus dangereuse ! […] La critique écrit le mot du poète : les plaisirs perdus sont les mieux sentis.

170. (1888) Impressions de théâtre. Première série

Ils sentent qu’ils ont bon air dans leurs rôles respectifs. […] Ils y sentaient ce que vous n’y sentez plus, voilà tout. […] On y sentirait un profond mépris des hommes. […] Si l’on sent du trouble dans l’Abbesse de Jouarre, on y sent plus encore du regret. […] Tu te sentiras mieux.

171. (1809) Quelques réflexions sur la tragédie de Wallstein et sur le théâtre allemand

En concevant le projet de faire connaître au public français cet ouvrage de Schiller, j’ai senti qu’il fallait réunir en une seule les trois pièces de l’original. […] Mais j’ai senti bientôt que je tomberais dans une invraisemblance qu’aucun détail ne rendrait excusable. […] On sent que ce n’est pas ainsi qu’agit la nature. […] On sent que cette créature lumineuse et presque surnaturelle est descendue de la sphère éthérée, et doit bientôt remonter vers sa patrie. […] Sentir les beautés partout où elles se trouvent n’est pas une délicatesse de moins, mais une faculté de plus.

172. (1902) Propos littéraires. Première série

Elle sent bien que M.  […] Cela sent la grande œuvre. […] On sent même que M.  […] Cela se sent. […] Comme on sent bien que M. 

173. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Madame de Verdelin  »

On sent à tout instant cette parenté qu’il a avec son sujet, par la pénétration même de son analyse. […] Vous me parlez de votre prétendue bêtise, pour me faire sentir la mienne. […] C’est encore un point par où elle se rapproche de nos conditions modernes plus égales, de notre manière de voir et de sentir. […] Dans ce pays de Neufchâtel il se sentait trop près de Berne et de Genève ; il était entre deux feux. […] Aussi a-t-il en aversion tout ce qui sent la province.

174. (1857) Cours familier de littérature. IV « XIXe entretien. Littérature légère. Alfred de Musset (suite) » pp. 1-80

On sent que la richesse d’imagination et la jeunesse encore saine du cœur s’agitent en lui sous la froide ironie du sceptique. […] On sent que l’homme qui chante va bientôt pleurer. […] comme on se sent loin d’eux ! […] Cette tristesse du lendemain, qui est l’expiation des voluptueux après le plaisir, se fait sentir à son âme. […] L’Allemagne, menacée comme le reste du continent, sentait raviver, non sans cause, ses vieilles animosités nationales contre nous.

175. (1896) Écrivains étrangers. Première série

Tout de suite il s’y est senti à son aise. […] « On sentait dans son âme, nous dit M.  […] Comme autrefois parmi les vagabonds de New-York, il se sentait à l’aise parmi eux. […] Les meilleurs d’entre eux sentent cela eux-mêmes ; mais ils se bornent à gémir et à murmurer. […] Et sous cette forme toute classique, on sent battre un cœur de femme frémissant de passion.

176. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Massillon. — II. (Fin.) » pp. 20-37

À quelqu’un qui lui parlait de ses Sermons prêchés à la Cour, Massillon répondait : « Quand on approche de cette avenue de Versailles, on sent un air amollissant. » Il ne paraît rien de cet amollissement dans aucun des premiers discours de Massillon (1699-1715). […] En tous ces points, Massillon est à la fois un moraliste consommé et un indicateur prévoyant : il sent très bien, à son moment, où est le péril pour la foi, et par quelle brèche morale elle est en voie de s’écouler des cœurs. […] Un nouveau règne, un nouveau siècle, en effet, venait de naître : à côté des désordres qui faisaient irruption et scandale dans les mœurs publiques, une grande espérance se faisait sentir dans tout ce qu’il y avait d’âmes restées encore honnêtes. […] Voltaire sentait cette pointe de glaive chez Pascal, chez Bossuet ; il la sentait moins chez Massillon. […] Pendant les vingt et un ans qu’il résida dans son diocèse, il renonça à la prédication et à l’éloquence, soit, comme on l’a dit, que sa mémoire se fût lassée, soit que la paresse de l’âge se fût fait sentir ; il se borna à faire, à l’occasion, quelques mandements et quelques discours synodaux.

177. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Les Caractères de La Bruyère. Par M. Adrien Destailleur. »

« Comme il y a un beau sens enveloppé sous des tours fins, une seconde lecture en fait mieux sentir toute la délicatesse. […] Il s’y sentit bientôt si goûté, si à l’aise, si en plein dans son élément et dans sa veine d’observation, qu’il est venu jusqu’à nous des témoignages et comme des échos de ses joies. […] Comme il sent bien le mérite de certaines femmes, leur charme élevé, profond, quand elles joignent l’agrément à l’honnêteté ! […] On sent que l’auteur possède son sujet, et qu’il en est maître sans en être plein. […] Ne soyons pas trop fiers pourtant, grâce à nos révolutions, de nous sentir là-dessus plus avancés que lui.

178. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Marie-Thérèse et Marie-Antoinette. Leur correspondance publiée, par M. le chevalier Alfred d’Arneth et à ce propos de la guerre de 1778 »

Marie-Thérèse n’était pas sans le savoir autant et mieux que personne ; elle n’avait consenti qu’avec répugnance à ces démarches violentes et précipitées de son fils ; elle sentait bien que cette affaire n’avait pas été assez liée ni concertée avec les alliés ; qu’une nouvelle guerre de Sept Ans eu pouvait sortir, et que l’Autriche n’y était point préparée. […] Les ministres de Louis XVI, M. de Vergennes, M. de Maurepas lui-même, qui n’était pas si à mépriser qu’on l’a fait, sentaient à merveille que la France n’avait nul intérêt à favoriser l’ambition de Joseph II, encore moins à l’appuyer efficacement contre ce Frédéric qu’on avait eu le tort autrefois d’abandonner et qui avait grandi sans nous et malgré nous. […] Après quinze ans de paix, il est permis à de vieux guerriers, qui se sont mesurés dans des luttes de géants, d’y regarder à deux fois et de ne plus se sentir le même élan ni la même vigueur. […] Il devait sentir toutefois, malgré ses ardeurs de conquérant, qu’il n’était pas du tout général. […] Elle se sentait mère de huit enfants, et le dernier, Maximilien, faible et débile, devait être aussitôt mis hors de combat par les fatigues de cette campagne de 1778.

179. (1892) Boileau « Chapitre VII. L’influence de Boileau » pp. 182-206

L’Art poétique nous fournit d’abord une réponse à ces questions : dès qu’on le lit, on sent que Boileau ne croit pas édicter paisiblement des lois incontestées : c’est plutôt une nouvelle bataille qu’il livre sur un nouveau terrain. […] La satire fait comme un accompagnement railleur aux préceptes didactiques : mais cela même, et certains dénis de justice, certaines duretés, font du poème une œuvre de polémique autant que de théorie : c’est le langage d’un homme qui ne sent pas encore son autorité très affermie ; un maître qui enseigne à plus de mesure et d’impartialité. […] À l’Académie, comme dans la distribution des grâces royales, il semble que deux influences se balancent, et que deux courants se font sentir : ou plutôt le même courant porte l’argent du roi vers Despréaux et vers Perrault, jette à l’Académie tantôt Racine et tantôt Quinault, La Bruyère à la suite de Fontenelle. […] Dieu me garde de penser qu’elle saisisse les chefs-d’œuvre des grands écrivains surtout par leurs parties inférieures et caduques, et qu’elle n’en sente pas la vraie grandeur et la grâce intime ! […] Plus crûment Despréaux — car ce travers se faisait déjà sentir de son temps — pestait contre « ce bourreau de Tourreil » qui faisait le crime de donner de l’esprit à Démosthène.

180. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « Stéphane Mallarmé » pp. 146-168

Il se sent raillé, bafoué, au point qu’il n’ose plus même confier sa pensée à ceux qui l’entourent, ni à sa femme qui l’adore ni à la fille de son sang. […] On sent ici l’influence de Ruskin, mais cette gazette ne pouvait lui servir qu’à combler une satisfaction personnelle. […] » On y sent le vœu des poètes du temps de s’isoler du tumulte et des vaines agitations de la rue. […] Le but du poète n’est pas de rendre ce qu’il voit, mais ce qu’il sent. […] Autre chose est de se murmurer des paroles à soi-même dans la solitude, au coin du feu, ou de les proférer en plein air, quand on se sent écouté et qu’on prend charge d’âmes.

181. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « La Fontaine. » pp. 518-536

Parler de La Fontaine n’est jamais un ennui, même quand on serait bien sûr de n’y rien apporter de nouveau : c’est parler de l’expérience même, du résultat moral de la vie, du bon sens pratique, fin et profond, universel et divers, égayé de raillerie, animé de charme et d’imagination, corrigé encore et embelli par les meilleurs sentiments, consolé surtout par l’amitié ; c’est parler enfin de toutes ces choses qu’on ne sent jamais mieux que lorsqu’on a mûri soi-même. Ce La Fontaine qu’on donne à lire aux enfants ne se goûte jamais si bien qu’après la quarantaine ; c’est ce vin vieux dont parle Voltaire et auquel il a comparé la poésie d’Horace : il gagne à vieillir, et, de même que chacun en prenant de l’âge sent mieux La Fontaine, de même aussi la littérature française, à mesure qu’elle avance et qu’elle se prolonge, semble lui accorder une plus belle place et le reconnaître plus grand. […] Ces premières poésies légères de La Fontaine sont dans le goût de Voiture et de Sarrasin et ne s’élèvent guère au-dessus des agréables productions de ces deux beaux esprits ; on sent seulement que chez lui le flot est plus abondant et plus naturel. […] Les Contes lui seraient aisément venus dans ce lieu-là, non pas les Fables ; les belles fables de La Fontaine, très probablement, ne seraient jamais écloses dans les jardins de Vaux et au milieu de ces molles délices : il fallut, pour qu’elles pussent naître avec toute leur morale agréable et forte, que le bonhomme eût senti élever son génie dans la compagnie de Boileau, de Racine, de Molière, et que, sans se laisser éblouir par Louis XIV, il eût pourtant subi insensiblement l’ascendant glorieux de cette grandeur. […] Réduisant l’opinion de M. de Lamartine à son véritable sens, j’y cherche moins encore une erreur de son jugement qu’une conséquence de sa manière d’être et de sentir.

182. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Alfred de Vigny »

on sent qu’il y a je ne sais quel rêveur de philanthropie qu’on a vu bien ailleurs et qu’on connaît, et qu’on méprise ; mais si le rêveur est ici, le mépris n’y vient pas. […] On sentait que le poète, pour la première fois, y trahissait un secret d’âme longtemps gardé. […] Nous inventons une foi, nous nous la persuadons, nous voulons la persuader aux autres, nous les frappons pour les y contraindre… » Sentez-vous le cavalier de marbre ? Sentez-vous sa fixité, sa pesanteur, son despotisme de marbre ? […] Alfred de Vigny dit dans son journal que Shakespeare, le calme et puissant Shakespeare, étouffe dans le drame, et qu’on sent bien qu’il y étouffe ; eh bien, lui aussi, Alfred de Vigny, étouffait dans le drame de la vie, mais il le jouait si bien qu’on ne sent qu’aujourd’hui qu’il y étouffait !

183. (1882) Autour de la table (nouv. éd.) pp. 1-376

Elle les connaissait, elle les sentait dans les autres. […] Qu’elle me laisse me réchauffer contre son sein, en sentirai-je moins sa misère ? […] … mais nous, nous buvons, nous sentons…, et toi, tu décrois, tu te dessèches. […] tous sentaient l’horreur du supplice ! […] Seulement, nous en sentons davantage l’atteinte, avec moins de force pour lui résister.

184. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. VINET. » pp. 1-32

Les proportions générales se sentent mieux, et les individus de génie détachent seuls leur tête. […] Né dans la Réforme, à un moment où le besoin d’un réveil religieux s’y faisait sentir, il participa tout à fait à ce mouvement de réveil, sans le pousser jamais jusqu’à la séparation, à l’exclusion et à la secte. […] Monnard s’était fait l’éditeur, ils soutinrent tous les deux un procès, et ils eurent un moment, sous forme de tracasseries qu’on leur suscita, quelque part à cette persécution si chère à subir pour ce qu’on sent la vérité. […] Éloignés des lieux où cette langue est intimement sentie et parlée dans toute sa pureté, ne nous importe-t-il pas de l’étudier à sa source la plus sincère et avec une sérieuse application ? […] Quoiqu’il ait écrit des vers dans sa jeunesse et qu’il ait tout ce qu’il faut pour les sentir, M.

185. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre IV. La fin de l’âge classique — Chapitre II. La Bruyère et Fénelon »

Heureusement il ne sentira nulle part de beauté qu’il ne sache y trouver assez d’intention morale pour satisfaire au principe. […] La langue enguirlandée d’épithètes douceâtres ou pompeuses est | un pastiche d’Homère, où l’on sent trop d’élégance aristocratique et d’intelligence spirituelle. […] Jamais son amour-propre ne se consola de cette défaite : il couvrit mal son aigreur contre Bossuet, qui mourut trop tôt pour en sentir les effets. […] Ce fut un beau temps pour Fénelon que l’année qui sépara les morts des deux dauphins ; Cambrai éclipsa Versailles ; Fénelon se sentait toucher au but, au ministère. […] Il est un des deux ou trois esprits qui, au xviie  siècle, ont été au-delà de Rome, et ont vraiment senti la riche simplicité de l’art grec.

186. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « PENSÉES » pp. 456-468

Il est des organisations délicates et nerveuses qui sentent vingt-quatre heures à l’avance les changements de temps, qui les devinent en quelque sorte. […] Plus tard on sent de reste quand il fait défaut, et l’on s’étonne d’avoir pu mettre son admiration là où il n’était pas. […] Plus tard on n’a que peu et on y tient, parce qu’on sent que ce peu est tout. […] « … Vous êtes bien heureuse de sentir comme vous faites ; cette fraîcheur d’impression vous va, Madame. […] Il vient un moment triste dans la vie, c’est lorsqu’on sent qu’on est arrivé à tout ce qu’on pouvait espérer, qu’on a acquis tout ce qu’on pouvait raisonnablement prétendre.

187. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Edmond et Jules de Goncourt »

C’est la vie moderne, observée surtout dans ce qu’elle a de fébrile et d’un peu fou, sentie et rendue par les plus subtils et les plus nerveux des écrivains. […] Cette vie contemporaine qu’ils racontent, on sent qu’ils y tiennent par les entrailles ; ils frissonnent eux-mêmes de cette fièvre qu’ils décrivent. […] Ils sont sortis de là tout préparés à sentir et à rendre le pittoresque propre à notre époque. […] On y sent l’entrain d’une vengeance personnelle contre l’artiste philistin. […] Ce qui leur est propre (et je songe surtout aux descriptions de Manette et de Madame Gervaisais), c’est le tourment de tout sentir et de tout rendre sensible, c’est l’effort un peu maladif.

188. (1831) Discours aux artistes. De la poésie de notre époque pp. 60-88

Il y a toujours eu une véritable guerre entre ceux qui sentaient l’art et ceux qui ne le sentaient pas ; jamais cette guerre n’a été plus acharnée que de notre temps. […] mais il ne doit compte à personne du but qu’il s’est proposé. — Au moins, répondent aux artistes ceux qui ne sentent pas l’art, soyez donc fidèles à la règle du beau. […] L’industrie a pour objet notre action sur la vie qui est en dehors de nous et que nous ne sentons pas, tandis que l’art est l’expression de la vie qui est en nous. […] Or tout homme qui commence à sentir Dieu éprouve le besoin de se rapprocher de ceux qui l’ont senti avant lui. […] Ses premières Méditations sont de tous ses ouvrages celui où les croyances chrétiennes se font le plus sentir.

189. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre quatrième »

Mais il n’est pas douteux qu’à l’âge de vingt-quatre ans, Pascal ne dût être occupé des travaux et de la méthode de Descartes, et qu’il n’en eût senti l’influence. […] Les écrits qui vivent sont tous marqués de cet esprit, on le sent même dans certains ouvrages d’agrément, qui en ont dérobé la sévérité sons les grâces et la légèreté de l’exécution. […] Après y avoir apaisé une première curiosité de jeunesse par des découvertes admirables, il en sentit le côté aride, et il l’abandonna. […] On y sent une habitude ancienne et presque une pratique de ces penseurs, une comparaison déjà douloureuse de son propre intérieur avec ce qu’ils ont découvert de celui de l’homme. […] De même, il lui arriva d’être saisi d’un grand mépris du monde, et d’un dégoût insupportable do toutes les personnes, avant de sentir aucun attrait du côté de Dieu.

190. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Entretiens sur l’histoire, par M. J. Zeller. Et, à ce propos, du discours sur l’histoire universelle. (suite.) »

Les Socrate, les Platon, se sentaient faibles et désarmés contre l’erreur publique. Le vrai Dieu était généralement ignoré, bien que le désir et l’idée s’en fissent sentir à quelques âmes. […] Sur l’idéal de la liberté chez les Grecs, sur leurs philosophes, sur leurs poètes même et sur Homère dont il interprète la mythologie par le côté principalement moral, il a des pages senties qu’il n’aurait jamais écrites avant 1670, avant de s’être retrempé, pour son préceptorat du Dauphin, aux vives sources de l’ancienne littérature profane. […] Il l’a sentie par les institutions et par le génie social, autant que Fénelon a pu la sentir par la poésie et par le goût. […] On sent que l’ouvrage n’est pas terminé.

191. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le cardinal de Retz. (Mémoires, édition Champollion.) » pp. 238-254

Ils ne se font croire que quand ils se font sentir, et il est très souvent de l’intérêt et même de l’honneur de ceux entre les mains de qui ils sont, de les faire moins sentir que croire. » Les autres inconvénients des guerres civiles qu’on a soi-même allumées, Retz nous les confesse sans réserve : un des premiers articles du Contrat de mariage entre le Parlement et la Ville de Paris avait été, nous l’avons vu, que les athées et libertins fussent réprimés et punis ; mais un des plus sûrs effets de la Fronde fut précisément de déchaîner ce libertinage, mortel à tout état de choses qui prétend s’établir et se consolider. […] Il sentait qu’on ne faisait pas fond en lui, qu’on ne le prenait que par une nécessité d’occasion ; il eût été homme à ressentir un procédé tout généreux de la reine et même de Mazarin, et un de ses plus vifs griefs contre ce dernier était qu’avec beaucoup d’esprit, il manquait absolument de générosité et d’âme, et que, supposant les autres à son image, il ne croyait jamais qu’on pût lui donner un conseil à bonne intention. Comme Mirabeau, Retz ne pouvait rendre des services à la reine qu’en maintenant son crédit auprès de la multitude ; et, pour maintenir ce crédit, il lui fallait faire ostensiblement des actes et tenir des discours qui sentaient la sédition, et qui semblaient en sens inverse des engagements qu’il venait de prendre. […] Retz sentit qu’il ne pourrait jamais décrocher le Mazarin. Mais il ne fut pas, ce semble, assez prompt à le sentir, et il continua d’agir au-dehors comme s’il y avait eu espoir, en effet, de l’éloigner définitivement.

192. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXVIII et dernier. Du genre actuel des éloges parmi nous ; si l’éloquence leur convient, et quel genre d’éloquence. »

Ils sont persuadés que l’écrivain, borné au rôle d’historien-philosophe, doit mieux voir et mieux peindre ce qu’il voit ; qu’en cherchant moins à en imposer aux autres, il en impose moins à lui-même ; que celui qui veut embellir, exagère ; qu’on perd du côté de l’exacte vérité tout ce qu’on gagne du côté de la chaleur ; que pour être vraiment utile, il faut présenter les faiblesses à côté des vertus ; que nous avons plus de confiance dans des portraits qui nous ressemblent ; que toute éloquence est une espèce d’art dont on se défie ; et que l’orateur, en se passionnant, met en garde contre lui les esprits sages qui aiment mieux raisonner que sentir. […] Pour remplir cette tâche, il faut avoir été fortement ému au récit des grandes actions ; il faut souvent, dans le silence de la nuit, avoir interrompu ses lectures par des cris involontaires ; il faut plus d’une fois avoir senti sa paupière humide des larmes de l’attendrissement ; il faut avoir éprouvé l’indignation que donne le crime heureux ; il faut avoir senti le mépris des faiblesses et de tout ce qui dégrade. […] En peignant de grandes choses, ne sentirez-vous pas le contraste des choses viles ? […] L’âme qui a de l’énergie fatigue celle qui n’en a pas ; et pour s’attendrir ou s’élever avec les autres, il faut être accoutumé à sentir avec soi-même. […] C’est ce qui arrive toutes les fois que le sentiment est faux ; et il ne peut manquer de l’être, si on peint ce qu’on ne sent pas.

193. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Entretiens de Gœthe, et d’Eckermann »

Il aima Gœthe dès lors et sentit un vague désir de se donner à lui ; mais il faut l’entendre lui-même : « Je vécus des semaines et des mois, dit-il, absorbé dans ses poésies. […] Dans d’autres temps, au contraire, on le trouvait muet, laconique ; un nuage semblait avoir couvert son âme, et, dans certains jours, on sentait auprès de lui comme un froid glacial, comme un vent qui a couru sur la neige et les frimas, et qui coupe. […] La maison, à l’étage inférieur, était animée par le mouvement des gens de service, et l’on sentait la présence d’une famille. […] Gœthe sent très bien qu’en vieillissant on n’est plus parfaitement au fait de l’esprit nouveau de la jeunesse, de ce qui plaît ou déplaît aux générations survenantes, de ce qu’elles produisent de remarquable et de digne d’être noté ; on a besoin d’être tenu au courant, d’être rafraîchi de temps en temps et d’être averti. […] À Paris on a tout sous la main et à tout instant ; on est informé, éveillé, excité, au risque d’en être harcelé ; on se sent dérouillé avant d’être rouillé, et au risque d’en être usé.

194. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Le général Jomini. [V] »

Il ne sentait pas assez que ce serait justement là son titre bien suffisant dans l’avenir, son incomparable spécialité et sa gloire. […] Il sentait tout le premier le besoin d’aller au-devant des objections qu’on n’exprimait pas, de rectifier votre idée à son sujet et, au lieu du Jomini de prévention qu’on se figurait peut-être, d’expliquer le Jomini véritable et réel qu’il était. […] Il avait dit que « la présence de Jomini au quartier général de Schwartzenberg compliquait et embarrassait tout. » Sous la visière du colonel son frère, on sent que c’est Jomini qui répond. […] On sent qu’une fois sur ce terrain on a pour guide un maître. […] Son esprit toujours lucide et présent se posait le problème sous sa forme renouvelée ; on sentait qu’il eût aimé à le reprendre et à le discuter à fond70.

195. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Œuvres françaises de Joachim Du Bellay. [II] »

L’oreiller de l’admiration s’est senti secoué : la douce quiétude du lecteur d’autrefois n’est plus de saison. […] Mais les traductions, si utiles et louables qu’elles soient, n’offrent qu’un moyen incomplet de dresser une langue : il faut en venir aux imitations, à ces imitations détournées et savantes qui sont proprement l’invention des classiques, comme le sentait si bien M.  […] Du Bellay le sait bien ; il nous exprime la haute idée qu’il se fait du poète, et, à dénombrer toutes les qualités qu’il lui attribue, on sent qu’il doit l’être lui-même : il exige avant tout un je ne sais quoi de divin, et il reprend à sa source et dans son vrai sens naturel, pour le lui appliquer, le mot de génie, genius. […] Et n’était-ce point, en effet, pour un esprit poétique et cultivé qui se sentait vieillir, un agréable et bien doux emploi des heures plus lentes, une bien aimable manie, que de se mettre ainsi à côté et sous l’invocation d’un Ancien, et, sous prétexte de lutter avec un maître et en s’en flattant, de s’appuyer sur lui, de vivre avec lui dans un commerce intime qui faisait pénétrer dans tous ses secrets de composition, dans toutes ses beautés et ses grâces de diction ? […] Ici l’on sent plus d’ardeur première et un esprit de progrès, de renouvellement.

196. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE PONTIVY » pp. 492-514

Mme de Pontivy croyait l’aimer, et elle l’aimait d’une première amour peut-être, mais faible et de peu de profondeur : elle ne soupçonnait pas alors qu’on pût sentir autrement. […] Mais, à son geste, à son bond impétueux de cœur, M. de murçay avait senti qu’il aimait. […] Et il arrivait que cette pensée, commençant par M. de Pontivy, n’aboutissait bientôt qu’à sentir et à admirer tout ce qu’avait de délicat la conduite de M. de Murçay, qui, l’aimant (elle n’en pouvait douter), agissait si sincèrement pour le retour et dans l’intérêt d’un rival. […] Il arriva pourtant que le désaccord de la situation et des caractères se fit sentir. […] Quand vous lisez Mme de Motteville ou Retz qui vous charment tant, et que nous en causons, il nous est doux de sentir notre amour tendrement animé sous cette concordance unie de notre jugement, comme il nous était doux l’autre jour, en marchant, de causer à travers la grande charmille.

197. (1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLXIe Entretien. Chateaubriand »

Le seul défaut de Virieu, c’était de tenir un peu trop aux grands noms, qu’aimait sa mère ; et, quand il pouvait dire de ces personnages : Mon cousin ou ma cousine, pour attester la même filiation princière, il se sentait plus à leur niveau. […] Ainsi coulait ma vie et je ne la sentais pas couler. […] Je sentais d’instinct que cet homme était d’une race supérieure à la mienne, et que le génie l’avait marqué au front. […] Cela me fait frémir, mais cela me fait un peu souffrir ; cela est grand comme le cœur humain, mais cela est de la beauté cherchée ; cela sent la grande décadence, les magnifiques débris d’une vieille langue. […] Un seul homme était capable de comprendre et de sentir : il avait fait mieux ; c’était un vieillard, Bernardin de Saint-Pierre !

198. (1890) L’avenir de la science « XIX » p. 421

Non ; car, outre que la moralité et l’intelligence amèneraient pour lui immanquablement l’ordre et l’aisance, cette culture le ferait considérer, aimer, estimer, le placerait dans ce joli monde des âmes polies, où l’on sent finement et d’où il souffre de se voir exilé. […] L’esclave abruti, qui se sentait inférieur à son maître, supportait les coups comme venant de la fatalité, sans songer à réagir par la colère. L’esclave cultivé, qui se sentait l’égal de son maître, devait le haïr et le maudire, mais l’esclave philosophe, qui se sentait supérieur à son maître, ne devait se trouver en aucune façon humilié de le servir. […] Car lui, le barbare, est gourmand, et il sent fort bien qu’il lui en coûterait beaucoup s’il fallait vivre de la sorte. […] À quoi bon se dévouer, en effet, pour soulager des misères qui n’existent qu’au moment où elles sont senties ?

199. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Mme de Caylus et de ce qu’on appelle Urbanité. » pp. 56-77

Le fond pourtant s’y fait sentir à qui le cherche ; et, après avoir vécu quelque temps auprès d’elle, on se dit qu’il n’est rien de tel encore qu’une race forte quand la grâce s’y mêle pour la couronner. […] Louis XIV est peint par des traits justes et nets qui le montrent sans exagération et avec tous ses avantages dans la vie habituelle : on y sent bien le roi digne de cette grande époque où l’on pensait et où l’on parlait si bien. […] On sent, même à lire ces femmes si polies, que Molière non moins que Racine a assisté de son génie à leur berceau, et que Saint-Simon n’est pas loin. […] Enfin, pour se faire admettre et agréer, elle se fait petite, elle se fait nulle ; elle se déguiserait, si elle le pouvait, sous la forme d’un devoir ou d’un ennui ; elle sent que c’est ainsi qu’elle aurait encore le plus de chances de pénétrer. […] On croit sentir le souffle d’une épigramme de l’Anthologie.

200. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « L’abbé Maury. Essai sur l’éloquence de la chaire. (Collection Lefèvre.) » pp. 263-286

C’est en effet par le pur esprit chrétien, par ce souffle ardent et sincère, c’est du côté de la foi qu’ils manquent ; et ce défaut, même dans leur pompe et dans leur exactitude dernière, s’y fait encore sentir. […] Il n’eut point la délicatesse de le sentir, de même qu’il ne sentait point tant d’autres convenances de sa position et de son état. […] Tout y est sensé, et rien n’y sent l’ennui. […] Le plan qu’il trace d’une oraison funèbre de Turenne, par opposition à celle de Fléchier, a de la beauté et de la grandeur, et on sent qu’il l’aurait su exécuter. […] On sent que c’est là son idéal préféré.

201. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Rivarol. » pp. 62-84

Il se pique d’en triompher, de les éluder, de les faire sentir en ne les exprimant qu’à sa façon. […] Semblable en cela aux artistes, il se sentait pourvu d’un prodigieux instrument, et il en jouait devant tous. […] Cette définition si bien sentie, il a passé sa vie à la pratiquer, et presque toutes les inimitiés qu’il a soulevées viennent de là. […] Il y a le commencement et le pressentiment d’un grand écrivain novateur tel que Chateaubriand a paru depuis, d’un grand critique et poète tel qu’André Chénier s’est révélé : par exemple, il critique Delille tout à fait comme André Chénier devait le sentir. […] Il fait bien sentir à quel point les hommes se conduisent plus d’après leurs passions que par leurs idées, et il en donne un piquant exemple en action et en apologue : On dit à Voltaire dans les champs Élysées : Vous vouliez donc que les hommes fussent égaux ?

202. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Beaumarchais. — II. (Suite.) » pp. 220-241

Tant qu’il n’a qu’un homme en face de lui, il se sent fort : Je me suis bien étudié, écrivait-il à son ami Gudin, tout le temps qu’a duré l’acte tragique du bois de Neustadt. À l’arrivée du premier brigand, j’ai senti battre mon cœur avec force. […] Beaumarchais avait sur la musique dramatique des idées fausses : il croyait qu’on ne pourrait commencer à l’employer sérieusement au théâtre que « quand on sentirait bien qu’on ne doit y chanter que pour parler ». […] Le Figaro du Mariage affecte la gaieté plus encore qu’il ne l’a ; il est devenu un personnage, et il le sent ; il régente et dirige tout un monde, et il s’en pique. […] Je n’assurerais pas que Beaumarchais en ait senti lui-même toute la portée ; je l’ai dit, il était entraîné par les courants de son siècle, et, s’il lui arriva d’en accélérer le cours, il ne les domina jamais.

203. (1891) Esquisses contemporaines

Issu d’un état d’âme plutôt que d’une pensée, il incline au rêve plus qu’à la réflexion et fait beaucoup sentir. […] Derrière les faits et les phénomènes que lui transmet la science, Le poète sent agir une puissance infinie. […] Alors même que je ne te verrai point, je sentirai que tu es près. […] Sa puissance, c’est-à-dire encore sa vérité, ne s’est-elle pas fait sentir à votre cœur ? […] Scherer sentait combien sa thèse était grave.

204. (1864) Cours familier de littérature. XVII « CIIe entretien. Lettre à M. Sainte-Beuve (2e partie) » pp. 409-488

En rentrant dans sa maison, il se sent plus à l’aise, il sent plus vivement par le contraste ; il chérit son étroit horizon, où il est à l’abri de ce qui le gêne, où son esprit n’est pas vaguement égaré par une trop vaste perspective. […] vous avez tout senti. […] Cependant, si tu partais, si tu t’éloignais de ce cercle, sentiraient-ils le vide que ta perte causerait dans leur destinée ? […] « L’âge que vont combler ces honneurs superflus, « S’en repaît, — les sent mal, — ne les mérite plus ! […] Cela sentait l’École normale plus que le sanctuaire dans les hautes montagnes des Alpes.

205. (1865) Cours familier de littérature. XX « CXXe entretien. Conversations de Goethe, par Eckermann (2e partie) » pp. 315-400

Il sent toutes les délices rafraîchissantes de la nature libre, mais il ne peut les goûter. […] Il sait très bien quelle est l’étendue de sa puissance, la grandeur de sa situation, et il a raison de parler comme il sent. […] À rester dans la maison on se sent figer. […] Je me sentais moi-même si bien dans mon être, et je me sentais moi-même si noble que, si l’on m’avait fait prince, je n’aurais trouvé là rien de bien étonnant. — Quand on m’a donné des lettres de noblesse, bien des gens ont cru que je me sentirais élevé par elles. […] Il y a une heure, je me suis sentie toute tourmentée ; j’avais un besoin de vous voir que je ne peux vous exprimer.

206. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « Figurines »

Comme il a senti toute leur dignité, il a conçu tout leur devoir. […] Sentez-vous la revanche de la nature ? […] Je n’ai jamais senti plus grande mélancolie intellectuelle qu’à cette mensongère cérémonie. […] On sent qu’il dut être un extraordinaire entraîneur d’hommes. […] Il se sent désorienté et désheuré.

207. (1898) Impressions de théâtre. Dixième série

Ce que nous avons senti, par eux, de doux et de bon nous paraît inestimable, parce que nous ne le sentirons plus. […] » Et ce sont là, vous le sentez, des nuances d’une signification considérable. […] Sauf erreur, cet endroit sent un peu l’hyperbole de l’opérette. […] Il sent qu’il serait tout à fait sauvé s’il épousait Marthe. […] Ce qu’il pense et sent de relativement neuf, il ne le pense ni ne le sent avec assez de profondeur et d’intensité.

208. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « De l’influence récente des littératures du nord »

combien minutieusement   d’une grande âme dans une condition médiocre, d’une âme que l’on sent d’autant plus grande qu’elle n’a pas eu tout son emploi. […] Et, dès lors, le veuf et sa jeune amie sentent entre eux ce cadavre. […] Est-ce que vous ne sentez pas que Flaubert aime la pauvre Emma ? […] Je vois que les plus savants hommes, les plus accomplis polyglottes étrangers, ne parviennent jamais à sentir comme nous la phrase d’un Flaubert ou d’un Renan. […] Condition merveilleuse, soit pour mener lentement et patiemment ses visions intérieures, soit pour sentir avec emportement.

209. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gibbon. — I. » pp. 431-451

Tous ces retours de Gibbon sont sans doute exclusivement dans un intérêt politique et social, et ses paroles trouvent encore moyen de s’y imprégner d’un secret mépris pour ce qu’il ne sent pas. […] À peine il la sentit consommée en lui, qu’il résolut de la déclarer et d’en faire profession : « La jeunesse, dit-il, est sincère et impétueuse, et un éclair passager d’enthousiasme m’avait élevé au-dessus de toutes les considérations humaines. » On peut juger du scandale : un élève d’Oxford se convertir au papisme ! […] Et, par exemple, en voyant Voltaire jouer de sa personne la tragédie à Lausanne où il était en ces années, et tout en convenant que sa déclamation était plus emphatique que naturelle, Gibbon sentit se fortifier son goût pour le théâtre français : « et ce goût, confesse-t-il, a peut-être affaibli mon idolâtrie pour le génie gigantesque de Shakespeare, laquelle nous est inculquée dès l’enfance comme le premier devoir d’un Anglais ». […] Le pressentiment de sa vocation se décèle lorsqu’il dit en parlant d’Auguste et regrettant que la variété de ses sujets l’empêche de l’étudier à fond : « Que ne me permet-elle (cette variété) de faire connaître ce gouvernement raffiné, ces chaînes qu’on portait sans les sentir, ce prince confondu parmi les citoyens, ce Sénat respecté par son maître !  […] Qui ne sent pas son prix n’est pas digne d’elle ; mais qui l’a pu sentir et s’en détache est un homme à mépriser… — Gibbon a l’honnêteté de renvoyer à cette lettre où les noms étaient restés masqués par des initiales ; il indique que c’est à lui qu’elle s’applique, et il ajoute : « Comme auteur, je n’appellerai pas du jugement, ou du goût, ou du caprice de Jean-Jacques ; mais cet homme extraordinaire, que j’admire et que je plains, aurait pu mettre moins de précipitation à condamner le caractère moral et la conduite d’un étranger. » j.

210. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Bourdaloue. — I. » pp. 262-280

Persévérance et uniformité ardente, qui le tint toujours à l’abri de tout échec et de tout soupçon ; qui se sent et transpire dans tout ce qu’il profère et enseigne, et qui lui assurait, dans l’ordre moral et chrétien, une autorité que nul en son siècle n’a surpassée, pas même Bossuet ! […] elle en parle comme d’un acteur ; et en maint endroit elle se joue ainsi, selon son habitude et contrairement à l’idée, à la réflexion sévère que devait, ce semble, laisser et imprimer à tous une éloquence que, d’ailleurs, elle sent et décrit si bien. […] En lisant ce sermon Sur la pensée de la mort et à mesure que j’avançais, je sentais s’évanouir ces vagues idées d’un dieu non chrétien, d’un dieu des bonnes gens, qui se sont aujourd’hui glissées insensiblement presque dans toutes les âmes. […] » — J’éprouvais encore que, sous la rigueur du raisonnement chez Bourdaloue, il se sent un feu, une ferveur et une passion comme chez Rousseau (pardon du choc de ces deux noms), sauf que celui-ci déclame souvent en raisonnant et qu’avec l’autre on est dans la probité pure. […] tout pécheur et tout indigne que je suis, voilà ce que Dieu, par sa grâce, m’a fait plus d’une fois sentir.

211. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. de Stendhal. Ses Œuvres complètes. — II. (Fin.) » pp. 322-341

Et ce même homme qui aurait joué au naturel dans un mime antique, était celui qui sentait si bien le grand et le sublime sous la coupole de Saint-Pierre. […] Beyle n’y est plus cependant sur son terrain ; on l’y sent un peu novice sur cette terre gauloise ; quand il se met à parler antiquités ou art gothique, on s’aperçoit qu’il vient, l’année précédente, de faire un tour de France avec M.  […] Les souvenirs de 1815 et du retour de l’île d’Elbe y sont racontés avec détail et avec le feu d’un contemporain et presque d’un témoin : le passé chevaleresque y est senti avec noblesse. […] ces disparates et ces désaccords d’idées se feront bien plus sentir encore quand Beyle voudra créer pour son compte des personnages. […] Il sentait bien, malgré la théorie qu’il s’était faite, que quelque chose lui manquait.

212. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Mlle Eugénie de Guérin et madame de Gasparin, (Suite et fin.) »

C’est le protestantisme qui fait des siennes pour la première fois ; on le sent à la verdeur et à la crudité des touches. […] À peine si le long des haies quelques violettes en mars, quelques fumeterres qui sentent le baume ; à peine si, près des ruisseaux, au pied des chênes quelques anémones d’un blanc rosé essayent de s’épanouir par touffes. […] Aussi sent-on chez Mmc de Gasparin qu’il y a plus d’un rappel systématique et que, pour revenir à son sujet voulu, après ses effusions de paysagiste enthousiaste et de promeneuse naturaliste, elle fait effort et elle fait exprès. […] L’autre chrétienne et pure catholique, l’humble fille du Cayla, avertie par tant de souffrances positives, se sent plus réellement en exil ici-bas, elle ne l’oublie jamais : elle est touchée de la nature, jamais entêtée ni enivrée. […] J’ai senti pour elle de l’admiration ; elle m’a fait du bien.

213. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « CHRISTEL » pp. 515-533

L’odeur fine qui s’en exhalait sentait encore le lieu embaumé d’où le triple billet coup sur coup était sorti. […] Ce qui est certain, c’est qu’un jour en agitant dans ses mains quelqu’une de ces lettres mignonnes, odorantes, et transparentes presque sous la finesse du pli, elle se sentit saigner comme d’une soudaine blessure ; elle se trouva empoisonnée comme dans le parfum. […] Le plus incompréhensible et le plus magique des amours est encore celui que l’on voit et, s’il est possible, celui que l’on sent. […] Elle, au milieu de la chambre, debout, plus pâle que lui, répondait par monosyllabes sans comprendre, lorsque tout à coup, ne pouvant soutenir une lutte si inégale, elle se sentit chanceler, fit un geste comme pour se prendre à la grille, et tomba évanouie. […] Il avait fini lorsqu’il vit dans l’ombre une main qui s’avançait comme pour chercher la sienne ; il la donna et sentit qu’après une tremblante étreinte, celle de Christel ne se retirait qu’après lui avoir remis celle même de sa mère.

214. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre IV. L’Histoire »

On sentit vivement ce manque au commencement de notre siècle ; « Existe-t-il, demandait A. […] Thierry, en le lisant, se sentit historien. […] Le fond de style est du temps de Louis-Philippe : on sent qu’il écrit entre Béranger et Thiers. […] Thierry se contentait de regarder les races : Michelet sentit qu’aux races il fallait donner « une bonne, forte base, la terre » qui les porte et les nourrit834. […] Il avait « le don des larmes », une âme frémissante, qui partout aimait, partout sentait, partout mettait la vie.

215. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Le père Monsabré »

On entre et tout de suite on se sent enveloppé de mystère, de paix, de demi-ténèbres très douces éclairées par les pierres précieuses des vitraux, d’où semble rayonner une lumière qui leur est propre. […] Ce vaisseau est si vaste, si haut, si solennel, que les froufrous, les chuchotements, les petites mines s’y sentiraient mal à l’aise. […] Plusieurs sont assurément des membres de la Société de Saint-Vincent de Paul et beaucoup sont d’anciens magistrats : cela se sent. […] Se voir et se mépriser, haïr en soi le plus cher de sa vie, se sentir l’auteur des peines qu’on endure et entendre dire à ceux qui les voient du dehors : Quelle chose étrange de souffrir ainsi ! […] » Écoutez la réponse du Père Monsabré : vous y sentirez, au commencement, de la bonne grâce et de la bonhomie, puis de la générosité et de la grandeur.

216. (1829) De la poésie de style pp. 324-338

On le lit d’un bout à l’autre avec un grand charme ; et cette lecture fait vivement sentir quelques-unes des qualités qui rendent Richter si cher aux Allemands. […] Ce contraste ou plutôt cette heureuse harmonie se fait sentir dans les Pensées. […] Mais on y sent surtout le philosophe moral, le poète moral, qui semble n’être artiste que pour relever et purifier le cœur de l’homme, qui est toujours occupé du problème de la destinée de l’homme, et amoureux de son perfectionnement. […] Ainsi ce grand changement dans le style, et par suite dans la langue, n’est pas dû à une puérile imitation, mais à des besoins bien sentis. […] On sent combien cette manière, qui est le dernier degré du symbolisme de style, est compréhensive, poétique, précisément parce qu’elle est indéfinie, mais en même temps vague et obscure.

217. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres et opuscules inédits de Fénelon. (1850.) » pp. 1-21

On y saisit, comme si l’on y était, les habitudes de penser et de sentir, et l’accent juste de cette fine nature. […] comme la proportion, la nuance du moderne à l’antique est bien observée, et comme on sent qu’il préfère l’antique ! […] En apprenant la mort du duc de Bourgogne, Fénelon n’a qu’une parole ; elle est brève et sentie, elle est ce qu’elle doit être : « Je souffre, Dieu le sait ; mais je ne suis point tombé malade, et c’est beaucoup pour moi. Votre cœur, qui se fait sentir au mien, le soulage. […] Le contrecoup mondain de cette perte cruelle se fait vite sentir à Fénelon.

218. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Mémoires d’outre-tombe, par M. de Chateaubriand. Le Chateaubriand romanesque et amoureux. » pp. 143-162

Ne sentez-vous pas, en effet, la phrase littéraire et poétique qui essaie de feindre un accent ému ? […] Mais ici, chez René, c’est plus que de la tristesse sentie, c’est une sorte de rage ; l’idée de l’éternité s’y mêle ; il voudrait engloutir l’éternité dans un moment. […] Le christianisme perverti refait un épicuréisme qui n’est plus le même après qu’auparavant, et qui se sent de la hauteur de la chute. […] Et même quand il ne peut plus bouger de son fauteuil, et quand tous le jugent baissé et absent, il mérite que celle qui avait si bien senti et fait durer sa nature poétique dise encore de lui : Chateaubriand est dans une belle langueur. […] De quelque nature qu’il semble, et si mélangé qu’on le suppose, il dut être bien puissant et bien réel pour être ainsi senti et rendu en avril 1847, exactement le même qu’il avait paru cinquante années auparavant à Amélie ou à Céluta.

219. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « La Harpe. » pp. 103-122

Ce ton nous fait sentir déjà ce que devient aisément l’amour propre de La Harpe quand sa tête se monte et qu’il s’irrite de la contradiction même. […] Mais lorsque, plus tard, dans sa chaire du Lycée, ayant trouvé sa fonction et sa vraie place, il lisait avec physionomie, avec feu, ses leçons en général judicieuses et élégantes, on s’étonnait de sentir en lui le maître, on le reconnaissait et on l’applaudissait sans effort, sans révolte. […] Il était évident que, dans ce cas comme dans bien d’autres, l’instinct du critique, de l’homme qui se sent une idée juste et qui ne résiste pas à la dire, l’avait emporté chez lui sur les considérations secondaires. […] Sur d’autres sujets voisins de Racine, il est incomplet ; il sent peu Molière, et ne fait pas à la grande comédie la part qu’elle mérite. […] Au milieu des excès déclamatoires et qui sentent la réaction, cette seconde moitié du Cours de littérature offre des morceaux pleins de verve et d’une chaude sincérité, et il y subsiste des parties de bon jugement.

220. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ALFRED DE MUSSET (La Confession d’un Enfant du siècle.) » pp. 202-217

La manière bizarre, capricieuse, cruelle, dont il défait à plaisir son illusion et la félicité de son amie, est admirablement décrite ; cela sent son amère réalité. […] Cette fin replonge et retrempe l’âme dans les plus fraîches émotions de la jeunesse ; vous avez senti par une tiède brise de mai la première bouffée de lilas. […] « Tu ne t’entends pas trop mal, se dit Octave à lui-même en se rendant justice, à exalter une pauvre tête, et tu pérores assez chaudement dans tes délires amoureux. » Le dernier chapitre, ce dîner en tête-à-tête de Brigitte et d’Octave aux Frères Provençaux, a du charme ; la résolution d’Octave part d’un noble cœur ; il s’immole, il renonce à Brigitte, il l’accorde à Smith, et, malgré l’étrangeté du procédé, on n’y sent pas le manque de délicatesse ; mais pour qu’on pût jouir un peu de cette situation nouvelle et plus reposée, pour qu’on y crût et qu’elle fût définitive aux yeux du lecteur, il faudrait des garanties dans ce qui précède. […] L’auteur en commençant, et n’étant pas encore sûr de son effet, a voulu faire, on le sent, un déploiement inaccoutumé ; plus tard, à mesure qu’il avançait, sentant que les vraies beautés ne lui manquaient pas, il a osé être simple. […] Quand il parlera donc de son mal désormais, que ce soit de loin, sans les crudités qui sentent leur objet ; que ce soit en homme tout à fait guéri.

221. (1925) Méthodes de l’histoire littéraire « I. Leçon d’ouverture du Cours d’éloquence française »

Et l’on sentait qu’il ne s’effaçait pas par impuissance, mais par méthode. […] Loiret découvrit Larroumet et le révéla à lui-même : l’enfant sentit sa vocation littéraire, et tourna ses ambitions vers l’École Normale. […] Toutes ses sympathies sont acquises à Racine et à Molière : on le sent ; mais il ne cède pas une parcelle de la vérité à ses sympathies. […] Dès qu’il se sentait en fonction d’instruire, ce n’était plus le même homme ; il ne jouait plus. […] Sa légèreté était le trop-plein de sa force, qui jamais ne se sentait épuisée.

222. (1867) Le cerveau et la pensée « Chapitre IX. La pensée est-elle un mouvement ? »

Ainsi cette lumière sentie est toute subjective ; elle n’existe que par le sujet sentant, et en lui ; elle est déjà une sensation consciente — et — à quelque degré — une idée. […] cette cause extérieure inconnue que nous appelons chaleur peut, dans certaines conditions, disparaître à nos sens et cesser d’être sentie comme chaleur ; alors il se passe en dehors de nous un autre phénomène, qui est précisément l’équivalent de la chaleur perdue, à savoir, un phénomène de mouvement. […] En un mot, une même cause peut, selon les circonstances, produire tantôt la sensation de chaleur sur un sujet sentant, tantôt un phénomène de mouvement dans un corps qui ne sent pas. […] Ainsi objectivement la chaleur, comme la lumière, n’est pour nous qu’un mouvement, et elle ne devient chaleur sentie que dans un sujet sentant. La chaleur sentie est donc, comme la lumière sentie, un phénomène tout subjectif, qui implique la présence de la conscience, non pas sans doute de la conscience philosophique et réfléchie, mais d’une conscience proportionnée à la sensation même.

223. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Musset, Alfred de (1810-1857) »

Il n’a dit que ce qu’il sentait, et il l’a dit comme il le sentait. […] Voilà ce que nous avons senti le jour où le plus aimé, le plus brillant d’entre nous, a tout d’un coup palpité d’une atteinte invisible, s’est abattu avec un hoquet funèbre parmi les splendeurs et les gaietés menteuses de notre banquet. […] C’est de la stupidité lyrique en action, et puis c’est tellement voulu et si peu senti. […] C’est dans la jeunesse qu’on sent très vivement et c’est dans l’âge mûr qu’on sait son métier de poète.

224. (1890) L’avenir de la science « I »

.) ; l’autre que l’on peut appeler idéale, céleste, divine, désintéressée, ayant pour objet les formes pures de la vérité, de la beauté, de la bonté morale, c’est-à-dire, pour prendre l’expression la plus compréhensive et la plus consacrée par les respects du passé, Dieu lui-même, touché, perçu, senti sous ses mille formes par l’intelligence de tout ce qui est vrai, et l’amour de tout ce qui est beau. […] Elle n’exclut que le vulgaire, qui n’a de valeur qu’en tant qu’il est senti, et au moment où il est senti ; et cette sphère inférieure elle-même est bien moins étendue qu’on pourrait le croire. […] La fin de l’homme n’est pas de savoir, de sentir, d’imaginer, mais d’être parfait, c’est-à-dire d’être homme dans toute l’acception du mot ; c’est d’offrir dans un type individuel le tableau abrégé de l’humanité complète et de montrer réunies dans une puissante unité toutes les faces de la vie que l’humanité a esquissées dans des temps et des lieux divers. […] Il lui faudrait une vie pour savoir, une vie pour sentir et aimer, une vie pour agir, ou, plutôt, il voudrait pouvoir mener de front une série d’existences parallèles, tout en ayant dans une unité supérieure la conscience simultanée de chacune d’elles.

225. (1799) Jugements sur Rousseau [posth.]

Mais je crois que le mérite de ce roman ne peut être bien senti que par des personnes qui aient aimé avec autant de passion que de tendresse, peut-être même que par des personnes dont le cœur soit actuellement pénétré d’une passion profonde, heureuse ou malheureuse. […] J’entends dire que toutes les lettres sont du même ton, et que c’est toujours l’auteur qui parle et non pas les personnages : je n’ai point senti ce défaut ; les lettres de l’amant sont pleines de chaleur et de force, celles de Julie de tendresse et de raison. Cependant il y en a quelques-unes ou elle me semble manquer de réserve et de modestie ; je ne voudrais pas décider si elle a tort de penser et de sentir avec autant de chaleur, mais il est contre la décence qu’elle se permette de l’exprimer. […] Peut-être n’en trouverait-on pas moins dans le jugement que je viens de porter de son livre ; je crois néanmoins pouvoir assurer que j’ai parlé d’après ce que j’ai senti. […] Rousseau, se remarque surtout dans ce qu’il dit des femmes ; on sent qu’il les a aimées et les aime encore à la fureur, et les détails de convoitise sont, à mon gré, ceux où il réussit le mieux.

226. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Barthélemy Saint-Hilaire »

Et, cependant, comme on y sent, je ne dirai pas s’agiter l’historien, car rien ne s’agite en Barthélemy Saint-Hilaire, la solidité même ! mais comme on y sent l’historien tranquille et presque majestueux, avec ses fermes pondérations, sa balance, sa main de justice et ses diverses compétences, et comme on voudrait qu’il y fût encore davantage ! […] Cromwell, qui n’était pas, comme Mahomet, loin dans l’histoire, Cromwell, qui marchait sur leurs talons et dont ils pouvaient encore sentir le puissant souffle dans leurs cheveux, ne l’ont-ils pas aussi accusé d’hypocrisie ? […] Le croira-t-on, après tout le sang que l’Islamisme, ce sabre dont la terre entière a senti la ventilation, a versé ? Mahomet, le guerrier, le général d’armée, mais qui ne le devint qu’à cinquante ans, comme le rude Cromwell, était né doux, et ce qu’il sut du Christianisme ajouta encore à la disposition naturelle de son âme… À la première bataille à laquelle il assista, tout jeune qu’il fût, par conséquent d’autant plus susceptible de sentir l’ivresse du combat, il se contenta de ramasser tranquillement les flèches de ses oncles… C’était un de ces doux, à qui doit échoir l’empire de la terre.

227. (1909) Nos femmes de lettres pp. -238

Sentir ! toujours sentir ! […] Alors elle ne sent plus par elle-même. […] Vous sentez le mécanisme et avec quelle rigueur il précise les lois de la composition. […] Mme Marcelle Tinayre, l’a senti et délicatement rendu.

228. (1904) En lisant Nietzsche pp. 1-362

Il se sentit ébranlé. […] Il faut combattre la morale de tout l’amour que l’on sent et que l’on doit sentir pour la force et la beauté. […] Nous ne sentons pas assez mal pour devoir nous sentir mal d’une façon stoïque. […] L’homme s’est senti obligé. Tous les hommes se sentent obligés.

229. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCVIe entretien. Alfieri. Sa vie et ses œuvres (1re partie) » pp. 413-491

Je n’ai jamais joui de l’entier exercice de mes facultés intellectuelles et créatrices, que mon cœur ne se trouvât auparavant rempli et satisfait, et que mon esprit ne se sentît appuyé, soutenu par une main estimable et chère. […] J’ai pu me tromper dans ma façon de sentir, ou écrire avec trop de passion. […] Je me suis borné à dire ce que je pensais, moins peut-être que je ne sentais. […] Il le sentit trop ; il chercha sa consolation dans le sommeil de ses facultés, et il se fit une habitude de l’ivresse, oubli volontaire du sort. […] Je sentis véritablement alors et dans le fond de l’âme que sans elle je ne vivais qu’à moitié.

230. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVe entretien. Aristote. Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (3e partie) » pp. 193-271

Mais, parvenu au premier moteur, il sent bien qu’on ne peut plus rien chercher en dehors de lui ; car ce serait se perdre dans l’infini. […] « Un cerf qui se sent mordu par une phalange ou par quelque autre insecte semblable, ramasse des cancres et les mange. […] Si elle sent son importance, elle sent non moins vivement ses bornes ; et comme elle peut à peine éclairer quelques individus, elle ne se flatte pas de l’orgueilleuse prétention de gouverner les peuples. […] Le titre de Macédonien fut un crime et une injure quand Athènes sentit que la mort d’Alexandre, à Babylone, délivrait la Grèce de ce héros devenu son tyran. […] Elle se tourna à l’instant contre Aristote ; il sentit qu’il fallait fuir aux frontières de la Grèce pour y échapper.

231. (1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxve entretien. Histoire d’un conscrit de 1813. Par Erckmann Chatrian »

Goulden, et je sentis que j’étais tout pâle de bonheur. […] Il sentit son corps grelotter. […] je n’avais jamais senti cette grande fatigue ! […] C’est alors que je sentis combien j’avais faim ; je me trouvai presque mal. […] Moi, je sentais mes yeux se fermer.

232. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre septième »

La lecture nous explique l’effet de cet art-là sur l’auditoire ; mais nous ne le sentons pas sur nous-mêmes. […] Et pourtant telle est la simplicité et la profondeur de sa foi, qu’à la longue on se sent touché de respect. […] Cette incertitude du premier dessein se fait sentir dans l’exécution ; souvent les idées s’y pressent plutôt qu’elles ne se suivent. […] C’est proprement l’effet de l’autorité dans les grands hommes et c’est ce qu’on ne sent pas dans Vauvenargues. […] Vauvenargues voit pourtant la vraie par moments ; je n’affirmerais pas qu’il la sentît.

233. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « M. FAURIEL. —  première partie  » pp. 126-268

« Nous ne nous sommes permis ces observations que pour faire sentir quelques-uns des inconvénients qu’il pourrait y avoir pour les adversaires de la philosophie à préciser davantage leurs griefs contre elle. […] C’est, on le sent, un critique littéraire né d’une école philosophique, d’une école déjà plus psychologique qu’idéologique, c’est une critique au vrai sens d’Aristote, qui parle chez nous pour la première fois. […] Fauriel fut amené, par l’étude des littératures, des philosophies, des langues, par l’étude de l’arabe comme par la lecture du Dante, par tous les points à la fois, à sentir la différence qu’il y a entre la société moderne et l’ancienne. […] J’admets que l’Italie, malgré sa Toscane, ait, à quelques égards, l’inconvénient de la province, c’est-à-dire qu’on y sente le manque d’un grand centre, d’une capitale qui donne le mouvement à la langue et en règle le ton à chaque moment. […] Encore une fois, nous sentons là, chez Cabanis, le point juste où Fauriel a dû agir.

234. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXXIIe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (3e partie) » pp. 369-430

La noblesse se sent vaincue par cette force sortie de son sein. […] On sentait la femme sous la reine, la tendresse du cœur sous la majesté du port. […] Qu’on en lise cependant le début : on y sent d’avance l’inflexibilité du jugement définitif. […] En renversant ainsi tout ce qui lui sert d’appui, il sent qu’il porterait sur le vide. […] Les nations le sentent et s’y précipitent comme au salut.

235. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Conclusion »

N’allons pas croire pourtant que tout, dans la poésie personnelle, soit l’expression vraie de la personne, ni que tout ce qui est écrit ait été senti. […] Nous y reconnaissons nos sentiments, comme en un rêve où nous n’avons qu’à demi conscience de nous-mêmes, et où nous goûtons la vie sans en sentir le poids. […] Il sent tout ce qu’il dit, et, le sentiment épuisé, il ne le prolonge pas par le développement de rhétorique ; il passe à autre chose, comme La Fontaine. […] On ne se sent pas seulement intéressé et éclairé : on est conduit137. […] L’esprit se sent élevé par ces pures créations de l’art, alors même que le bon sens s’étonne de ce qui s’y mêle de critiques spécieuses contre des usages et des croyances que respectent tous les honnêtes gens.

236. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre VII. Repos »

Sans doute elle a senti son insuffisance actuelle devant l’œuvre objective et qu’un labeur probe doit la guérir de son infirmité. […] La plupart tirent de leur poche et versent sur le comptoir un à un des sous qui sentent la mer. […] Il sent, en une terreur d’enfer, sa raison « s’enfuir trébuchante comme une femme malade qui voit son lit en feu ». […] En lisant les vers d’Émile Boissier, Silvestre se sent en face de beautés, et il est ému. […] Il a presque toujours senti, le délicieux poète du rêve et de la brume, qu’il n’était point fait pour les nettetés et les précisions.

237. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre sixième. La volonté — Chapitre deuxième. Le développement de la volonté »

Quand un être vivant, sous l’influence de la douleur, fait des mouvements en tous sens et réagit énergiquement, il lui est inutile de concevoir la suppression future de la douleur ; il n’a besoin que de sentir la douleur actuelle, obstacle à son bien-être également senti ; la douleur entraîne le besoin de changement, donc de mouvement ; ce besoin est la volonté de changer, et le mouvement du corps en tous sens est la manifestation de cette volonté. […] On peut, d’après ce qui précède, apprécier le vrai et le faux dans la classique opposition du désir et de la volition. — Nous sentons le désir se produire en nous, dit-on, et s’imposer à nous ; nous ne nous sentons pas le produire ; au contraire, quand nous voulons, nous sentons que c’est nous-mêmes qui produisons la volition, que c’est nous qui la faisons arriver à l’existence160. — Sans doute, mais c’est que le désir naît, d’une part, de profondeurs étrangères à notre pensée et à notre conscience claire, d’autre part, d’idées objectives qui s’imposent à nous par les lois de l’association ; quand nous voulons, au contraire, c’est l’idée même de notre moi et de notre indépendance subjective qui devient le motif directeur de l’acte : la conscience du moi se voit donc produire elle-même la volition, au moins dans ce qu’elle a de raisonné et d’intelligent. […] — Nous ne sentons pas naître le désir, ajoute-t-on, nous le sentons seulement grandir en nous, au point même qu’il obscurcit parfois l’intelligence et nous enlève tout pouvoir d’agir. — C’est, répondrons-nous, que le désir proprement dit n’est pas l’action même de l’intelligence, qui le trouve déjà formé et croissant sans elle ; au contraire, la réaction de l’intelligence sur le désir a nécessairement conscience de soi et se voit elle-même à l’œuvre. […] Quant aux rapports impliqués dans le jugement, s’ils n’enveloppent pas toujours des images objectives comme les autres, ils enveloppent du moins la représentation de certains modes subjectifs de sentir et de réagir, de certaines attitudes passives ou actives. […] Nous donnons le nom de spontanéité à ce que nous sentons surgir des profondeurs de notre organisme pour arriver ensuite à une conscience plus ou moins claire de soi.

238. (1707) Discours sur la poésie pp. 13-60

Les poëtes ont senti ce penchant en eux-mêmes, et l’ont remarqué dans les autres. […] Mais ces vérités se sentent peut-être mieux dans la simple exposition que j’en fais, que dans l’iliade et l’odissée entiéres, où elles me paroissent noyées dans une variété infinie d’événemens et d’images. […] Il s’ensuit de cette harmonie que l’ode n’est pas faite pour être lûë seulement ; et qu’on n’en peut sentir toute la grace, qu’en la récitant avec une attention exacte à sa cadence et à ses repos. […] Le poëte y est poëte de profession, au lieu que dans les autres ouvrages, il emprunte, pour ainsi dire, un esprit et des sentimens étrangers ; et il doit se contenter alors de toute l’élégance du langage ordinaire, sans y laisser sentir d’étude ni d’affectation. […] Et au contraire, où le sentira-t-on, si quelqu’une de ces qualités manque ?

239. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre huitième »

C’est de leur cœur que s’est répandu dans le nôtre cet intérêt plus vif que l’admiration, qui nous fait aimer tout ce qu’ils ont aimé, sentir tout ce qu’ils ont senti. […] On sentit que l’art venait de faire un pas, et qu’il y avait là quelque chose de nouveau et de durable. […] Elle sent : elle s’exprime par des mouvements. […] Serait-ce que nous ne nous sentons pas de force à faire autrement ? […] Rien ne sent plus son homme de génie que d’y avoir réussi.

240. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre quatorzième. »

On ne sent pas dans la plupart de ses sermons l’autorité des Pères de la grande tradition. […] Fénelon sent pourtant qu’il doit paraître dur ; ne serait-ce pas encore un effet du sens propre ? […] Où Bossuet cesse de voir la vérité, on sent que c’est notre nature qui fléchit, comme sous une recherche au-dessus de ses forces. […] Aucun moderne n’a mieux senti les grâces du paganisme que cet archevêque chrétien. […] Peu à peu on sent de la fatigue, et il faut quelque effort pour aller jusqu’au bout.

241. (1932) Les deux sources de la morale et de la religion « La religion dynamique »

Il alla jusqu’à l’extase, un état où l’âme se sent ou croit se sentir en présence de Dieu, étant illuminée de sa lumière ; il ne franchit pas cette dernière étape pour arriver au point où, la contemplation venant s’abîmer dans l’action, la volonté humaine se confond avec la volonté divine. […] Elle sent qu’elle a beaucoup perdu ; elle ne sait pas encore que c’est pour tout gagner. […] Il a senti la vérité couler en lui de sa source comme une force agissante. […] Les mystiques le sentent bien. […] Par là s’explique le rôle qu’il se sent appelé à jouer d’abord, celui d’un intensificateur de la foi religieuse.

242. (1891) Politiques et moralistes du dix-neuvième siècle. Première série

Personne n’a plus fortement conçu ni plus vivement senti l’idée de patrie. […] Il se sent lésé par les effets du traité conclu ; il le dénonce. […] On sent qu’elles « ont du vrai », et la pire manière d’être faux, c’est d’avoir du vrai. […] Il ne faut pas qu’à sentir Dieu en nous-même, nous devenions trop familier avec lui. […] Écoutez-vous sentir.

243. (1890) Impressions de théâtre. Quatrième série

Nous sentons encore notre âme en communication avec celle du vieux poète grec. […] Et nous applaudissons parce que nous sentons là une loi naturelle et sacrée. […] Je croyais qu’Hélène, par la douleur même qu’elle sent de ne pouvoir rien sentir et par l’aveu qu’elle en fait, inspirerait quelque pitié et quelque sympathie. […] Comme il se sent regardé ! […] La composition de ce type me paraît sentir aussi l’artifice et l’hyperbole.

244. (1864) Physiologie des écrivains et des artistes ou Essai de critique naturelle

Plus nous sentons la grandeur des problèmes, plus nous sentons aussi notre faiblesse. […] Ne sentez-vous pas, dans cette gaieté, un bouquet de Chateau-Margaux ? […] On sent dans ses os le froid de la mort. […] Une ouverture s’est faite en elles, par où elles se sentent s’écouler. […] Tout est blond, tout est rose, et tout sent la chair fraîche.

245. (1910) Études littéraires : dix-huitième siècle

Il s’y sentait admirablement à l’aise. […] On sent qu’il en avait besoin. […] — Qui vous dit que savoir empêche de sentir ? […] Il ne le sent aucunement. […] Le sentirait-il ?

246. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Fénelon. Sa correspondance spirituelle et politique. — I. » pp. 19-35

Avouons-le : on sent la force et l’ascendant de ce rare esprit, soit qu’il prêche de génie et sans préparation, soit qu’il prononce un discours étudié et oratoire, soit qu’il explique ses pensées dans la conversation. […] Il y a eu dans sa vie un moment critique où ce penchant et cette vocation particulière qu’il se sentait pour la direction intérieure et pour les mystères délicats de la piété l’ont abusé et légèrement enivré. […] La doctrine de Fénelon, dégagée de quelques subtilités d’expression et de quelques renchérissements particuliers à sa manière de sentir et d’écrire, n’est autre que la doctrine chrétienne dans sa plus spirituelle vivacité. […] Les écrivains dits spirituels et mystiques, à force de sentir cette condition de l’homme souffrant, dénué et orphelin, qui n’a pas cessé d’être dans un rapport intime avec un Dieu aussi tendre et aussi miséricordieux que puissant, ont eu des paroles qui semblent annoncer une exaltation excessive et une certaine ivresse. […] Les petits soucis voltigeants sont de ces images insensibles comme il en naît sous la plume de Fénelon ; mais ce qui suit, ces relais, ces lutins, me semblent de trop et sentent la gentillesse.

247. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — I » pp. 1-17

Tout cela est noté, et peint, et surtout senti : ce jeune enfant du Midi puise dans je ne sais quelle tristesse originelle un instinct particulier pour comprendre et aimer du premier jour cette nature du Nord, voisine des tempêtes : Le 8 (mars). — Jour de neige. […] Mais voilà bien, en effet, des coins de paysage comme je les préfère ; c’est délicat, c’est senti, et c’est peint en même temps ; c’est peint de près, sur place, d’après nature, mais sans crudité. Rien n’y sent la palette. […] se sentir à la fois fleur, verdure, oiseau, citant, fraîcheur, élasticité, volupté, sérénité ! […] À la verdure près, c’est l’hiver, avec l’affligeant contraste de plus ; et même quand il y a splendeur, l’été, jusque dans ses jours de solennité, a toujours, il le sent, « quelque chose de triste, de voilé, de borné.

248. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Le Poème des champs, par M. Calemard de Lafayette (suite et fin) »

C’est un poème des champs qui ne craint pas de sentir son foin et son fumier. […] Je conçois pour un poème des champs et de la nature, comme source d’inspiration principale et propre à animer le tout, deux ou même trois façons générales de voir et de sentir, trois esprits différents, et je les définirai par des noms antiques et immortels : l’esprit d’Hésiode, celui de Lucrèce, celui de Virgile. […] On y retrouve l’homme qui a prospéré à la sueur de son front, et qui ne craint pas de faire sentir le poids et même la dureté de ses conseils à celui qui, après l’avoir lésé, se voit forcé, de recourir à lui. […] On croit sentir la fraîcheur qui circule, on voit le pré peint de fleurs qui rit et verdoie. […] Tout a son prix aux yeux de la critique qui sent l’art comme l’expression presque directe de la nature et de la vie.

249. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres choisies de Charles Loyson, publiées par M. Émile Grimaud »

On sent que tout l’homme est désormais formé chez Loyson. […] On les sent déborder sur ses lèvres, du sein de sa prière à l’Éternel, auprès duquel il ne craint pas de se prévaloir de la guérison miraculeuse d’Ézéchias. […] Charles Loyson serait le génie du siècle ; l’envie commençait à le mordre, signe de gloire, et l’on faisait sur lui ce vers : Même quand Loyson vole, on sent qu’il a des pattes.  […] C’est Delatouche qui en est l’auteur et qui trouva plaisant de parodier le vers de Lemierre (dans les Fastes, chant V, vers 40) : Même quand l’oiseau marche, on sent qu’il a des ailes. […] N’essayez plus d’être léger ; Même quand l’oison vole, on sent qu’il a des pattes, Voilà le vrai texte.

250. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Franklin. — II. (Suite.) » pp. 149-166

C’est seulement ainsi qu’on sentira combien diffèrent ces deux hommes et les deux races qu’ils représentent. […] Lui qui, à certains égards, a paru si bien sentir et a même imité en quelques paraboles le style de l’Évangile, il ne sent bien ni Job ni David. […] Il sent bien que c’est là le côté faible de la démocratie et de la forme de gouvernement qui en découle ; il le redira à la fin de sa vie et quand l’Amérique se sera donné sa Constitution définitive (1789) : « Nous nous sommes mis en garde contre un mal auquel les vieux États sont très sujets, l’excès de pouvoir dans les gouvernants ; mais notre danger présent semble être le défaut d’obéissance dans les gouvernés. » Enfin, au milieu des luttes politiques déjà très vives que Franklin a à soutenir dans la Chambre et dans les élections de Philadelphie, survient la nouvelle du fameux acte du Timbre (1764). […] Dans cette nouvelle mission, où l’envoyé de la Pennsylvanie devient bientôt l’agent général et le chargé d’affaires des autres principales colonies, il commence à exprimer les vœux et les plaintes d’une nation très humble d’abord et très filiale, mais qui sent déjà sa force et qui est décidée à ne point aliéner ses franchises. L’Amérique, à cette date, est comme un adolescent robuste, qui est lent à se dire et même à comprendre qu’il veut être décidément indépendant ; l’instinct, longtemps contenu, le lui dit tout bas, et le jour vient où, en se levant un matin, il se sent tout d’un coup un homme.

251. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXXIIe entretien. Littérature russe. Ivan Tourgueneff (suite) » pp. 317-378

peut-être sentiront-elles, au fond de leur tombeau, que tu es venu les voir. […] L’effort seul se faisait sentir. […] Il sentait qu’elle priait pour lui, et son âme s’abîma dans une sorte d’extase. Mais, malgré cette douce émotion, il se sentait la conscience troublée. […] Lavretzky ne se sentait pas disposé à rentrer ; il se dirigea vers les champs.

252. (1842) Discours sur l’esprit positif

Pour en sentir la possibilité et en apprécier la nature, il faut d’abord recourir à la lumineuse distinction générale ébauchée par Kant entre les deux points de vue objectif et subjectif, propres à une étude quelconque. […] Il importe beaucoup de sentir que, sous tous les aspects essentiels, le véritable esprit philosophique consiste surtout dans l’extension systématique du simple bon sens à toutes les spéculations vraiment accessibles. […] On peut également sentir ainsi la profonde inanité finale de toutes les études préalables relatives à la logique abstraite, où il s’agit d’apprécier la vraie méthode philosophique, isolément d’aucune application à un ordre quelconque de phénomènes. […] Jusque chez ceux qui conservaient la foi dogmatique, cette funeste influence se faisait indirectement sentir, parce que l’autorité sacerdotale, après avoir perdu son indépendance politique, voyait aussi décroître de plus en plus l’ascendant social indispensable à son efficacité morale. […] En effet, son judicieux instinct y sentira bientôt un puissant motif nouveau de diriger surtout la pratique sociale vers la sage amélioration continue de sa propre condition générale.

253. (1923) Paul Valéry

Il ne se sent et ne se connaît artiste que parmi des problèmes de rendement. […] Il sent le poème délesté de quelque chose à laquelle il est accoutumé. […] Je me sentis connue encore plus que blessée. […] Mais cimetière senti, éprouvé, réalisé de l’intérieur : « toit tranquille » du premier et du dernier vers. […] Mithridate fait avouer Monime, elle se sent les joues brûlantes, et elle dit qu’elle a honte.

254. (1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXVe entretien. Chateaubriand, (suite) »

Il y a la netteté dans la suavité. » On sent que M.  […] Voltaire, lui aussi, le sentait. […] Chateaubriand le sentit et osa faire de cette convenance, un dogme politique. […] Le vieux siècle expirant dans les convulsions s’étonne et se sent rajeuni. […] Volontairement ou involontairement, on sentait sa race ; on put le haïr, on ne put le mépriser.

255. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 janvier 1886. »

Il se sentit « dans un état de complet isolement », — pour lui « ces jours continrent le poids d’une vie entière » (IV, 357) […] C’est que cette nécessité, cette fatalité qui force les génies à marcher, presque malgré eux, dans une voie déterminée, se faisait sentir, mais elle ne dominait pas encore, l’homme faible n’était pas encore terrassé. Souvent, il « interpellait les cieux » et « doutait de sa vocation » ; il sentait, « que dans la vie bourgeoise et artistique son existence était sans raison d’être » ; un moment après, il ouvrait la partition de la neuvième symphonie et « des sanglots de joie l’étouffaient », il ne doutait plus de sa mission (II, 69, écrit en 1846). […] Donc, contradiction entre ce que le Maître sentait, ce qui l’inspirait pendant la création du drame, et ce qu’il écrivait, ce qu’il a mis sur la scène. […] Ce ne sera pas du goût de tous les financeurs de la Revue qui, pour certains se sentent trahis.

256. (1911) L’attitude du lyrisme contemporain pp. 5-466

Nul mieux que Verhaeren ne peut nous faire sentir cette évolution. […] A-t-on bien senti de quelle pénétrante atmosphère s’enveloppaient les drames de Maeterlinck ? […] Dans notre participation à la vie de l’univers, l’orgueil humain s’accroît du lyrisme de tout sentir. […] Nous nous sentirons étrangement emportés dans le mouvement mystérieux et puissant qui les anime. […] Le poète jouit de sa jouissance et aspire pour se donner la joie de se sentir dans l’exaltation.

257. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Mademoiselle de Condé »

Seulement, compréhensible et senti au temps de Ballanche, le contraste a grande chance, maintenant, de n’être ni senti ni compris… Et qu’importe, du reste ! […] N’y aurait-il qu’une âme — une seule âme — qui sentît la beauté de ces lettres et le charme de leur pureté, qu’il faudrait les publier pour cette seule âme ! […] Elle ne dit jamais que « mon ami » à l’homme qu’elle adore, et sous ce mot répété mille fois on sent une tendresse qui déborde et mouille et pénètre l’âme comme la rosée pénètre les fleurs, sans qu’on la voie tomber du ciel ! […] Elle sentit cette peur sublime qui est l’héroïsme contre soi… Elle arracha son cœur à l’homme qu’elle aimait comme on arrache son cœur à l’être qui l’a pris, en lui en laissant tous les lambeaux déchirés !

258. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVIIe entretien. Phidias, par Louis de Ronchaud (2e partie) » pp. 241-331

Quiconque a vu ce bloc gigantesque, qu’on admire aujourd’hui dans la galerie du prince Torlonia à Rome, sent que la force et la grâce sont sœurs dans l’âme des puissants génies. […] On sent (ce n’est point une illusion, c’est la vérité, vérité douloureuse !) […] Ceci n’a aucun caractère de l’élégance du peuple de Périclès ; cela sent le Romain ; les souvenirs seuls y sont beaux. […] Il faut à la fois savoir regarder, sentir et exprimer : et exprimer comment ? […] Je sentais que ce chaos de marbre si sublime, si pittoresque dans mon œil, s’évanouirait de ma mémoire, et je voulais pouvoir le retrouver dans la vulgarité de ma vie future.

259. (1882) Types littéraires et fantaisies esthétiques pp. 3-340

Quelle que soit la trivialité de ce spectacle, le cœur ne se sent ni avili ni abaissé. […] » qu’on se sent tout humilié et tout honteux. […] On sent qu’il voudrait vivre et qu’il ne le peut pas, qu’il ne le pourra pas. […] J’ai connu, j’ai senti, j’ai rêvé des choses beaucoup plus belles. […] Vous sentez votre éducation vous abandonner insensiblement et votre scepticisme philosophique s’écouler hors de vous comme le blessé sent la vie s’écouler hors de lui avec chaque goutte de son sang.

260. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le duc de Rohan — II » pp. 316-336

Le duc de Rohan sentit, dès le premier moment de cette mort, que son parti était relevé de tutelle ; les réformés perdaient avec Henri IV leur garant et aussi la main puissante qui les contenait. […] Le ton change, les brouillards cessent, les drapeaux s’arborent ; on y sent à chaque pas l’avantage des situations nettes et des génies qui sont dans leur voie. […] Son mauvais goût a quelque chose de celui de Chateaubriand ; c’est un mauvais goût qui séduit et qui, par moments, enlève plus que la raison froide ; il sent l’oriflamme. […] L’honneur de Richelieu est de l’avoir senti avec une énergie ardente et un indomptable génie d’exécution : le malheur de Rohan, celui de sa position, est de n’avoir pu le sentir, d’avoir été l’allié naturel et comme nécessaire de l’étranger, de quiconque était alors l’ennemi de la patrie, d’avoir continué de penser là-dessus comme un seigneur féodal en retard, devenu républicain par rencontre, et qui, en vue d’une conviction religieuse particulière, usait de tous les moyens de défense, sans se douter de ce qu’il allait choquer au sein de cet autre sentiment moral et religieux aussi, de ce sentiment patriotique, tout à l’heure universel. […] En ce qui est du récit de la capitulation et de la prise de La Rochelle, dans les mémoires de Richelieu, il perce un accent de triomphe un peu trop étincelant et qui sent l’inhumanité : ceci est le point faible, on le sait, du grand cardinal.

261. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Maine de Biran. Sa vie et ses pensées, publiées par M. Ernest Naville. » pp. 304-323

Doué d’une organisation délicate qui lui donnait l’éveil et le qui-vive sur quantité de points du dedans, enclin à s’écouter et à se sentir vivre, il commença de bonne heure à noter les états successifs et, pour ainsi parler, les variations atmosphériques de son âme ; il se rendit compte de lui à lui-même. […] Revenons à ma promenade solitaire… Il s’interroge alors sur les causes de ce bonheur ; il se demande à quoi tient cette impression d’intime contentement : il sent que c’est qu’il est dans sa voie et qu’il est rentré dans une situation d’accord avec toute son organisation physique, laquelle a été faite pour le repos plus que pour les passions. […] Heureux les hommes qui sont ou se sentent inspirés ! […] Il trouve sa liberté de vouloir absente ou insuffisante ; il ne trouve nulle part le repos, pas même en soi ; non seulement l’homme extérieur en lui contrarie l’homme intérieur, mais du fond de l’homme intérieur il sent ressortir des contradictions dont il n’est pas maître : « Quel sera le terme de ces contradictions ? […] Alors nous avons la présence de Dieu, et nous sentons ce que tous les raisonnements des hommes ne nous apprendraient pas.

262. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Madame de La Tour-Franqueville et Jean-Jacques Rousseau. » pp. 63-84

« Si j’avais reçu vos lettres, écrit Rousseau à Mme de La Tour, je n’en aurais point nié la réception. » Sentez-vous le défaut ? car, si on ne le sent pas, je n’ai pas à le prouver. […] » Je crois sentir, en un mot, dans ce style si régulier, si ferme, si admirable aux pages heureuses, un fond de prononciation âcre et forte, qui prend au gosier, un reste d’accent de province. […] Rousseau lui-même, quoique ce soit là une beauté dans son genre et taillée sur le patron de son idéal, sent bien le défaut. […] qui, toujours ramené ou sous-entendu, vaguement indiqué et senti, fait le charme de ces correspondances, même les plus pures, et desquelles on n’attend rien autre chose que ce charme même.

263. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Fontenelle, par M. Flourens. (1 vol. in-18. — 1847.) » pp. 314-335

Tout y est peint, fardé et musqué, et les parfums qui s’exhalent y sentent les épices. […] Fontenelle se sent de bonne heure en fonds d’années, et, dans les sièges qu’il entreprend, il se dit qu’il peut attendre. […] Pascal sentait avec tressaillement, avec effroi, la majesté et l’immensité de la nature, quand Fontenelle semble n’en épier que l’adresse. […] Il y a en toute chose un souffle printanier et sacré qu’il ne sent pas. […] Fontenelle comprend avec son esprit tout ce qui peut être, même quand il ne le sentirait pas.

264. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Monsieur de Bonald, (Article Bonald, dans Les Prophètes du passé, par M. Barbey d’Aurevilly, 1851.) » pp. 427-449

Les grands événements dont il était témoin et en partie victime dégagèrent en lui la pensée forte et un peu difficile, et ce fut aux coups redoublés de l’orage qu’il sentit qu’il avait des vérités à exprimer. […] Quand on lit ce bel ouvrage de Bossuet, on est à l’instant comme un voyageur qui se sent porté sur un grand fleuve aux ondes pleines, majestueuses et sonores sous le soleil. […] M. de Bonald ne sent pas que cela choque et refroidit celui qui le lit. […] Il sentait plus que personne la portée politique et publique d’une question où quelques-uns ne voyaient qu’un règlement de l’ordre privé et qu’une facilité domestique. […] Quand M. de Bonald parle de Bossuet, il se sent presque son contemporain, il l’appelle habituellement M. 

265. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Mémoires du cardinal de Retz. (Collection Michaud et Poujoulat, édition Champollion.) 1837 » pp. 40-61

Il n’est pas de plus beau et de plus véridique tableau (je dis véridique, car cela se sent comme la vie même) que celui du début de la régence et de cet établissement presque insensible, et par voie d’insinuation, auquel on assista alors, de la puissance du cardinal Mazarin. […] Il ne prit pas garde que ce repos des premières années de la régence n’était pas la santé véritable ; au lieu de ménager les moyens et d’aviser au lendemain par des remèdes, il continua dans les errements qui aggravaient le désordre et la souffrance à l’intérieur : « Le mal s’aigrit, dit Retz ; la tête s’éveilla ; Paris se sentit, il poussa des soupirs ; l’on n’en fit point de cas : il tomba en frénésie. […] Mais, en voyant l’une et l’autre chose également, il ne les sentit pas également. […] Retz, vous le pensez bien, n’en est pas dupe, et, montrant tout aussitôt Paris, dès qu’on lui a rendu son Broussel, redevenu « plus tranquille que je ne l’ai jamais vu le Vendredi saint », il nous fait sentir la contrepartie railleuse sans l’exprimer. — « La Cour qui se sentait touchée à la prunelle de l’œil… » dira-t-il à propos de la révocation des intendants, mise en délibération par les cours souveraines réunies ; il est rempli de ces expressions sensibles et animées. […] Il excelle à donner aux mots toute leur valeur de sens, toute leur qualité, et il la fait quelquefois mieux sentir en la développant.

266. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Montesquieu. — II. (Fin.) » pp. 63-82

Pour marquer que les soldats, à mesure qu’ils faisaient la guerre plus loin de Rome, sentaient s’affaiblir en eux l’esprit du citoyen, il dira : « Les soldats commencèrent donc à ne reconnaître que leur général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, et à voir de plus loin la ville. » La ville par excellence, Urbs, c’est Rome ; on ne peut dire d’une manière en apparence plus simple une chose plus forte. […] Le premier livre qui traite des lois en général, en les prenant dans l’acception la plus étendue, et par rapport à tous les êtres de l’univers, est bien vague ; et, si l’on osait dire, on sent dans ce premier livre un homme embarrassé, de même qu’on sent un homme fatigué et un peu haletant dans les derniers. […] Mettez dans mon esprit ce charme et cette douceur que je sentais autrefois, et qui fuit loin de moi. […] On sent à tout moment en Montesquieu un de ces esprits rapides et perçants qui remuent les premiers toute une masse et qui l’éclairent. […]  » Partout, à ces beaux endroits si souvent cités, on sent l’homme qui désire la liberté véritable, la véritable vertu du citoyen, toutes choses dont il n’avait vu nulle part l’image parfaite chez les modernes, et dont il achevait de se former l’idée dans l’étude du cabinet et devant les bustes des anciens.

267. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Grimm. — II. (Fin.) » pp. 308-328

Quand on est en état de sentir la beauté et d’en saisir le caractère, franchement on ne se contente plus de la médiocrité, et ce qui est mauvais fait souffrir et vous tourmente à proportion que vous êtes enchanté du beau. […] Son opinion a d’autant plus de poids qu’il sent plus profondément le génie des maîtres de notre scène, et qu’il les tient pour plus conformes au génie même de la société française. […] Qu’on lise tout ce morceau : ce sont là des pages de critique littéraire fermes, senties, d’un goût incorruptible, de cœur et de main de maître. […] Les qualités qui manquent à Voltaire pour être un historien véritable, il les sent également : En général, il faut un génie profond et grave pour l’histoire. […] Une très curieuse conversation entre eux fait sentir nettement le point qui les sépare.

268. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre sixième. Genèse et action des idées de réalité en soi, d’absolu, d’infini et de perfection »

Une simple traduction des sensations de son en sensations de la vue ou du toucher : nous nous figurons voir ou sentir un mouvement de va et vient, comme l’onde visible de la mer ou la pulsation tangible du diapason. […] — Mais le psychologue empiriste, continue-t-on, parle lui-même de ce qui se passe dans sa propre conscience « comme de quelque chose de vrai en soi, et qu’il désire voir admis comme tel par tout le monde, y compris moi-même » ; il se place donc et me place avec lui au point de vue de l’absolu, au moment même où il prétend m’en exclure. — Non pas ; il se place au point de vue d’une relation possible et conditionnelle : s’il était à ma place, il sentirait ce que j’ai senti, et, si j’étais à sa place, si je faisais les observations et raisonnements qu’il fait, je penserais comme lui. […] Dire : il est absolument vrai que je sens la faim, c’est dire : un autre que moi, placé exactement dans les mêmes relations que moi, sentirait la faim. […] Elle résulte simplement de notre impuissance à concevoir qu’un être comme nous, placé dans les mêmes conditions, puisse sentir autrement que nous ; les données étant les mêmes, nous ne pouvons pas supposer une autre solution ni sortir de notre propre expérience. […] Le naturalisme matérialiste se figure un monde complet en soi indépendamment de tout élément d’ordre mental, de tout rudiment de conscience, de sentiment, de désir, une sorte d’univers qui existerait et se suffirait alors même que nulle part il n’arriverait à sentir, à penser, à vouloir ; mais alors, d’où viendrait cette pensée surajoutée au monde par surcroît, étrangère à sa nature essentielle et pourtant capable de surgir du sein des choses, de sentir et de comprendre l’insensible et inintelligent univers ?

269. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Doyen » pp. 178-191

Regardez bien, mon ami, et vous sentirez que c’est ce dernier phénomène qui vous occupe et qui vous dérobe l’horreur du reste. […] Malgré cela, je ne saurais me dissimuler que l’ouvrage de Doyen n’ait l’air tourmenté, qu’il n’y ait ni naturel ni facilité dans la distribution des figures et des incidens, et qu’on n’y sente partout l’homme qui s’est battu les flancs. […] Si l’on sent ce défaut et qu’on remplisse le vuide ou trou d’un accessoire inutile, on remédiera à un défaut par un autre. […] Le tableau de Doyen est même très-vigoureusement colorié, mais il manque d’harmonie, et quoiqu’il soit chaud de toute part, on ne saurait le regarder longtemps sans être peiné, mais c’est principalement au groupe des six figures placées sur le massif que cette peine se fait sentir, c’est un grand papillotage insupportable. […] Il a du feu, mais trop de petits effets qui nuisent à l’ensemble ; il perd à être détaillé, mais il sent, mais il sent fortement, c’est un grand point.

270. (1905) Pour qu’on lise Platon pp. 1-398

Cette égalité de fond, si on la sent comme par-dessous tant d’inégalités nécessaires, à savoir naturelles ou imposées par l’histoire, si on la sent, elle existe ; si on ne la sent pas, elle n’existe point. […] L’homme injuste ne détruit pas du tout la justice et il sent qu’il ne la détruit pas. Il doit sentir seulement qu’il contribue à la faire vivre et à la faire éclater. […] Il le sent certainement, parce que, pour le sentir, il n’est pas besoin d’avoir le goût ou le sens de la justice, lesquels il n’a pas, mais il suffit de n’être pas un imbécile et de voir les faits. […] Dès qu’elle se sent comme force, du même coup elle a le droit.

271. (1866) Dante et Goethe. Dialogues

On le sentait instinctivement à Rome. […] Ils se sentent tout à coup seuls et comme perdus dans la vie. […] Il s’appelle Légion, dit-il, et il se sent seul. […] Il se sent libre, heureux. […] Il est issu de ce peuple romain qui se sentait né pour dominer le monde.

272. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « George Sand. »

Seulement, c’était une généreuse nature, capable de beaucoup agir et de beaucoup sentir ; son sang coulait abondant et chaud comme celui d’une antique déesse, d’une faunesse habitante des bois sacrés. […] Mais chaque fois elle se sentait reprise par l’impérieux devoir de sa vocation littéraire ; et ces interruptions faisaient qu’elle aimait souvent et qu’elle ne paraissait pas aimer longtemps. […] Le rêve nous déplaisait, non point parce qu’il nous faisait sentir plus durement le réel ; il nous exaspérait en tant que rêve. […] La première elle a senti ce qu’il y a de grandeur et de poésie dans sa simplicité, dans sa patience, dans sa communion avec la Terre ; elle a goûté les archaïsmes, les lenteurs, les images et la saveur du terroir de sa langue colorée ; elle a été frappée de la profondeur et de la ténacité tranquille de ses sentiments et de ses passions ; elle l’a montré amoureux du sol, âpre au travail et au gain, prudent, défiant, mais de sens droit, très épris de justice et ouvert au mystérieux… Ce que nous devons encore à George Sand, c’est presque un renouvellement (à force de sincérité) du sentiment de la nature.

273. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Laurent Tailhade à l’hôpital » pp. 168-177

Écoutez-la parler de son pays : « La rue sent le pain de maïs chaud, l’huile de noix et les raisins mûrs… Les colporteurs vendent des mouchoirs écarlates et des bijoux de cuivre ; les vieilles femmes en marmottes étalent sous des parapluies rouges des tomates et des piments doux ; les lépreux se font traîner sur de petits chariots, et les enfants viennent les regarder dans l’ombre grouillante de vermine et de mouches. […] Chez Darien, on sentait trop le rhétoricien, l’homme de lettres et — pour tout dire — le mauvais garçon… Il laissait trop voir le goût du mal, la coquetterie du vice, une sorte de fanfaronnade malsaine. […] On sent chez lui une âme sensible et généreuse, qui s’irrite d’une injustice et qui voudrait, pour le bien de l’humanité, diminuer les hostilités et paralyser toutes les forces mauvaises. […] On sent comme une hostilité hargneuse dans l’allongement démesuré des masses de pierres voisines.

274. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre quatrième. Éloquence. — Chapitre II. Des Orateurs. — Les Pères de l’Église. »

On sent que leur mission vient d’en-haut, et qu’ils enseignent par l’ordre exprès du Tout-Puissant. […] vous me fîtes alors sentir votre bonté et votre miséricorde, en m’accablant d’amertume ; car, au lieu des douceurs que je m’étais promises, je ne connus que jalousie, soupçons, craintes, colère, querelles et emportements. » Le ton simple, triste et passionné de ce récit, ce retour vers la Divinité et le calme du Ciel, au moment où le saint semble le plus agité par les illusions de la terre, et par le souvenir des erreurs de sa vie : tout ce mélange de regrets et de repentir est plein de charmes. […] Ce qu’on remarque de plus frappant dans cet ouvrage, c’est le développement de l’esprit humain : on entre dans un nouvel ordre d’idées ; on sent que ce n’est plus la première antiquité ou le bégaiement de l’homme qui se fait entendre. […] Quand l’âme est dans le ciel, le corps ne sent point la pesanteur des chaînes : elle emporte avec soi tout l’homme ! 

275. (1907) L’évolution créatrice « Introduction »

Nous verrons que l’intelligence humaine se sent chez elle tant qu’on la laisse parmi les objets inertes, plus spécialement parmi les solides, où notre action trouve son point d’appui et notre industrie ses instruments de travail, que nos concepts ont été formés à l’image des solides, que notre logique est surtout la logique des solides, que, par là même, notre intelligence triomphe dans la géométrie, où se révèle la parenté de la pensée logique avec la matière inerte, et où l’intelligence n’a qu’à suivre son mouvement naturel, après le plus léger contact possible avec l’expérience, pour aller de découverte en découverte avec la certitude que l’expérience marche derrière elle et lui donnera invariablement raison. […] De fait, nous sentons bien qu’aucune des catégories de notre pensée, unité, multiplicité, causalité mécanique, finalité intelligente, etc., ne s’applique exactement aux choses de la vie : qui dira où commence et on finit l’individualité, si l’être vivant est un ou plusieurs, si ce sont les cellules qui s’associent en organisme ou si c’est l’organisme qui se dissocie en cellules ? […] Notre raisonnement, si sûr de lui quand il circule à travers les choses inertes, se sent d’ailleurs mal à son aise sur ce nouveau terrain. […] En les rapprochant les unes des autres, en les faisant ensuite fusionner avec l’intelligence, n’obtiendrait-on pas cette fois une conscience coextensive à la vie et capable, en se retournant brusquement contre la poussée vitale qu’elle sent derrière elle, d’en obtenir une vision intégrale, quoique sans doute évanouissante ?

276. (1892) Boileau « Chapitre IV. La critique de Boileau (Suite). Les théories de l’« Art poétique » » pp. 89-120

Les uns, romanciers à grands sentiments ou tragiques doucereux, inventaient des modes de penser et de sentir que l’âme humaine n’avait jamais éprouvés, un héroïsme plus héroïque, un amour plus amoureux que tout ce qu’on voit dans la vie. […] Boileau dit : Mais la nature est vraie, et d’abord on le sent. […] Car, si tous les hommes sentent la nature, le succès, c’est-à-dire le consentement universel, sera non pas assurément la preuve, mais le signe de la beauté des œuvres. […] Par conséquent, si l’on n’en sent pas soi-même la beauté, il ne faut pas les condamner pour cela, mais douter de soi-même et de ses lumières. […] Quand le poète exprime les choses telles qu’il les sent et les souffre, non telles qu’elles sont, c’est cette altération, cette amplification même des impressions ordinaires et communes, qui est significative, et qui est vraie d’une vérité universelle.

277. (1856) Les lettres et l’homme de lettres au XIXe siècle pp. -30

Ces roideurs de style, ces passages qui sentent l’huile dans son beau livre, auraient disparu. […] Nous nous sentons très flatté d’être trouvé familier et simple, ne fût-ce que pour nous distinguer un peu de la foule des écrivains sublimes. […] Pas un événement qui ne lui donne sa secousse : il semble qu’un fil électrique, vaste ceinture du globe, joint non seulement les lieux, mais les âmes ; et que, comme un corps organisé, le genre humain se sent tout entier dans chacune de ses parties. […] Quel charme de penser et de sentir à deux ou trois ! […] Il n’y en a pas un là qui ne sente de loin l’odeur de la poudre et ne flaire le fusil du chasseur.

278. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Parny poète élégiaque. » pp. 285-300

Est-il donc bien nécessaire d’en passer par la méthode de Gervinus pour sentir et admirer La Fontaine ? […] Ils aiment une personne de rencontre, mais ils cherchent toujours plus loin, au-delà ; ils veulent sentir fort, ils veulent saisir l’impossible, embrasser l’infini. […] Ici il n’a voulu que masquer sous des noms anciens le déplaisir tout moderne d’un amant qui sent sa maîtresse lui échapper aux approches de Pâques. […] J’en dirai autant de Ma retraite ; on sent ce qui fait défaut à l’aimable poète : il a plus de sentiment que d’imagination, que d’étude et de science pittoresque, que de style et d’art poétique. […] Simplicité exquise, indéfinissable, qui se sent et ne se commente pas !

279. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Bossuet. Œuvres complètes publiées d’après les imprimés et les manuscrits originaux, par M. Lachat »

Bossuet, ai-je dit ailleurs, c’est le génie hébreu, étendu, fécondé par le christianisme et ouvert à toutes les acquisitions de l’intelligence, à toutes celles du moins que le catholicisme gallican enferme et consacre, mais retenant quelque chose aussi de l’interdiction antique et souveraine, qui sent le commerce direct avec Jéhovah. […] Un jour, à l’une de ces thèses dite la tentative, le prince de Condé, ami et protecteur de sa famille, à qui il l’avait dédiée et qui y assistait, voyant le répondant assailli de toutes parts et faisant face à tous, eut la tentation lui-même de faire comme sur le champ de bataille, de courir à son secours et d’entrer dans la mêlée : instinct de héros, qui ne peut voir un ami, un brave dans le péril, sans s’y jeter et sans prendre sa part à la fête. — Ou bien encore (car ces sortes de légendes sont flottantes) ce fut contre le brillant bachelier en personne qu’il se sentit, dit-on, l’envie de disputer, le voyant si redoutable et si vainqueur : autre instinct de héros et d’Alexandre, jaloux de toutes les palmes, avide et amoureux de toutes les gloires. […] C’est de cette connaissance approfondie du latin et de l’usage excellent qu’il en sut faire que découle chez Bossuet ce français neuf, plein, substantiel, dans le sens de la racine, et original : et ce n’est pas seulement dans le détail de l’expression, de la locution et du mot, que cette sève de littérature latine se fait sentir, c’est dans l’ampleur des tours, dans la forme des mouvements et des liaisons, dans le joint des phrases, et comme dans le geste. […] Aussi, dès que Louis XIV et lui se furent trouvés en présence et reconnus, ils sentirent, l’un qu’il avait trouvé son monarque, le roi selon son cœur ; l’autre son évêque, son prélat à la fois pieux et politique, non pas seulement son orateur sacré, solennel et autorisé, mais son conseiller d’État ecclésiastique. […] Il était le premier à sentir ce faible de son caractère ; et un jour qu’en quittant la supérieure d’une communauté de Meaux, il lui disait l’adieu d’usage : Priez Dieu pour moi, comme cette supérieure lui répondit : Que lui demanderai-je ?

280. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Ernest Renan »

Sa digne mère, dont il est le portrait, continue de vivre pour jouir d’un tel fils, et il suffit d’avoir eu l’honneur de la voir une fois pour sentir tout ce qui a dû présider de pieux, de tendre et d’antique à cette première éducation du foyer. […] Un tel genre de vie anéantit l’esprit faible, mais donne une singulière énergie à l’esprit capable de penser par lui-même. » Ses premiers doutes lui vinrent à Issy, et ils lui arrivèrent par les études naturelles, par les sciences, pour lesquelles il se sentait du goût, et qu’il commençait à cultiver. […] Il ne se sentait aucune irritation contre ce qu’il venait de quitter ; à peine un léger mouvement de réaction, bientôt apaisé, marque-t-il ses premiers écrits. […] À travers la diversité des matières, on sentait une vocation prononcée et une unité. […] Mais il eut beau faire, la préoccupation religieuse perçait ; on sentait venir un témoin, un observateur d’un ordre à part, armé d’instruments à lui et suspect de curiosité pure, sous la forme du respect.

281. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « De la poésie en 1865. (suite.) »

Toujours intact aux yeux du monde, Il sent croître et pleurer tout bas Sa blessure fine et profonde : Il est brisé, n’y touchez pas ! […] Ainsi nos âmes restent pleines De vers sentis, mais ignorés… M.  […] Sully Prudhomme soient fiers de lui, et que l’un d’eux nous écrive à son sujet : « Ou je me trompe fort et l’amitié m’égare, ou vous serez frappé de ce volume ; il révèle, si je ne m’abuse, un nouveau mouvement dans la poésie et comme le frémissement d’une aurore encore incertaine. » Je m’explique aussi que l’auteur, à la fin comme au début de son recueil, s’excuse de n’avoir su tout exprimer et tout rendre de ce qu’il voulait étreindre et de ce qu’il sentait : Je me croyais poëte, et j’ai pu me méprendre ; D’autres ont fait la lyre et je subis leur loi ; Mais si mon âme est juste, impétueuse et tendre,     Qui le sait mieux que moi ? […] Ils sentent que le rire est une comédie, Que la mélancolie est un cercueil usé ; Le rêve dégoûté commence à leur déplaire ; L’action sans la foi ne les satisfait pas ; Ils savent repousser d’un front chaste et colère Ces deuils voluptueux des vaincus sans combats ! […] Sully Prudhomme, à son tour, s’adresse à Musset ; il le prend sur un tout autre ton avec toutes les cérémonies et tous les respects, mais ce n’est que pour mieux marquer sa dissidence et pour faire acte de séparation : on ne dira pas du moins qu’il ne l’a pas senti et loué comme il faut : Toi qui naissais à point dans la crise où nous sommes, Ni trop tôt pour savoir, ni, pour chanter, trop tard, Pouvant poser partout sur les œuvres des hommes Ton étude et ton goût, deux abeilles de l’art ; Toi dont la muse vive, élégante et sensée, Reine de la jeunesse, en a dû soutenir Comme un sacré dépôt l’amour et la pensée, Tu te plains de la vie et ris de l’avenir !

282. (1925) Méthodes de l’histoire littéraire « III. Quelques mots sur l’explication de textes »

Je veux dire qu’il faut essayer de mettre en lumière l’intérêt ou psychologique, ou philosophique, ou historique (principalement pour l’histoire des idées, du goût, de la civilisation) du texte choisi, et d’en faire sentir la valeur esthétique, la beauté. […] On devient capable de sentir qu’on ne comprend pas, ou qu’on ne comprend pas tout ; on devient incapable de se contenter des fausses clartés et des à peu près ; on devient habile à distinguer la voix intérieure qui part du fond de nous, de la parole que nous transmettent l’EIzévir et le Didot. […] Les bons effets s’en feront sentir également à celui qui lira pour réunir les matériaux d’un travail de critique ou d’histoire littéraire, et à celui qui lira pour se cultiver. […] Je n’en conclus pas du tout qu’on soit moins capable de comprendre et de sentir les œuvres françaises quand on ne sait pas le grec et le latin. Il en faudrait inférer que le public français (dans sa très grande majorité) n’a jamais ni compris ni senti sa littérature.

283. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Note II. Sur l’hallucination progressive avec intégrité de la raison » pp. 396-399

il la sent bien telle qu’il la voit ; il étend tous ses doigts et les passe légèrement sur le dos de la main magique, dont les contours, la résistance flexible et ferme, la peau fine et tiède répondent fidèlement à l’illusion de la vue. Alors, de sa main dépliée, il embrasse pleinement cette main plus petite, il la sent dans la sienne, il palpe ces doigts, ce pouce, ces tendons, recouverts d’une peau souple, halitueuse et douce ; il arrive au poignet, mince et bien pris ; il sent parfaitement la tête du radius et cherche le pouls ; mais alors la figure à laquelle appartient cette main chimérique lui dit d’une voix fraîche, enfantine et souriante, mais sans relever la tête : “Je ne suis pas malade.” — L’alité allait lui demander : “Qui êtes-vous ?”

284. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 192-197

C’est ainsi que Despréaux l’annonce pour le créateur de la belle Poésie parmi nous : Enfin Malherbe vint, & le premier, en France, Fit sentir dans ses Vers une juste cadence, D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir, Et réduisit sa Muse aux regles du devoir. […] Malherbe est en effet le premier de nos Poëtes qui ait fait sentir que notre Langue pouvoit s’élever à tout ce que la Poésie lyrique a de plus sublime. […] On sait qu’il voulut se battre contre de Piles, qui avoit tué son fils en duel : Il avoit alors soixante-treize ans, & quelqu’un lui faisant sentir l’inégalité de la partie, C’est pour cela , répondit-il, que je veux me battre ; je ne hasarde qu’un denier contre une pistole  ; réponse plus ingénieuse que philosophique ; tant il est vrai que les Muses, qu’on nous dit avoir apprivoisé les hommes sauvages, ne rendent pas toujours le même service à leurs plus chers Nourrissons.

285. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Loutherbourg » pp. 224-226

La chaleur du jour commence à se faire sentir, couchons-nous le long de ces animaux. […] S’il ne fallait, pour être artiste, que sentir vivement les beautés de la nature et de l’art, porter dans son sein un cœur tendre, avoir reçu une âme mobile au souffle le plus léger, être né celui que la vue ou la lecture d’une belle chose enivre, transporte, rend souverainement heureux, je m’écrierais en vous embrassant, en jetant mes bras autour du cou de Loutherbourg ou de Greuze : Mes amis, son pittor anch’io. […] Si les coups de force s’isolent, et se font sentir séparément, l’effet du tout est perdu.

286. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « Louis Veuillot »

Même avant d’être chrétien, il se sentait humilié de l’égoïsme, de l’inutilité et de l’impureté de sa vie. […] Et je sentis l’anathème éclater dans la véhémence de ma douleur. […] Il se sent vivre et il se sent mourir … Il prend l’énigme au sérieux ; il va au sphinx, il l’interroge parmi les débris de ceux qui furent dévorés. […] Et que d’autres on sent qu’il n’ose pas aimer ! […] Sincèrement, je ne me sentirais pas diminué si je croyais ce que Pascal, Racine et Bossuet ont cru.

287. (1904) Essai sur le symbolisme pp. -

Et l’âme qu’on sent partout ! […] Dans le vent qui fait frissonner les branches flotte du psychique, de l’irrationnel, et nous nous sentons en communication avec tout. […] Cette âme qu’on sent partout, c’est bien elles qu’ont voulu rendre les symbolistes. […] Pour sentir battre le pouls des êtres et des choses ils se sont faits « un cœur innombrable ». […] Il ne détruit rien, parce qu’il se sent assez fort pour tout embrasser.

288. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Mathilde de Toscane »

Sans doute d’autres historiens, même parmi les calomniateurs, avaient senti la force politique de Grégoire, car quels esprits, fussent-ils brutes, ne sentent pas la force !… et ils la sentent d’autant mieux ! Mais, s’ils l’avaient sentie, ils l’avaient accusée, tandis que Renée l’a sentie pour la glorifier.

289. (1864) Cours familier de littérature. XVII « XCVIIe entretien. Alfieri. Sa vie et ses œuvres (2e partie) » pp. 1-80

Son amour pour la comtesse d’Albany et sa passion pour les vers s’étaient développés ensemble ; séparé de son amie, il sentait sa troisième passion, celle des chevaux, reprendre invinciblement le dessus et triompher de la poésie. […] Mais il ne suffit pas toujours d’en sentir les finesses pour les rendre ; j’ai fait de mon mieux. […] Je sentis dès le début quelle immense difficulté j’éprouverais à prolonger pendant cinq actes, sans le secours d’aucun épisode, ces fluctuations de l’âme de Myrrha, si délicates à rendre. […] Je pouvais donc m’entretenir de tout avec elle, et, le cœur et l’esprit également satisfaits, jamais je ne me sentais plus heureux que quand il nous fallait vivre tête-à-tête, loin de tous les soucis de l’humanité. […] Mais il avait à peine fait quelques pas qu’il se sentit pris d’un froid extrême, et voulant, pour le chasser, se réchauffer, descendre et marcher un peu, il en fut empêché par des douleurs d’entrailles.

290. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La Margrave de Bareith Sa correspondance avec Frédéric — II » pp. 414-431

Elle sentait instinctivement comme lui, elle avait le cœur à l’unisson du sien : « Il faut être ce que la naissance, qui en décide, nous fait en entrant au monde. […] Vous sentez tous les ménagements dont j’ai besoin dans celle affaire, et combien peu j’y dois paraître ; le moindre vent qu’on en aurait en Angleterre pourrait tout perdre. […] Nos mœurs et votre situation sont bien loin d’exiger un tel parti ; en un mot, votre vie est très nécessaire : vous sentez combien elle est chère à une nombreuse famille, et à tous ceux qui ont l’honneur de vous approcher. […] Il lui exprime dans chaque lettre, et de la manière la plus sentie, la part qu’il prend à ses souffrances et tout ce qu’elle est dans sa vie : Quoi ! […] Je ne parle pas de divers endroits de ses poésies ; il sentait bien que ce n’était point par là qu’il la ferait vivre.

291. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Le Poëme des champs par M. Calemard de Lafayette. »

Mais quoiqu’il sente celle-ci sous tous ses aspects, et assez pour la simuler et pour la calquer en perfection, quoiqu’il la recherche le plus souvent sous ses faces les plus étranges et les plus singulières, on sent au fond qu’il n’en est jamais épris ; il est de sang-froid et volontaire toujours. […] Mais l’âme s’en pénètre ; elle se plonge, entière, Dans l’heureuse beauté de ce monde charmant ; Elle se sent oiseau, fleur, eau vive et lumière. […] De tels avertissements, de tels conseils toutefois, où se sent encore la brûlure et la flamme, ne sont souvent qu’une manière de repasser sur son mal, et, tout en le maudissant, de le préférer, comme aussi sans doute de le propager. […] Tes respects me feront sentir mes années ; tes caresses me livreront à la jalousie la plus insensée. […] On sent que ce poëte, qui veut devenir, lui aussi, un interprète et comme un nouveau prêtre de la nature, a beaucoup passé par le Louvre, et s’y est un peu trop arrêté.

292. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre II. Distinction des principaux courants (1535-1550) — Chapitre I. François Rabelais »

Comme toujours, Rabelais ne provoquait pas de colères qu’il ne se sentît de force à braver : il ne jouait la partie qu’à coup sûr. […] Car voilà le trait dominant et comme la source profonde de tout son génie : il a aimé la vie, plus largement, plus souverainement qu’aucun de ses ancêtres ou descendants intellectuels, comme on pouvait l’aimer seulement en ce siècle, et à cette époque du siècle, dans la première et magnifique expansion de l’humanité débridée, qui veut tout à la fois, et tout sans mesure, savoir, sentir, et agir. […] De plus, comme il arrive souvent aux constructeurs des morales les moins morales, l’auteur répare par la rectitude de sa nature l’insuffisance de son système : comme il sent en lui la bonne volonté, la chaude sympathie, des formes affectueuses d’égoïsme, il érige son instinct en loi générale de l’humanité, et il se fait d’optimistes illusions sur le penchant inné des hommes à « faire tous ce qu’à un seul voyaient plaire ». […] Non, mais Rabelais a conscience de la force infinie de la nature : telle qu’il la saisit en lui, puissante, active, voulante, telle il la sent partout ; à quoi bon chiffres et mesures ? il suffit qu’il crée des formes d’intenses volontés, qu’on les sente se déployer selon leur loi intime : si elles n’ont pas existé, si elles n’existent pas actuellement en tel degré et proportion, qui oserait dire qu’elles ne seront pas ?

293. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « La génération symboliste » pp. 34-56

Il se sent de plus en plus abandonné. […] Leur grief, c’était de se voir mésestimés, abandonnés sans défense à l’arrogance de bas gradés jaloux de se venger sur eux de leur infériorité sociale, en leur faisant plus rudement sentir la supériorité accidentelle de leurs galons. […] Les effets bienfaisants de leur campagne se sont fait sentir jusque dans les compagnies de discipline et les bagnes militaires où quelques intellectuels comme Dubois-Dessaule et Darien avaient été envoyés, non pour leurs crimes, mais pour leurs attaches libertaires et par simple délit d’opinion. […] Ils ne se sentaient point d’humeur à descendre dans la rue, pour prendre part aux grèves, aux soulèvements, aux émeutes. […] S’il en est, parmi les gens en place, qu’ils estiment, ils se contentent de les encenser de loin, ou s’ils s’égarent dans les salons, ils s’y sentent dépaysés, parmi les gens du monde.

294. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre V. La littérature et le milieu terrestre et cosmique » pp. 139-154

« Rousseau, écrit-il56, qui mettait le Robinson au-dessus de tous les autres livres, s’est toujours senti attiré par les îles. […] Il a fallu une centaine d’années et un bon nombre d’initiateurs pour que la rude majesté des sommets glacés, leur silencieuse et formidable solitude fût comprise et sentie par les descendants des habitués de Versailles et de Trianon. […] Il n’apprécie la nature rude et sauvage que le jour où la nature civilisée lui permet d’arriver sans trop grand effort aux parties qui ont échappé à son action et de regarder sans crainte et sans arrière-pensée des forces imposantes contre lesquelles il se sent ou se croit abrité. […] Sentez-vous quel choc donné aux imaginations, quel élan imprimé à la poésie, quel champ ouvert aux savants, aux historiens, peut-être aux psychologues ? […] Après avoir mangé les provisions qu’il avait emportées dans un petit panier, il se sentit grand’faim.

295. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Beaumarchais. — I. » pp. 201-219

En me disant avec onction de recourir à Dieu, seul dispensateur des biens et des maux, il me faisait sentir plus vivement le peu de justice et de secours que je devais désormais espérer des hommes. […] Cela n’est pas possible, mon cher ami : un fils comme toi n’est pas fait pour n’être qu’un peu aimé d’un père qui sent et pense comme moi. […] Il évitait ce qui eût trop rappelé l’infinie distance ; il sentait qu’il était là pour plaire et non pour solliciter, et il savait observer une réserve, une dignité, qui ne laissait pas d’être utile. […] Cet Être souverain daigne s’abaisser un jour jusqu’à lui et lui dit : Je suis Celui par qui tout est ; sans moi, tu n’existerais point ; je te douai d’un corps sain et robuste, j’y plaçai l’âme la plus active : tu sais avec quelle profusion je versai la sensibilité dans ton cœur, et la gaieté sur ton caractère ; mais, pénétré que je te vois du bonheur de penser, de sentir, tu serais aussi trop heureux si quelques chagrins ne balançaient pas cet état fortuné : ainsi tu vas être accablé sous des calamités sans nombre ; déchiré par mille ennemis, privé de ta liberté, de tes biens ; accusé de rapines, de faux… Et lui, se prosternant devant l’Être des êtres, répond en acceptant toute sa destinée : Être des êtres, je te dois tout, le bonheur d’exister, de penser et de sentir. […] J’ai voulu citer cette image heureuse et fraîche, et comme faire sentir cette brise matinale qui lui arrivait, malgré tout, à travers les barreaux de sa prison.

296. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Fervaques et Bachaumont(1) » pp. 219-245

Ils ont tout vu, tout entendu, tout senti, ces jeunes gens, et l’illusion ne s’est pas détruite ! […] Il n’a pas le brio de Fervaques, qui est un chaud écrivain d’après Balzac ; qui a fait ses études dans Balzac ; qui a bu du Balzac avec ivresse et dont l’haleine sent le Balzac, comme l’haleine de l’homme qui en a bu sent le romanée et le chambertin dont elle reste longtemps parfumée… Balzac n’aurait pas existé, que Bachaumont ne serait pas moins tout ce qu’il est comme écrivain et comme observateur. […] Mais j’exige pourtant que l’on sente à quelque chose dans la peinture qu’une conscience morale s’agite dans le peintre ; qu’il y ait, enfin, dans l’artiste, l’être moral sans lequel même le grand artiste n’existe pas. […] Nulle part, dans leur livre, on ne sent passer un frémissement d’indignation ou de colère. […] Le beau côté de ce livre, c’est la vie qu’on y sent, et il faut saluer la vie, dans ce néant de générations mortes !

297. (1875) Premiers lundis. Tome III « Les poètes français »

De Villon à Patelin il n’y a que la main, comme on dit ; on sent qu’on a affaire à des poètes qui exploitent un même fonds de friponnerie et de gaieté. […] Au lendemain de Marot et dans le court intervalle qui le sépare de Ronsard et de Du Bellay, une nouvelle décadence d’école (car les écoles se succèdent vite en France) se faisait déjà sentir. […] Il était assurément un bon, un habile ouvrier lyrique ; il a de belles strophes, des parties d’éclat et d’harmonie, il a du talent ; mais tout cela sonne creux et sent le plaqué. […] Chez Ronsard, on sent du mieux ; il suit son texte plus près, il serait de force à lutter, et il l’a fait avantageusement ailleurs ; mais cette fois, tout considéré, il n’a que médiocrement réussi. […] Que si, après cela, on passe à Boufflers, à cet abbé-chevalier, qui était en son temps un auteur de vers à la mode, comme Mellin de Saint-Gelais l’était dans le sien, on croit revenir en arrière, ou plutôt on se sent déjà en décadence.

298. (1861) La Fontaine et ses fables « Deuxième partie — Chapitre II. Les bêtes »

Un boeuf sent l’étable, un coq piétine dans le fumier, un cochon fouille de son grouin dans les relavures et dort voluptueusement dans la fange tiède. […] N’ayant pas devant les yeux de modèle idéal, ils ne se sentent pas amoindris. […] Notre sympathie ne souffre pas ; nous sentons que notre esprit est un magicien involontaire, et que ses créations ne sont qu’apparence. […] Aujourd’hui rien de plus facile que de la sentir. […] Ils semblent même ne pas sentir l’incommodité de leur situation ; ils restent où ils se trouvent, à la pluie, à la neige.

299. (1924) Intérieurs : Baudelaire, Fromentin, Amiel

Le Français ne se sent plus dans le climat de son pays. […] Ils ne pourraient absolument naître, ni être sentis, dans une vie de village ou de petite ville. […] Lui-même sent qu’il piétine, travaille péniblement, est mécontent de lui-même. […] Elle sent que tout de même sa vie est enrichie, complétée par l’existence de cet amour dangereux. […] Ce que son corps l’oblige à être, ou à paraître, cette précision forcée, il la sent comme une écorce, un extérieur qui pourrait se détacher de lui sans qu’il se sentît détruit ou atteint.

300. (1907) Propos de théâtre. Quatrième série

Elle sent le poète, certes, mais elle sent un peu l’écolier qui s’amuse et qui souffle des bulles de savon, ou l’étudiant qui suit d’un regard amusé les spirales de la fumée de sa cigarette. […] On sent que M.  […] Tout compte fait, je crois qu’il n’a pas senti Claudie comme poème. […] Mais on la sent à bout de forces. (Il faudrait qu’on le sentit mieux pour ce qui va suivre.

301. (1927) Approximations. Deuxième série

Puisque Remy un n’est pas Remy deux, je me sentirais déloyale envers le premier si je m’acharnais à le retrouver dans le second. […] D’ordinaire, une constatation de ce genre apporte avec elle la tranquillité qui naît de la seule certitude qu’on puisse connaître en pareille matière, la certitude que l’on continue à sentir ce que l’on avait déjà senti : que l’on ait tort ou raison de sentir ainsi est une tout autre question et reste hors de cause. […] Abordant le dialogue, nul ne devait s’y sentir plus à l’aise. […] Pour Pascal, sentir et voir sont les deux nécessités absolues de son être. […] Elle l’admirait autant que le premier jour ; en lui seul elle sentait une force sur laquelle elle pouvait s’appuyer.

302. (1921) Esquisses critiques. Première série

On sent toujours l’homme qui se force. […] Bourget, et dans sa compagnie l’on ne se sent pas menacé par l’intrusion formidable de la réalité. […] On sent qu’il tolère encore dans son cœur une certaine sympathie à l’endroit de ces créatures. […] Bourget ne se sentait-il pas de taille à l’entreprendre ? […] On sent que M. 

303. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — III » pp. 132-153

Auparavant ses conclusions allaient à n’admettre nul goût et nui génie, ni presque ressources d’aucun genre, et il y avait des moments ou l’on se sentait avec lui à la fin des temps et comme au bout du monde : il se relève à partir d’une certaine heure, et s’aperçoit qu’un souffle nouveau passe dans l’air, et pour ainsi dire que la brise fraîchit ; il la signale des premiers et la salue. […] Ce n’est pas qu’il n’ait par moments des velléités remarquables de grandeur et d’immortalité : Il est vrai que nous nous sentons une âme gigantesque et bien plus grande que notre corps. […] J’ignorais ce que je sentais, mais cette voix se faisait entendre à chaque occasion ; je sentais un ver rongeur quand j’avais eu soupçon de honte, et je ne me consolais pas quand je n’avais rien de bon à répondre à ce soupçon. […] L’opinion du monde de Paris lui était fort contraire ; on n’en était pas encore avec lui à ce degré d’admiration où l’on ne raisonne plus, quand l’amour-propre de tous se met de la partie et se sent intéressé à louer l’objet de l’idolâtrie universelle. […] C’est dans un endroit où lui-même il semble démentir la belle parole dite précédemment à son frère sur la valeur guerrière, qui était la seule vertu restée aux Français : L’on ne doit point aller à la guerre qu’on ne se sente une très grande résignation à perdre la vie en la postposant à l’ambition et à la gloire.

304. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Histoire de la querelle des anciens et des modernes par M. Hippolyte Rigault — II » pp. 150-171

Qui ne sent que de tels lecteurs devraient seuls faire autorité dans la littérature ? […] L’abbé de Pons en sentait très bien d’ailleurs la portée, et la liaison avec le grand changement qui s’était fait dans la manière générale de penser : mais il y introduisit quelque confusion. […] Qu’on ne dise donc plus que les beautés qu’on a senties en lisant Homère ne peuvent être parfaitement rendues en français. Ce qu’on a senti ou pensé, on peut l’exprimer avec une élégance égale dans toutes les langues ; et chaque langue vous fournira les expressions uniques pour caractériser quelque pensée, quelque sentiment que ce soit, et pour en fixer le degré de vivacité ou de noblesse. […] Si incomplètes que j’aie montré en bien des points les vues de l’abbé de Pons, du moins ce sont des vues, ce sont des idées ; on sent toujours avec lui l’homme, qui pense et qui fait penser.

305. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « La femme au XVIIIe siècle, par MM. Edmond et Jules de Goncourt. » pp. 2-30

on y sent comme un double coup de fouet. […] Ses gestes ont tant de grâce, ils sont si naturels et si parfaitement d’accord avec ce qu’elle dit, qu’il est difficile de n’être pas entraîné à penser et à sentir comme elle. […] » C’est ce qu’elle écrit dans les mauvais jours, quand elle se laisse aller à son humeur ; mais cependant elle est obligée de convenir que cette maréchale juge très-bien les gens, qu’ils sont démêlés et sentis par elle à souhait, qu’elle rend toute justice particulièrement au mérite de cette charmante duchesse de Choiseul. […] Chaque débutant, chaque esprit encore neuf se sentait en sa présence comme devant une pierre de touche qui décidait de la finesse du métal. […] » C’était en effet bien différent ; il n’y avait un nuance ou de surprise ou d’admiration qui nous échappe, mais qu’indiquait l’accent et dont la finesse se fit aussitôt sentir.

306. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Œuvres de Louise Labé, la Belle Cordière. »

En effet, si l’on passe immédiatement à la lecture des poésies de Louise Labé, on est frappé de la distance : pour quelques vers agréables dans le genre de l’épître, et un petit nombre de sonnets passionnés, que de duretés, que de rudesses, comme la contrainte du rhythme se fait sentir ! […] Qui pourra sur autrui ses douleurs limiter, Celui pourra d’autrui les plaintes imiter : Chacun sent son tourment et sait ce qu’il endure, Chacun parla d’amour ainsi qu’il l’entendit. […] qu’aurait-elle senti ? […] Mais soudain tout se tait ; le voyageur qui passe Sous la feuille des bois sent un frisson courir : De l’oiseau qu’entraînait une ivresse imprudente L’âme s’est envolée avec la note ardente. […] Oui, s’il est des âmes comme j’en connais aussi, avides et sans cesse affamées de vivre et de renaître, il en est d’autres qui, en avançant dans la route, se sentent si lasses qu’elles aimeraient à dormir longtemps et toujours de l’inéveillable sommeil.

307. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Horace Vernet (suite.) »

Je ne hais rien tant que ceux qui font semblant de savoir ce qu’ils ne savent pas, de sentir ce qu’ils sentent peu, et qui en imposent. […] Il avait des mots à lui, des fermes à son usage, et qui marquaient assez finement ce qu’il sentait. […] C’est un soldat en campagne ; il voit, il pense, il sent en même temps, et sa phrase dit comme elle peut tout cela. […] Lors même que l’on sent que cette fécondité n’est pas chose qui s’apprenne, le principe n’en est pas moins admirable, et rien ne peut remplacer la gaieté, l’éternelle ardeur au travail, qui en résultent. […] Les petits détails des armes, dans lesquels on sent encore le paysan, le mauvais cheval avec son harnachement mal tenu, et le flegme italien de ce drôle barbu, en font un charmant petit tableau.

308. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid (suite.) »

… le mot chevaleresque, sans la chose toute physique qui est en action dans l’espagnol, mais qui sent terriblement la rudesse du Moyen-Age. Le Cid, pour les Espagnols, était, depuis des siècles, un personnage épique : aussi le poète dramatique, Guillem de Castro, se sent à l’aise avec lui et y taille en pleine étoffe. […] On craint d’eux une surprise ; on a vu leurs vaisseaux à l’embouchure du fleuve… Tout ceci, on le sent, est pour préparer à l’exploit prochain de Rodrigue, qui aura lieu cette nuit même. […] Chimène plaide bien, mais pour la forme : on sent un peu qu’elle déclame, et il n’y a pas de mal qu’on le sente. […] Et quand l’instant d’après elle dit : Va-t’en, on sent que cela veut dire : Reste.

309. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. CHARLES MAGNIN (Causeries et Méditations historiques et littéraires.) » pp. 387-414

Une pointe de bel esprit, la pointe d’une plume qui allait être si fine et si bien taillée, se faisait sentir. […] Le critique ne sonnait si haut de la trompette que parce qu’il se sentait suivi, entouré, devancé même en plus d’un endroit par de généreuses ambitions qui n’attendaient que le signal pour se produire. […] Les écrivains polémiques et les pamphlétaires l’ont bien senti : ceux qui ont eu du succès en dernier lieu l’ont pris sur un autre ton, et ce ton, en général, était plus aisé en ce qu’il a plutôt grossi. […] Il reçut de la Grèce sa façon de sentir, de juger, de s’exprimer ; il fut Athénien par ses idées sur l’art, sur le beau. […] Je ne saurais rendre l’effet désagréable que produit sur moi, par instants, ce style bizarre, baroque, bariolé de métaphores et de termes abstraits, à phrases courtes, à paragraphes secs, décharnés, qui sentent encore le résumé du contentieux, et qui poussent par soubresauts l’éloquence du factum jusqu’à une sorte d’élancement lyrique.

310. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Biographie de Camille Desmoulins, par M. Éd. Fleury. (1850.) » pp. 98-122

Enfant cruel et sans pitié, quand donc aurez-vous l’âge d’homme et sentirez-vous en vous-même ce qui est humain ? […] Si nous ne considérions aujourd’hui ce journal que comme un témoignage d’un passé éloigné, comme une mazarinade du temps de la Fronde, nous pourrions y relever littérairement des portraits piquants, des caricatures très gaies : toutes les fois que l’auteur sent sa verve se refroidir, il la ravive et se remet en goût en taillant quelque tranche de l’abbé Maury ou de Mirabeau-Tonneau. […] Je me suis rendu à ces raisons dont j’ai senti la force et la vérité. […] Pour faire passer sa modération nouvelle, Camille sent le besoin de la déguiser plus que jamais en bonnet rouge ; il n’a même pas de honte de la mettre sous l’abri de Marat, qu’il ose appeler divin. […] Quoi qu’il en soit, dans tout ce début du Vieux Cordelier on sent bien l’homme qui s’est fourvoyé à tel point, que, pour revenir au droit chemin, il lui faut absolument repasser par les boues et par la fange.

311. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mademoiselle de Scudéry. » pp. 121-143

Suit alors l’énumération de ses talents, vers, prose, chansons improvisées : Elle exprime même si délicatement les sentiments les plus difficiles à exprimer, et elle sait si bien faire l’anatomie d’un cœur amoureux, s’il est permis de parler ainsi, qu’elle en sait décrire exactement toutes les jalousies, toutes les inquiétudes, toutes les impatiences, toutes les joies, tous les dégoûts, tous les murmures, tous les désespoirs, toutes les espérances, toutes les révoltes, et tous ces sentiments tumultueux qui ne sont jamais bien connus que de ceux qui les sentent ou qui les ont sentis. […] Le roman de d’Urfé, les lettres de Balzac, le grand succès des pièces de théâtre, de celles de Corneille et des autres auteurs en vogue, la protection un peu pédantesque, mais réelle et efficace, du cardinal de Richelieu, la fondation de l’Académie française, toutes ces causes avaient développé une grande curiosité, surtout chez les femmes, qui sentaient que le moment pour elles de mettre la société à leur niveau était venu. […] Ce sont là des remarques fines, et qui sentent l’expérience du monde et presque celle du cœur. […] À de certains endroits, pourtant, on croit sentir un esprit ferme et presque viril, qui aborde les sujets élevés avec une subtilité raisonneuse, qui en comprend les divers aspects, et qui, en se rangeant toujours aux opinions consacrées, est surtout déterminé par des considérations de bienséance. […] C’est par ce côté aussi que je la juge, et que, tout en lui reconnaissant beaucoup de distinction et d’ingénieuse sagacité d’analyse, beaucoup d’anatomie morale, j’ajoute que le tout est abstrait, subtil, d’un raisonnement excessif et qui sent la thèse, sans légèreté, sans lumière, sec au fond et désagréable.

312. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame Necker. » pp. 240-263

Ce n’était pas trop de ces détails particuliers, et qui sont aujourd’hui la tradition ou la légende consacrée du pays, pour faire sentir ce qui entra, dans la première éducation de Mme Necker, de solennel, d’apprêté, d’académique, et aussi de simple, de rural et d’innocent. […] Mais à peine eut-il vu chez Mme de Vermenou la jeune personne qu’elle amenait de Suisse, qu’il sentit son choix changer d’objet, et ce fut Mlle Curchod qui, après quelques mois de séjour à Paris, devint Mme Necker (1764). […] Elle se sent aussitôt transplantée et dépaysée. […] C’est cet effort pénible qui se sent dans tout ce qu’a écrit Mme Necker, et qui contribua à miner sa santé avant le temps. […] Cette expression de la chaîne des idées aussi lui est familière : on dirait qu’elle en sent constamment le poids. — À tout moment reviennent sous sa plume des comparaisons qui, loin d’expliquer la pensée déjà obscure et énigmatique par elle-même, ont pour effet de l’obscurcir davantage ; le peu de rayon qu’on y entrevoyait s’évanouit.

313. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mémoires de Marmontel. » pp. 515-538

 » Sentez-vous comme ce dernier trait, tout académique, tout littéraire, et qui est du faux Gessner, gâte ce qui précède ? […] Ç’a été au contraire la gloire du pinceau de Jean-Jacques dans ses Confessions, de ne rien rendre qui ne fût vrai et senti, et de rester ferme et sobre jusque dans les magnificences de description ou dans les tendresses. […] Il va continuer ses études au collège des Jésuites à Mauriac ; il nous peint ses maîtres, ses camarades ; il nous fait sentir et aimer ses privations, ses joies d’écolier, ses triomphes. […] Marmontel s’était senti éloquent sur l’heure en parlant à M. de Choiseul, et il croyait l’être de nouveau en donnant de souvenir ce qu’il appelait une « esquisse légère » de son ancien discours, tandis qu’il n’en donnait qu’une charge. […] Eux seuls peuvent sentir que dans les hommes de génie tout est précieux, jusqu’aux défauts, et que c’est une sottise que de vouloir les corriger. » Quand Marmontel retoucha Quinault (ce qui était moins grave), on lui reprocha d’avoir mis Quinault en vers de Chapelain.

314. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Armand Carrel. — II. (Suite.) Janvier 1830-mars 1831. » pp. 105-127

Mais on ne sent pas impunément à ce degré de sympathie une nature comme celle de Rabbe. […] Carrel sentait si vivement l’esprit et la grandeur de cette époque et de l’homme qui la personnifiait, il en parlait sans cesse avec tant d’intérêt et d’éloquence, que ses amis Sautelet et Paulin l’avaient engagé à écrire une Histoire de l’Empire. […] Cependant, des symptômes d’impatience et d’humeur se font sentir. […] Il n’éclate que le jour où le ministère Périer est nommé, le 13 mars ; il sent que la question de guerre lui échappe, et, bien qu’il compte encore sur cette guerre inévitable, de laquelle il attend le triomphe de ses espérances et de ses instincts les plus chers, il sent que la royauté n’en veut pas. […] Quand il voulait, il séduisait par une politesse simple et une grâce sobre qui tirait tout son prix de la force même qu’on sentait dessous.

315. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XXIV. »

On y sent l’âme poétique : « Il n’est plus ! […] « L’orageuse et tremblante joie d’un grand dessein, l’anxiété d’un cœur qui bouillonne indomptable sous la pensée de l’empire, il les sentit en soi, et il tint dans ses mains un prix qu’il y avait folie d’espérer. […] Étudiant à la fois les langues savantes et les philosophes français, Homère et Raynal, bientôt il se sentit poëte. […] Pour la première fois, il se sentait à l’aise sur le sol libre et paisible de New-York ; il y voyait son malheur secouru et ses vers accueillis. […] Elle entra plus avant dans l’Espagne, habita Cadix et Séville, et sentit dans les beaux printemps de l’Andalousie quelque souffle de son climat natal ; elle retrouvait avec le soleil l’enthousiasme et la poésie.

316. (1940) Quatre études pp. -154

Lorsqu’il était parti pour la Belgique, afin d’y récolter de quoi vivre, il n’avait fait que sentir plus cruellement sa misère ; et déjà il n’était plus au nombre des vivants. […] Quand un poète français écrit, c’est quelquefois pour être senti, mais c’est toujours pour être compris. […] les domaines du non-vu, du non-entendu, les royaumes de l’imaginaire, sont ceux où ils se sentent à l’aise. […] L’homme de sentiment est un tourmenté, un anxieux : il sent au fond de son cœur une perpétuelle agitation ; il est travaillé par le désir. […] Cependant l’ennui dure, il augmente, il est insupportable, et il détermine avec force toutes les facultés vers le bonheur dont elle sent la perte.

317. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre VII. Éducation de la sensibilité »

Pour bien dire ce qu’on sent, il faut le savoir, et presque toujours on le sait mal. […] En demandant souvent à la sensibilité ce qu’elle sent, on la forcera à sentir. […] Au siècle suivant, en dépit de la suprême clarté dont se piquaient les philosophes, et des polissonneries facétieuses dont ils paraient leur matière, il fallait de l’attention et de la pénétration pour les suivre, et on ne sentait point tout l’agrément de la forme, si l’on ne comprenait le sérieux du sujet.

318. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Paul Bourget, Études et portraits. »

Paul Bourget fait comprendre et il fait sentir. […] Comme elles font sentir l’inutilité des chemins de fer et des steamers ! […] Mais la diligence n’était pas encore là… Je sentais autour de moi la solitude démesurée. […] Le Français qui met le pied dans Londres sent, peser sur lui le mépris de tout ce peuple.

319. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préfaces de « Marion de Lorme » (1831-1873) »

Il sentit qu’il était, lui, dans un cas particulier. […] Pour l’artiste qui étudie le public, et il faut l’étudier sans cesse, c’est un grand encouragement de sentir se développer chaque jour au fond des masses une intelligence de plus en plus sérieuse et profonde de ce qui convient à ce siècle, en littérature non moins qu’en politique. […] On le sent attentif, sympathique, plein de bon vouloir, soit qu’on lui fasse, dans une scène d’histoire, la leçon du passé, soit qu’on lui fasse, dans un drame de passion, la leçon de tous les temps. […] L’auteur sent le besoin d’expliquer son absence à ceux qui veulent bien se souvenir de lui.

320. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Greuze » pp. 234-241

Lorsque je vis ce vieillard éloquent et pathétique, je sentis, comme elle, mon âme s’attendrir et des pleurs prêts à tomber de mes yeux. […] Sa belle tête est d’un caractère si touchant ; il paraît si sensible aux services qu’on lui rend ; il a tant de peine à parler, sa voix est si faible, ses regards si tendres, son teint si pâle, qu’il faut être sans entrailles pour ne les pas sentir remuer. […] Les enfants les plus jeunes sont gais, parce qu’ils ne sont pas encore dans l’âge où l’on sent. […] On reproche à ce visage son sérieux et sa gravité : mais n’est-ce pas là le caractère d’une femme grosse qui sent la dignité, le péril et l’importance de son état ?

321. (1884) Les problèmes de l’esthétique contemporaine pp. -257

Le libre espace a lui-même quelque chose d’esthétique, et un prisonnier le sentira bien. […] Les formes senties ne sont en définitive que des mouvements sentis, et les mouvements sentis ne sont que des mouvements exécutés. […] Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l’abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l’existence qui s’en va par leur plaie qui saigne. […] Je dois sentir que je franchis une ligne normale de démarcation. […] Boileau ne pensait ni ne sentait de la même manière que V. 

322. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Académie française — Réception de M. Ponsard » pp. 301-305

Et d’abord, il s’est présenté lui-même, tel qu’il est, avec son propre accent, avec ses sentiments et ses doctrines ; il n’a pas emprunté aux traditions académiques les exordes tant de fois renouvelés : il a parlé à sa manière, modestement, honnêtement, traçant de l’homme de lettres et du poète le caractère et le rôle qu’il conçoit, et s’y peignant lui-même avec cette sincérité élevée qui vient du cœur : on a senti dès ses premières paroles quelqu’un qui ne se mettait ni au-dessus ni au-dessous de ce qu’il devait être. […] Ponsard a prouvé, une fois de plus, dans ce discours académique, que là, comme au théâtre, il y a des cordes qu’il sait faire vibrer, et que, sans trop d’art ni de raffinement, sans trop demander à l’expression, et en disant directement les choses comme il les pense et comme il les sent, son talent a en soi une force qui vient de l’âme et qui parle aux âmes. […] Il a marqué pourtant sa préférence pour le drame généreux de Charlotte Corday, et dans l’analyse qu’il a donnée de cette scène politique effrayante entre Danton, Robespierre et Marat, il a fait voir, par le burin qu’il a appliqué à la définition des trois caractères ainsi mis en présence et en contraste, que la critique aussi est une puissance : l’auditoire s’est senti tressaillir à des accents vertueux et éloquents.

323. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préface d’« Angelo, tyran de Padoue » (1835) »

Mêler dans cette œuvre, pour satisfaire ce besoin de l’esprit qui veut toujours sentir le passé dans le présent et le présent dans le passé, à l’élément éternel l’élément humain, à l’élément social, un élément historique. […] Aujourd’hui, en présence d’un succès dû évidement à cette pensée et qui a dépassé toutes ses espérances, il sent le besoin d’expliquer son idée entière à cette foule sympathique et éclairée qui s’amoncelle chaque soir devant son ivre avec une curiosité pleine de responsabilité pour lui. […] En présence d’une tâche aussi immense que celle du théâtre au dix-neuvième siècle, il sent son insuffisance profonde, mais il n’en persévérera pas moins dans l’œuvre qu’il a commencée.

324. (1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLIe entretien. L’homme de lettres »

On sent que le désir de s’élever donnait des vertus à son âme, et de l’énergie à son caractère. […] On sent qu’il rêve ; sa ville de Salente est construite de fantasmagories qui se détruisent les unes les autres. […] Ses déclamations charment l’esprit, mais ne touchent pas longtemps le cœur ; le cœur sent vite qu’il est dupé par un sophiste de sentiment. […] Comme je m’efforçais de retenir mon fils, j’ai senti que je quittais moi-même la terre et que je le suivais avec un plaisir inexprimable. […] Son art est de sentir ; il peint, parce qu’il ne cherche pas à peindre.

325. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre sixième. »

On sent de quel intérêt dut être la lecture de Plutarque, lorsque, selon l’expression de Montaigne, il fut devenu français par Amyot. […] Au contraire, la préface des Œuvres morales (1574), en beaucoup d’endroits, sent le sermon. […] S’il a rarement l’espèce de beautés supérieures qui naissent d’un plan fortement conçu et d’un sujet traité en rigueur, ni cette perfection intérieure et secrète de l’ensemble qui se fait sentir par la réflexion, il a une diversité infinie de pensées justes, délicates profondes, qui sont comme des lumières répandues sur tout le domaine de la pensée. […] Il semble avoir senti tous les mouvements, passé par toutes les contradictions de notre nature. […] Montaigne préférait les subtilités de Sénèque, qui le piquaient et qui excitaient sa nonchalance, à cette beauté égale et pure d’un discours ni subtil ni téméraire, ni paradoxal, où l’auteur pense moins à jouir de ses pensées particulières qu’à faire part aux autres de ce qu’il sent en commun avec tous.

326. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « La princesse Mathilde » pp. 389-400

La taille moyenne paraît grande, parce quelle est souple et proportionnée ; la démarche révèle la race : on y sent je ne sais quoi de souverain et la femme en pleine possession de la vie. […] Elle servit les siens dès son retour ; on aimait à faire réparation aux Napoléon en cette belle personne ; mais elle sut très bien distinguer le degré, le point juste, où la gratitude la mieux sentie pouvait aller ; et en sachant gré des bons offices envers les présents, elle n’avait garde d’oublier ceux qui restaient captifs ou dans l’exil. […] Mais qu’un malheur, une perte cruelle vienne frapper un de ces anciens amis refroidis et devenus silencieux, la première pensée de la princesse Mathilde est de tenter cette ancienne amitié dont elle sent une part toujours vivante en elle, et de voir si on n’accueillera pas une parole de sympathie et de consolation. […] Sa manière n’a rien de petit ni de léché, ni qui sente le faire de la femme ; on croirait plutôt avoir devant soi les productions d’un jeune homme de talent qui s’exerce avec largeur et se développe. […] Elle a senti tout le prix et toute l’intention de ce sympathique accueil, et elle en a rapporté l’hommage à qui de droit, à celui qui, du fond de sa prudence, ne perd pas un seul instant de vue la consommation et la confirmation d’un si bel ouvrage.

327. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « M. Victor Vousin. Cours de l’histoire de la philosophie moderne, 5 vol. ix-18. »

Dès le premier jour, et lors même que la jeune parole n’aspire encore qu’à continuer celle du grave prédécesseur, on y sent courir un principe d’ardeur et de zèle qui était de nature à se communiquer aussitôt et à électriser les esprits. […] Cousin de cette philosophie première, mais on sent qu’elle a des ailes. » Elle en eut en effet dès sa naissance ; dans ce premier Discours d’ouverture du 7 décembre 1815, où Reid très-amplifié apparaît comme un grand régénérateur et comme celui qui est venu mettre fin au règne de Descartes, dans ce Discours où éclatent à tout instant une parole et un souffle plus larges que la méthode même qui y est proclamée, on croit entendre encore les applaudissements qui durent saluer cette péroraison pathétique par laquelle, au lendemain des Cent-Jours et avant l’expiration de cette brûlante année, le métaphysicien ému se laissait aller à adjurer la jeunesse d’alors : « C’est à ceux de vous dont l’âge se rapproche du mien que j’ose m’adresser en ce moment ; à vous qui formerez la génération qui s’avance ; à vous l’unique soutien, la dernière espérance de notre cher et malheureux pays. […] Cousin, c’est bien moins encore le fond des doctrines sur lesquelles un esprit naturellement sceptique comme le mien se sent peu en mesure de prononcer, que le talent même dont chacun peut se convaincre, et dont l’empreinte brille à mes yeux tout d’abord. […] Par exemple, celui qui se sent poète désire que son époque soit un siècle de poésie, et il le croit aisément. […] Cousin les a heureusement purgés de quelques expressions trop spéciales, et qui sentaient l’école.

328. (1861) La Fontaine et ses fables « Première partie — Chapitre IV. L’écrivain (suite) »

En Allemagne, une servante, le dimanche, lit Schiller et l’entend ; maintes fois vous rencontrez un piano dans une arrière-boutique ; les mineurs flamands, leur ouvrage achevé, chantent en parties ; partout en pays protestant la Bible, du moins, est lue et même sentie par le peuple. […] Il retrouve le grand sentiment de Lucrèce pour décrire « le temps où tout aime et pullule dans le monde », et pour sentir la puissance et la fécondité de la nature immortelle. […] Quand on compare sa fable avec celle de Pilpay ou d’Esope qui lui sert de matière, on s’aperçoit qu’il ne fait pas un seul changement sans une raison, que cette raison et les autres se tiennent entre elles, et qu’elles dépendent d’un principe, sinon exprimé, du moins senti. […] Il suit toutes les liaisons de toutes ces choses, voit l’épargne et les querelles, sent les odeurs de la cuisine, et sort attristé, égayé, la tête comblée d’histoires villageoises, prêt à déverser le trop-plein de ses imaginations sur l’ami ou la feuille de papier qui va tomber sous sa main. — Le coche l’emporte à Versailles ; il aperçoit un seigneur qui, au bord d’une pièce d’eau, fait une révérence et offre la main à une dame. […] Il laisse ses voisins ordonner leurs tirades ; il sent bien que par ces alignements d’idées on n’imite pas la nature.

329. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XVII. Romans d’histoire, d’aventures et de voyages : Gebhart, Lemaître, Radiot, Élémir Bourges, Loti » pp. 201-217

Paul Radiot sait ; il n’écrit que ce dont il est sûr, que ce qu’il a vivement senti. […] Et l’on se sent son obligé quand on a achevé de le lire. […] Il a pensé, senti, écrit assez hors notre temps pour demeurer. […] Parmi les conjonctures les plus extrêmes, d’un îlot de déportés jusqu’à un trône de l’Europe orientale et jusqu’à un radeau de naufragés, de définitives figures se mesurent à la vie, apprennent pour les avoir entiers sentis le désastre et le bonheur, et reviennent désemparés et las du jeu d’enfer dont ils ont épuisé toutes les émotions. […] C’est des amours fous ou criminels, l’oubli de la femme chérie, le droit à changer d’objet que s’arroge l’Amour, et à choisir en aveugle, qu’il faut accepter puisqu’on n’a pas refusé son choix quand il avait fait une première sélection, providentielle ; c’est la sœur de l’épouse qu’on désire, et c’est deux femmes qu’on tue ; et l’envie dans le mal dont on se sent irresponsable de courir le monde et des cieux non témoins, et la lassitude finale de tout ce qu’on peut toucher dans la vie d’inutile, de tragiquement bête, de vaniteusement vain.

330. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre premier. Mme de Staël »

Et de fait, si vous comparez à la sienne la phrase léonine de Buffon, par exemple, ou l’herculéenne de Bossuet, vous en sentirez la différence. Vous sentirez que, malgré tout, elle est du petit sexe, Mme de Staël. […] Elles sentent le besoin d’appui, et ne se révoltent point contre la supériorité de l’homme qu’elles aiment, au nom de la leur qu’elles aiment encore davantage. […] Protestante de naissance, comme on sait, mais catholique d’âme et d’imagination comme les femmes bien faites, comme cet autre talent-femme, Mme de Gasparin, égarée dans le protestantisme et digne d’être de la religion de sainte Thérèse par son amour de Jésus-Christ, Mme de Staël a senti de plus en plus monter sur les ruines d’une vie si vite écroulée, la flamme d’or du sentiment religieux ! […] Oui, c’est la faible qu’il faudrait montrer, la faible qui, par ses prières, sauva Norvins de l’échafaud ; la faible qui, ne croyant plus à l’amour, épousa Rocca par pitié ; la faible qui, dans un temps de luttes mortelles et de partis acharnés, resta les bras étendus entre les partis, comme la Sabine du tableau de David, entre les Romains et les Sabins, et qui les a toujours gardés étendus, dans cette intervention sublime, sans qu’elle ait senti fléchir jamais, un seul moment, ses bras lassés !

331. (1900) Quarante ans de théâtre. [II]. Molière et la comédie classique pp. 3-392

C’est le génie d’où elle émane, c’est le goût qui la comprend et qui la sent. […] Il sent à plein nez son hypocrite. […] Mais il est impossible à tout lettré de ne pas se sentir pour M.  […] Même quand l’oiseau vole, on sent qu’il a des pattes. […] Henriette est un idéal de bon sens ferme, et, quand il le faut, elle sent vivement.

332. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. RODOLPHE TÖPFFER » pp. 211-255

Jean-Jacques lui-même, à côté de Voltaire, sent l’effort : il y a mainte fois de l’ouvrier dans son art. […] Celui-ci se sentait peintre en effet, et aurait voulu en commencer l’apprentissage incontinent : le père tint bon et exigea qu’avant de s’y livrer, son fils eût achevé le cours entier de ses études. […] Ce sont des amants qui aimaient trop et de trop près ; à force de sentir, ils ne pouvaient dire. […] Ce que je puis dire, c’est que ces idiotismes, ménagés et bien pétris dans un style simple, me font l’effet d’un pain bis qui sent la noix. […] L’exécution générale du style, dans ce que j’appelle l’idylle, reste à la fois naturelle et neuve, pleine de particularités et d’accidents, riche d’accent et de couleur ; c’est un style dru, il sent son paysage.

333. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre IV. L’âge moderne. — Conclusion. Le passé et le présent. » pp. 424-475

En ce moment et dans cette belle saison, surtout le cercle de l’horizon, les nuages montent ternis, blafards, bientôt semblables à une fumée charbonneuse, quelques-uns d’une blancheur éblouissante et fragile, si enflés qu’on les sent prêts à fondre. […] Partout il y a des chefs reconnus, respectés, qu’on suit avec confiance et déférence, qui se sentent responsables et portent le poids en même temps que les avantages de leur dignité. […] Rien de beau ; tout au plus les maisons bourgeoises vernissées, avec leur carré de verdure, sont agréables ; on sent qu’elles sont bien tenues, commodes, excellentes pour un homme d’affaires qui veut se délasser, se détendre après une journée laborieuse. […] S’il ne marche pas au même rang que les penseurs libres, il ne reste derrière eux que d’un ou deux pas ; vous, homme moderne, Parisien, vous pouvez causer avec lui de tous les grands sujets ; vous ne sentez pas un abîme entre son esprit et le vôtre. […] À proprement parler, il n’y a qu’elle ; le monde est une figure qui la cache ; mais le cœur et la conscience la sentent, et il n’y a rien d’important, ni de vrai dans l’homme, que l’étreinte par laquelle il la tient.

334. (1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVIIe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (5e partie) » pp. 145-224

Cosette se sentit toute rassurée. […] « Elle sentait qu’elle ne pouvait vivre sans Marius, et que par conséquent cela suffisait, et que Marius viendrait. […] Nous sommes de ceux qui se sentent interdits devant les jeunes filles et les fleurs, les trouvant vénérables. […] Elle sentit confusément on ne sait quoi d’horrible. […] On se sent doucement ivre.

335. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre III. La poésie romantique »

La métaphore est condamnée : à sa place vient l’image, qui n’est pas procédé d’écriture, mais façon de sentir. […] On sentait que ce n’était pas là un ouvrage d’écrivain. […] L’amour l’y mena : c’est dans l’amour qu’il sent l’homme éphémère, par le sujet et par l’objet. […] La vie aggrava cette solitude et cette amertume : mais à vingt-cinq ans il se sentait déjà solitaire, et souffrait. […] Que pouvait faire en 1830 un enfant qui se sentait poète ?

336. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Montluc — I » pp. 56-70

Et d’ailleurs ces vertus trop rentrées, et qui sentent le philosophe, ne sont pas celles qui atteignent le but ; il faut aux hommes des signes assortis aux choses ; à la gloire militaire convient une éloquence militaire aussi. […] qu’on sent bien en lui, malgré tant de colères qui le séparent du sage, un compatriote, un voisin et un aîné de Montaigne ! […] Tout gentilhomme qu’il est, Montluc sent l’importance croissante de l’infanterie, et, dès qu’il le peut, il se jette parmi les gens de pied. […] Montluc, qui nous a conservé ses paroles, sentit là ce premier et poignant aiguillon de la louange qui, parti de haut, fait faire ensuite l’impossible aux gens de cœur. […] Il fait en cette occasion un retour sur lui-même et sur cette prétention, qui est la sienne, d’avoir toujours été un des plus heureux et des plus fortunés hommes entre tous ceux qui aient porté les armes, ce qui est bien aussi une manière de vanité : « Et si (et pourtant), dit-il, n’ai-je pas été exempt de grandes blessures et de grandes maladies ; car j’en ai autant eu qu’homme du monde saurait avoir sans mourir, m’ayant Dieu toujours voulu donner une bride pour me faire connaître que le bien et le mal dépend de lui, quand il lui plaît ; mais encore, ce nonobstant, ce méchant naturel, âpre, fâcheux et colère, qui sent un peu et par trop le terroir de Gascogne, m’a toujours fait faire quelque trait des miens, dont je ne suis pas à me repentir.

337. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Entretiens de Gœthe et d’Eckermann (suite et fin.) »

Il a besoin de clarté, d’idées rassérénantes, et il faut pour cela qu’il se tourne vers ces époques artistiques et littéraires, pendant lesquelles les hommes supérieurs, étant arrivés à un développement parfait, se sentaient bien avec eux-mêmes et pouvaient verser dans les âmes la félicité que leur donnait leur science. » Il fallut Walter Scott, son Ivanhoë et tant de délicieux romans, pour le réconcilier, un moment du moins, avec ces temps anciens et durs : nos essais français en ce genre n’y auraient réussi qu’imparfaitement. […] Il était partout à l’étroit ; il jouissait de la liberté personnelle la plus illimitée, et il se sentait oppressé ; le monde lui était une prison. […] Il n’était pas de ceux dont il s’est moqué quelque part, et qui, lorsqu’un génie trébuche ou qu’un grand homme tombe, se sentent tout enchantés et allégés, « comme si leur supérieur était mort et s’ils avaient reçu de l’avancement. » Une statue, érigée à Weimar, et due au talent de Reitschel, nous le montre rayonnant et heureux, imposant et doux, décernant la couronne à Schiller qui, debout à côté de lui, la reçoit de sa main presque sans y penser, le front inspiré et rêveur. […] Comme il sent les larges natures ! […] Dans la version que j’adopte, on sent mieux le mouvement, les tours et le laisser-aller de la conversation.

338. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Poésies nouvelles de M. Alfred de Musset. (Bibliothèque Charpentier, 1850.) » pp. 294-310

La jeunesse, qui en telle matière ne se trompe guère, l’a senti tout d’abord. […] Tout ce qui est beau de Milton est hors de pair ; on y sent l’habitude tranquille des hautes régions et la continuité dans la puissance. […] On sent qu’elle le fait déjà. […] Je n’aurais jamais cru que l’on pût tant souffrir D’une telle blessure, et que sa cicatrice               Fût si douce à sentir. […] Voilà, pour être franc, ce que j’aime en M. de Musset, et non pas du tout les petits vers Sur trois marches de marbre rose, et autres colifichets qui sentent leur Régence.

339. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Monsieur Walckenaer. » pp. 165-181

On croit sentir que, chez M.  […] Ce n’est que graduellement, et par une étude de plus en plus délicate, qu’on est arrivé à bien savoir, non seulement les circonstances et les faits littéraires des diverses époques, mais à en sentir le style et à le respecter. […] Walckenaer, qui connaît si bien son xviie  siècle, qui en sait les grandes et les moyennes et les plus petites choses, qui nous en redit les menus propos, n’est pas averti de bonne heure qu’il y a là un goût particulier, un style dont les négligences ont leur grâce, une saveur dans les moindres dires qui ravit ceux qui l’ont une fois sentie, et qu’un amateur comme il l’est devrait se bien garder de corriger. […] On sait maintenant et l’on sent, pour peu qu’on y prenne garde, en quoi le style de la première époque de Louis XIV diffère du style moyen du milieu du règne, et en quoi ce règne finissant a déjà sa manière confinant au xviiie  siècle. […] Je sentis une de vos joues se presser sur mon cœur qui battait avec violence.

340. (1894) Études littéraires : seizième siècle

On le savait encore, on ne le sentait plus. […] Le Français humaniste ne se sent donc ni hérétique, ni insurgé, ni novateur. […] Il raconte et il raisonne en homme du monde, sans jamais rien qui sente l’auteur. […] Déjà Luther le sent, et presque il l’accepte. […] Ils étaient d’accord sur les idées religieuses et morales dérivant de la notion d’infini, comprise et sentie comme jamais elle n’avait été comprise ni surtout sentie encore.

341. (1874) Premiers lundis. Tome II « Théophile Gautier. Fortunio — La Comédie de la Mort. »

Dans son premier point de vue intitulé la Vie dans la Mort, le poète, errant le 2 novembre dans un cimetière, y suppose la vie non encore éteinte, et essaye de se représenter les tourments, les agonies morales, les passions ulcérantes de tous ces morts, si, vivant encore d’une demi-existence, ils pouvaient sentir et savoir ce qui se continue sans eux sur la terre : Sentir qu’on a passé sans laisser plus de marque Qu’au dos de l’océan le sillon d’une barque ;   Que l’on est mort pour tous ; Voir que vos mieux aimés si vite vous oublient, Et qu’un saule pleureur aux longs bras qui se plient   Seul se plaigne sur vous. […] Il a senti (certains de ses accents l’attestent) le mal qu’il a exprimé avec tant de violence ; l’angoisse du néant a passé par là.

342. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 139-145

Il est aisé de sentir que ces oublis momentanés ne sauroient être le partage de la médiocrité ; mais les défauts sont d’autant plus sensibles, que les beautés qui les avoisinent sont plus frappantes. […] Linguet, nous dirons que cet Ecrivain, à qui l’on ne peut contester, malgré ses défauts, les qualités qui caractérisent le génie, auroit dû s’attendre, à cause de ces qualités mêmes, à plus d’égards de la part de quelques Gens de Lettres, qui n’ont pas senti combien il en méritoit. […] Linguet l’a bien senti lui-même par le désaveu glorieux qu’il en a fait, & par les éloges vrais qu’il a donnés depuis à ce grand homme d’Etat, dont la Nation & les Etrangers admirent également la sagesse & la probité ; qui ne doit son élévation qu’à son mérite ; dont tous les pas dans la carriere politique, où il est entré dès l’âge le plus tendre, ont été marqués par des services rendus à la Patrie ; qui, malgré sa grande modestie, jouit de toute sa réputation ; & dont la gloire, appuyée sur l’estime générale de ses contemporains, ne pourra qu’augmenter par la succession des temps.

343. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « De la poésie de la nature. De la poésie du foyer et de la famille » pp. 121-138

Il dit à Mme du Châtelet qu’il l’adore, mais on ne sent pas qu’il l’aime. — Il avait alors trente-deux ans. […] » — « J’en conviens. » — « Il sent ?  […] Est-il besoin maintenant de faire sentir les aspects arides qui, indépendamment de ce qui lui faisait faute dans le talent, devaient lui fermer les sources du dehors ? […] Roucher, que j’ai nommé, et qui laissera du moins son nom pour être mort le même jour et sur le même échafaud qu’André Chénier, serait plus fait pour sentir cette sorte de douceur et de charme. […] [NdA] J’emprunte pour ce morceau la traduction fidèle et sentie d’un jeune écrivain qui possède également bien les deux langues, M. 

344. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise, par M. Taine, (suite) »

Taine fait bien sentir la différence des deux esprits, des deux races que la conquête normande n’a nullement confondues : « Qu’est-ce qui amuse le peuple en France ? […] Il abaisse ou il élève, selon ce qu’il a senti : il méprisera Butler pour son Hudibras si vanté ; il exaltera Bunyan le fanatique pour son Voyage du pèlerin. […] Il ne considérait point les objets face à face, et de plain-pied, en mortel, mais de haut comme les archanges… Ce n’était point la vie qu’il sentait, comme les maîtres de la Renaissance, mais la grandeur, à la façon d’Eschyle et des prophètes hébreux, esprits virils et lyriques comme le sien, qui, nourris comme lui dans les émotions religieuses et dans l’enthousiasme continu, ont étalé comme lui la pompe et la majesté sacerdotales. […] Mais que de grâce, que de goût, quelle promptitude à sentir, quelle justesse et quelle perfection en exprimant ! […] Ce nom qui représente la poésie morale, la poésie correcte et ornée dans tout son fini et dans tout son charme de diction, est pour moi un prétexte et une occasion favorable, on le sent bien, pour maintenir un certain côté trop menacé et qu’on méprise trop aujourd’hui, après lui avoir tout accordé autrefois.

345. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, publiée par M. Camille Rousset, historiographe du ministère de la guerre (suite et fin) »

On sentait que ce vieillard de près de quatre-vingt-dix ans s’en allait ; il s’éteignait petit à petit « comme une chandelle ». […] « Écoutez, consultez votre Conseil, mais décidez. » Toute cette suite d’avis et de vues, proposés d’abord par le maréchal de Noailles au roi en plusieurs Mémoires ou lettres développées, est à la fois fort sensée et fort noble, donnée dans un assez beau langage, qui a de l’ampleur et sent son Louis XIV. […] Rousset, c’est qu’on y sent l’esprit mou, la volonté molle, à la mollesse même de la phrase ; le relâchement et l’indécision sont dans la parole comme dans la pensée ; le sens y flotte ; on y passe du pour au contre en un instant. […] Le maréchal de Noailles, qui sentait mieux que personne les difficultés et la faiblesse de la situation à la fin de la campagne de 1743, se gardait bien de prendre le roi au mot et de lui conseiller de paraître à l’armée ; il répondait sur ce point évasivement, et de manière à remettre le bon vouloir à une meilleure occasion. […] Ce sont des dictons, des proverbes : Nécessité n’a pas de loi… Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée… À la bonne heure lui prit la pluie… On se demande où ce jeune homme né sur le trône a pris cette quantité de locutions populaires, vulgaires, même surannées (du depuis pour depuis) ; on sent qu’il a dû beaucoup commérer avec sa domesticité et avec les gens de service.

346. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXVIIIe entretien. Tacite (1re partie) » pp. 57-103

On les lit cependant : car, bien qu’ils ne fassent rien sentir et rien juger, incapables qu’ils sont eux-mêmes de sentir et de juger, ils font connaître. […] III D’abord, il faut qu’il soit né poète, c’est-à-dire sensible, coloriste, éloquent de nature ; car comment ferait-il sentir dans son style ce qu’il n’aura pas senti lui-même ? […] Il a tout vu, tout senti, tout sondé, tout pesé, tout aimé, tout haï, tout peint, tout conclu. […] Un homme populaire par ses intrigues, candidat du vice, comme Pison était candidat de l’honnêteté, Othon, sent chanceler le pouvoir entre les légions qui s’avancent d’Allemagne, et Galba, qui dédaigne de saisir Rome par ses corruptions. […] Othon sent enfin la nécessité de rétablir la discipline dans les troupes de Rome et de réprimer l’anarchie ; il parle aux prétoriens le langage de la raison et de la sévérité : XXVII « Il est des choses dans le gouvernement, leur dit-il, que le soldat doit savoir ; il en est d’autres qu’il doit ignorer.

347. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre II. Les formes d’art — Chapitre III. Comédie et drame »

Il a posé en face l’un de l’autre ces deux êtres destinés à s’aimer, qui se sentent disposés à s’aimer avant de se connaître, et qui font effort pour se connaître avant de s’aimer, qui s’observent, s’étudient, se tendent des pièges, tâchent de forcer le mystère de l’âme par laquelle ils se voient pris irrésistiblement. […] Telle est cette comédie de Marivaux, si peu comique au sens ordinaire du mot, si solide et si substantielle en son extrême subtilité, d’une pénétrante sentimentalité qui n’est jamais fade ni fausse, puissante parfois par un pathétique intérieur et contenu, où l’on ne sent jamais la tricherie d’un adroit faiseur. […] On sent que l’auteur travaille à une démonstration édifiante ; la comédie devient un sermon laïque. […] Une âme sensible est celle qui comprend les occasions où elle doit sentir, et qui produit avec le plus de vivacité possible toutes les actions extérieures qui répondent à ces occasions de sentir. […] Disposer l’action pour amener une suite de tableaux, où tous les personnages se fixent en attitudes expressives, évidemment cela est dangereux : on sent dans ce procédé de composition la tendance d’une poétique sentimentale, qui fausse la destination naturelle du genre dramatique.

348. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Le Livre des rois, par le poète persan Firdousi, publié et traduit par M. Jules Mohl. (3 vol. in-folio.) » pp. 332-350

C’est un grand signe qu’une civilisation est remise à flot quand aucun ralentissement ne se fait sentir dans ces hautes études, qui sont le luxe et comme la couronne de l’intelligence. […] Cependant, vers le temps où ce Turc, violent d’ailleurs et ambitieux, s’intéressait si fort à ces choses de l’esprit, et avant qu’il fût encore monté sur le trône, un homme, doué de génie par la nature, s’était senti poussé de lui-même à ces hautes pensées par une vocation puissante. […] Ferdousi y joint une douceur particulière, une disposition de clémence et de compassion qui sent le voisinage de l’Inde. […] À cette nouvelle d’une armée de Turcs commandée par un jeune homme si vaillant et si héroïque, il a l’idée d’abord que ce pourrait bien être son fils ; mais non : ce rejeton de sa race est trop enfant, se dit-il, « et ses lèvres sentent encore le lait ». […] Roustem s’étonne d’avoir rencontré pour la première fois son égal, presque son maître, et de sentir son cœur défaillir sans savoir pourquoi.

349. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Nouveaux documents sur Montaigne, recueillis et publiés par M. le docteur Payen. (1850.) » pp. 76-96

Payen, sentent en gens d’esprit et admirent si bien Montaigne, daignent se souvenir, jusque dans leur passion, des conseils du sage et du maître : Il y a plus à faire, disait Montaigne en parlant des commentateurs de son temps, à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses ; et plus de livres sur les livres que sur autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser. […] Ô vous tous qui vous occupez si méritoirement de lui, mais qui ne prétendez point vous l’approprier, je pense, au nom de celui que vous aimez et que nous aimons tous aussi à plus ou moins de titres, n’ayez jamais, je vous prie, de ces mots-là, qui sentent la confrérie et la secte, l’érudition pédantesque et le caquet scolastique, les choses qui lui répugnaient le plus. […] Il eut la satisfaction de sentir qu’il avait quelque tenue contre la fortune, et qu’il fallait un plus grand choc que cela pour lui faire perdre les arçons . […] Il ne saurait y avoir au-dessus d’un tel chapitre, à titre de consolation dans les calamités publiques, qu’un chapitre de quelque autre livre non plus humain, mais véritablement divin, d’un livre qui ferait sentir la main de Dieu partout, et non point par manière d’acquit comme le fait Montaigne, mais la main réellement présente et vivante. […] Notre bon langage, en effet, notre prose, qui se sent toujours plus ou moins de la conversation, n’a pas naturellement de ces ressources et de ces fonds de toile pour une continuelle peinture ; elle court et fuit vite, et se dérobe : à côté d’une image vive, elle offrira une soudaine lacune et défaillance.

350. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Bernardin de Saint-Pierre. — II. (Suite et fin.) » pp. 436-455

Il s’en prend à la surabondance des bourgeois oisifs dans les villes, à la grande propriété dans les campagnes, à la plaie du concubinage, du célibat, aux tourments des enfants dans les collèges ; le vrai et le faux, pêle-mêle, et surtout le vague, se font sentir dans ces pages trop empreintes et comme noyées d’une sensibilité monotone. […] Dès le moment où Virginie s’est sentie agitée d’un mal inconnu et où ses beaux yeux bleus se sont marbrés de noir, nous sommes dans la passion, et ce charmant petit livre que Fontanes mettait un peu trop banalement entre le Télémaque et La Mort d’Abel, je le classerai, moi, entre Daphnis et Chloé et cet immortel IVe livre en l’honneur de Didon. […] Relisons donc pour toute analyse Paul et Virginie, et, si nous voulons mieux en sentir le prix, essayons de relire, aussitôt après, Atala : il y a dans l’impression comparée qui en résultera toute une leçon de rhétorique naturelle. […] Car vous sentez bien que plus on peut montrer que l’aigle était haute autrefois, plus il en résulte qu’elle doit paraître petite aujourd’hui : des deux aigles on prend la plus grande et on la laisse tomber comme du ciel pour griffer l’autre. […] Ce public d’académie, qui se composait alors, comme aujourd’hui, du beau monde, et qui sentait son faubourg Saint-Germain, avait bien mieux aimé applaudir, dans la première partie de la séance, un passage du discours de Raynouard où, parlant de je ne sais quel poète tragique puni de mort à Rome pour avoir mis dans une pièce d’Atrée des allusions politiques, l’orateur avait ajouté brièvement : « Tibère régnait !

351. (1767) Salon de 1767 « Adressé à mon ami Mr Grimm » pp. 52-65

Jusqu’à lui, personne ne l’avait regardée ; personne n’en avait senti le mérite ; et l’artiste était désolé. […] Vous avez senti la différence de la chose générale et de la chose individuelle jusques dans les moindres parties, puisque vous n’oseriez pas m’assurer depuis le moment où vous prîtes le pinceau jusqu’à ce jour, de vous être assujetti à l’imitation rigoureuse d’un cheveux. […] à cela, je répliquerai, et quand je ne pourrois pas vous l’apprendre, en auriez-vous moins senti la vérité de ce que je vous ai dit ? […] De celles surtout qui rarement exposées à nos yeux, telles que le ventre, le haut des reins, l’articulation des cuisses ou des bras, où le (…) et le (…) sont sentis par un si petit nombre d’artistes, ne tiennent pas le nom de belles de l’opinion populaire que l’artiste trouve établie en naissant et qui décide de son jugement. […] Regardons ; regardons longtems ; sentons et jugeons.

352. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre dixième. Le style, comme moyen d’expression et instrument de sympathie. »

La grande force à ménager, ici, c’est l’« attention » de l’auditeur : la perfection du style, c’est de faire comprendre et sentir avec le minimum d’attention. […] Le style est significatif par ce qu’il fait voir immédiatement ; suggestif par ce qu’il fait penser et sentir en vertu de l’association des idées. […] On ne peut donc pas juger le style uniquement sur ce qu’il dit et montre, mais encore et surtout sur ce qu’il ne dit pas, fait penser et sentir. […] Cependant, il sentait monter du fond de lui-même quelque chose d’intarissable, un afflux de tendresse qui l’énervait, comme le mouvement des ondes sous ses yeux. […] Et pourtant quel est le lecteur qui, en lisant ces vers, surtout les deux derniers, n’en sentira pas l’harmonie ?

353. (1901) Figures et caractères

On le sent plutôt qu’on ne le définirait. […] Hugo sent son ami se détacher sourdement de lui. […] Hugo s’admire, se sent ; il communique ce qu’il a senti, mais n’infuse pas ce qu’il a pensé. […] Il dut sentir sa pénurie. […] On le sent ici.

354. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « M. Denne-Baron. » pp. 380-388

On y sent à chaque pas la renaissance du goût antique ; les gravures y témoignent de l’art retrouvé de Pompéi et d’Herculanum. […] Mais ici on sent le défaut de l’inspiration générale de Denne-Baron. […] On noterait encore de ces strophes qu’on aime à retenir, dans l’ode adressée par Denne-Baron Aux Mânes d’Octavie Devéria, sœur des célèbres peintres ; cette jeune femme, morte peu après le mariage, dans tout l’éclat de la beauté et entourée du charme des arts, a bien inspiré le poète ami : Des chœurs de l’Hyménée à peine tu déposesq, Ta chevelure encor sent l’haleine des roses Dont il te couronna comme un ciel du matin… Properce occupa de bonne heure M.  […] Le tort de Denne-Baron, qui se sentait appelé vers lui par une prédilection précoce, est de ne l’avoir qu’effleuré en vers (je ne parle pas de sa traduction en prose, qu’il n’a faite que bien plus tard) ; au lieu de prendre Properce corps à corps, de le suivre, de le serrer de près, de ne laisser passer aucune élégie sans en avoir raison, et, tantôt vainqueur, tantôt vaincu, de coucher toujours, pour ainsi dire, sur le champ de bataille ; au lieu de cela, il choisit ce qui lui plaît, il court, il élude, il abrège, il n’engage pas la lutte puissante et décisive au terme de laquelle est le laurier.

355. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « La poésie »

Paul Albert saisit bien et dénonce le point défectueux de ce charmant poème, œuvre d’un tout jeune homme et où l’on sent trop aujourd’hui l’absence des pensées mûres. […] Michelet, l’homme qui sait, qui voit, qui sent si admirablement les choses d’autrefois, a dit en quelques lignes ce qui se passa alors dans les âmes : « Cette trompette libératrice de l’archange, qu’on avait cru entendre en l’an mil, elle sonna un siècle plus tard dans la prédication de la croisade. […] En somme, ce livre a de l’autorité à la fois et du mouvement ; il est sobre et ferme, et en même temps on y sent le souffle de la parole. […] Paul Albert, lui, est debout, il parle, il est vivant de ton : il ne dit que ce qu’il veut, et quand il s’arrête, on sent qu’il en pourrait dire davantage.

356. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Marcel Prévost et Paul Margueritte »

moi fait … comme je le suis maintenant… Quand j’ai eu tout dit, je me suis senti à la fois soulagé et épuisé… » « Vous adorez votre femme, lui dit la bonne Laurence. […] Margueritte a senti profondément les choses avant de les traduire en nets et courts paragraphes. […] Et Toinette aussi devient peu à peu meilleure… Le jour où son mari est renvoyé du ministère, elle sent combien elle aime le pauvre garçon. Elle le sent mieux encore lorsqu’il a la fièvre typhoïde et qu’elle songe à ce qu’elle deviendrait sans lui.

357. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 29, qu’il est des païs où les ouvrages sont plûtôt apprétiez à leur valeur que dans d’autres » pp. 395-408

Si le public de Rome n’en sçait point assez pour refuter méthodiquement leurs faux raisonnemens, il en sçait assez du moins pour en sentir l’erreur, et il s’informe après l’avoir sentie de ce qu’il faut dire pour la refuter. D’un autre côté les gens du métier deviennent plus circonspects lorsqu’ils sentent qu’ils ont affaire avec des hommes éclairez. […] La liberté d’esprit n’est gueres moins necessaire pour sentir toute la beauté d’un ouvrage que pour le composer.

358. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 18, reflexions sur les avantages et sur les inconveniens qui resultoient de la déclamation composée des anciens » pp. 309-323

Les spectateurs et les acteurs sont d’autant plus à plaindre aujourd’hui, que les spectateurs sentent aussi-bien les fautes des acteurs que si l’art de la declamation existoit encore tel qu’il étoit aux temps de Quintilien, quoique les acteurs ne puissent plus s’aider de cet art qui est peri. […] Nous ne laissons pas donc de sentir les fautes où tombent nos comediens, quoique nous ne scachions pas l’art qui enseigne à ne les point faire. […] Le compositeur de déclamation le plus exact et le plus intelligent laissoit encore lieu aux bons acteurs de mettre leurs talens en évidence, et de faire sentir, non-seulement dans le geste, mais encore dans la prononciation, leur superiorité sur les acteurs mediocres. […] Le bon acteur qui sent l’esprit de ce qu’il chante, presse ou bien rallentit à propos quelques notes, il emprunte de l’une pour prêter à l’autre, il fait sortir de même ou bien il retient sa voix, il appuïe sur certains endroits, enfin il fait plusieurs choses propres à donner plus d’expression et plus d’agrément à son chant qu’un acteur mediocre ne fait pas ou qu’il fait mal à propos.

359. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre quinzième. »

» Balzac, plus fait pour cet apparat, n’en sentait pas moins sa chaîne. […] Mme de Sévigné avait trop de naturel pour ne pas sentir la gêne de cet usage. […] Il était difficile de ne pas dire un peu plus qu’on ne pensait, et que le cœur même ne parlât pas comme quelqu’un qui se sent écouté. […] Les expressions mêmes de sa tendresse maternelle, par cette variété qui rappelle aux esprits prévenus la diversité laborieuse des formules de politesse dans les lettres de Balzac et de Voiture, ont paru trop sentir l’art pour venir toujours du cœur. […] Ne transigeons pas sur la clarté et la propriété, mais, pour le reste, laissons l’écrivain libre, et n’eût-il point appris la grammaire, s’il sent la langue, il sera toujours correct.

360. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre septième. L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie. »

Tout grand homme se sent providence, parce qu’il sent son propre génie. […] C’est tout ce que vous avez pensé, senti, aimé. […] Avoir trouvé par le raisonnement ou l’expérience, voilà la science ; sentir ou pressentir en s’aidant de l’imagination, c’est la plus haute poésie. […] Pressentiments secrets, malheur senti d’avance. […] Le seul moyen par lequel nous puissions nous arracher un moment à ce inonde, la seule attestation suprême de l’au-delà, c’est encore la douleur et les larmes ; pleurer, n’est-ce pas sentir sa misère et ainsi s’élever au-dessus d’elle ?

361. (1855) Louis David, son école et son temps. Souvenirs pp. -447

Bref, il perdait son temps ; mais il le sentait, et ne cessait de prier son père de lui donner un maître qui lui enseignât l’art du dessin. […] Étienne le sentait, le disait à ses parents en les priant avec plus d’instances que jamais de le mettre sous la direction d’un artiste de talent. […] je le répète, mon cœur le sent vivement, mais il m’est impossible de l’exprimer : mon art ne consiste pas en paroles, mon art est tout en action. […] À peine les premiers troubles de la révolution eurent-ils éclaté, que la différence des opinions politiques se fit sentir entre les deux époux. […] En effet, tandis que la foule le regardait comme arrivé, lui se sentait seulement au point de départ.

362. (1905) Propos littéraires. Troisième série

Nous n’en sentons pas la vertu et la grâce ; nous ne le sentons que quand il est nouveau, de récente création. Nous sentons Passionnelle, de Gyp. […] Flaubert l’a senti. […] C’est un pauvre être moral, très restreint, très débile, si vous voulez, réel pourtant, qui se sentait réel, et qui se sent tué. […] Cela se sent.

363. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre deuxième. Les images — Chapitre premier. Nature et réducteurs de l’image » pp. 75-128

Un gourmand assis devant un bon plat, dont il respire les émanations et dans lequel il plonge déjà sa fourchette, en sent d’avance le goût exquis, et les papilles de sa langue deviennent humides ; l’image de la saveur attendue équivaut à la sensation de la saveur présente ; la ressemblance va si loin que, dans les deux cas, les glandes salivaires suintent au même degré. […] Beaucoup de gens qui vont subir une opération chirurgicale sentent par avance l’élancement de douleur qui suivra la première entaille, suent et pâlissent à cette seule pensée, parfois aussi fortement que sous la scie et sous le couteau. […] En effet, il reste un caractère qui l’en distingue : nous la reconnaissons promptement comme intérieure ; nous nous disons, du moins au bout d’un instant, que la chose ainsi vue ou sentie n’est qu’un fantôme, que notre ouïe, notre vue, notre goût, notre odorat n’éprouvent aucune sensation réelle. […] De retour, il est fatigué et pourtant ne peut manger, nettoie ses effets ; le soir, il ne sent aucune envie de dormir, et ne se couche qu’à une heure du matin. […] À mon réveil, je me suis senti la tête complètement débarrassée, tout en me rappelant parfaitement ce qui s’était passé.

364. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1872 » pp. 3-70

On sent qu’il est fier d’avoir créé cette cervelle. […] Venise, du premier coup, il la sent : ça va être la ville de sa peinture. […] Il se sent si souffrant, si fatigué, qu’il ne croit pas que ça vaille ce qu’il aurait pu faire. […] On sentait qu’il était destiné à devenir son représentant. […] Sa petite chair rose, quand on la flatte de la main, on la sent heureuse.

365. (1874) Premiers lundis. Tome II « Revue littéraire »

Sous un lourd manteau de rocher, Voilà que chaque dame emprise Se sent à la terre attacher ; Leurs cris d’angoisse terrifient ; Leurs yeux éteints se pétrifient ; On ne voit plus que trois géants   De rocs nus et blancs. […] On sent dans toute cette ballade des traces certaines, énergiques ou gracieuses, d’une antique rédaction : il faut lire la pièce en entier. […] si parfois une femme, Pensive, en les lisant, à la fuite du jour, Sent son œil qui se mouille et son cœur qui s’enflamme   A tes récits d’amour ; Si, parmi les amis qu’a chéris ton enfance, Un seul peut-être, un seul qui t’aurait oublié, Y trouve avec bonheur quelque ressouvenance   D’une ancienne amitié ; Ou, si d’enfants chéris une troupe rieuse Qu’amusent tes récits, que charment tes accents, En t’écoutant, devient meilleure et plus joyeuse,   Et t’aime pour tes chants : Ce rêve est assez beau pour enivrer ton âme !

366. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préface de « Marie Tudor » (1833) »

Il l’a déjà dit ailleurs, le drame comme il le sent, le drame comme il voudrait le voir créer par un homme de génie, le drame selon le dix-neuvième siècle, ce n’est pas la tragi-comédie hautaine, démesurée, espagnole et sublime de Corneille ; ce n’est pas la tragédie abstraite, amoureuse, idéale et divinement élégiaque de Racine ; ce n’est pas la comédie profonde, sagace, pénétrante, mais trop impitoyablement ironique, de Molière ; ce n’est pas la tragédie à intention philosophique de Voltaire ; ce n’est pas la comédie à action révolutionnaire de Beaumarchais ; ce n’est pas plus que tout cela, mais c’est tout cela à la fois ; ou, pour mieux dire, ce n’est rien de tout cela. […] S’il y avait un homme aujourd’hui qui pût réaliser le drame comme nous le comprenons, ce drame, ce serait le cœur humain, la tête humaine, la passion humaine, la volonté humaine ; ce serait le passé ressuscité au profit du présent ; ce serait l’histoire que nos pères ont faite confrontée avec l’histoire que nous faisons ; ce serait le mélange sur la scène de tout ce qui est mêlé dans la vie ; ce serait une émeute là et une causerie d’amour ici, et dans la causerie d’amour une leçon pour le peuple, et dans l’émeute un cri pour le cœur ; ce serait le rire ; ce serait les larmes ; ce serait le bien, le mal, le haut, le bas, la fatalité, la providence, le génie, le hasard, la société, le monde, la nature, la vie ; et au-dessus de tout cela on sentirait planer quelque chose de grand ! […] En présence de cette foule, il sent la responsabilité qui pèse sur lui, et il l’accepte avec calme.

367. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Carle Vanloo » pp. 183-186

avec un peu de délicatesse le peintre eût senti qu’elle manquait son but, si je le devine. […] Cela sent la palette. […] Un peintre sent un vide dans sa composition.

368. (1912) Chateaubriand pp. 1-344

Il nous a légué des façons de sentir où nous trouvons encore des délices. […] Je sais parfaitement ce que c’est que la foi, par ce que je sentis alors. […] On sent que Chateaubriand a connu les manuscrits d’André Chénier. […] Dès qu’il arrive à la Terre-Sainte, il a beau se battre les flancs, il ne sent rien. […] Non, il ne sent rien.

369. (1894) Les maîtres de l’histoire : Renan, Taine, Michelet pp. -312

On sentait en lui un observateur et un juge. […] Il sentit ce qu’il valait, prit foi en lui-même. […] D’autres savent et affirment, lui il voit et il sent. […] Il était un causeur incomparable, et l’on sentait en lui, sans qu’il cherchât à le faire sentir, ce je ne sais quoi de divin qui fait l’homme de génie. […] C’était tout intime, on sentait Dieu à portée.

370. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Molière »

Rien de méticuleux en lui et qui sente l’auteur de cabinet. […] Riccoboni a eu le bon esprit de sentir que le génie de Molière ne souffrait pas de ces nombreux butins. […] C’est ce que n’ont pas senti beaucoup d’esprits de goût, Voltaire, Vauvenargues et autres, dans l’appréciation de ce qu’on a appelé les dernières farces de Molière. […] C’est la différence d’Onuphre à Tartufe ; La Bruyère qui critique Molière ne la sentait pas. […] Ce que Tieck a dit là si ingénieusement des visages, il le veut dire surtout, on le sent, de l’intérieur des génies16.

371. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE CHARRIÈRE » pp. 411-457

Je souhaite que ma cousine sente cette autre chose, ou qu’elle ne sente point d’effroi. […] Et d’après ses discours, je me répondis : C’est le droit de chasser. » Il me semble qu’on commence à la connaître ; voilà son esprit qui se dessine, mais son cœur… Elle le mit à la raison autant qu’elle put, et, impétueux qu’elle le sentait, travailla de bien bonne heure à le contenir. […] Le bien, c’est qu’il n’y a pas eu ici ombre de système, rien qui sente l’auteur ; rien même qui sente le peintre : ce délicieux Terburg est venu sans qu’il y ait eu de pinceau. […] Beautés frappantes et aimables de la nature, tous les jours mes yeux vous admirent, tous les jours vous vous faites sentir à mon cœur !  […] L’inconvénient du manque d’art, et aussi (Caliste à part) du manque de succès central, s’y fait sentir.

372. (1858) Cours familier de littérature. V « XXIXe entretien. La musique de Mozart » pp. 281-360

Pour bien vous faire comprendre et sentir la musique, il fallait vous la personnifier dans une incarnation qui la fît vivre, sentir, palpiter, chanter et mourir pour ainsi dire sous vos yeux. […] Nous savons seulement que la parole nous fait penser et que la musique nous fait sentir. […] On ne sent pas la mort quand on meurt à ces accents : le dernier soupir s’exhale au rythme des instruments. […] Je sentais, pour ainsi dire, que nous avions été trop heureux pendant quinze jours. […] On sent cette verve musicale, cette ivresse de la vie jusque dans les oiseaux chantants.

373. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « MME DESBORDES-VALMORE. » pp. 124-157

Ce furent d’abord quelques romances, quelques idylles, assez dans le goût de Léonard et de Berquin, mais plus neuves et plus senties. […] A la différence de sa mère qui se prodiguait à tous et dont toutes les heures étaient envahies, elle sentait le besoin de se recueillir et de se réserver. […] Tu sentiras aussi par degrés toutes les fougues de ton cœur d’homme s’apaiser devant cet immense amour qui purifie tous les autres, et tu seras comme un enfant qu’une fleur contente et rend riche. […] Elle avait, en un mot, le catholicisme individuel ; elle croyait au divin crucifié, à sa mère, à l’efficacité de son intervention, mais d’un élan direct et sans se sentir le besoin d’aucun intermédiaire auprès d’eux. — Je donnerai quelques passages encore de ses lettres d’après 1848 ; celles-ci sont adressées à ses parents de Rouen. […] Ce bon rêve résume ce que j’ai senti bien des fois en ma vie, qu’il n’y a rien de pareil ni de comparable à une amitié de sœur… « Je n’entends pas parler de tes fils plus que toi, et je te plains dans tes tristesses de mère.

374. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXVIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 385-448

Je devins pierre comme la statue de la femme de Noé quand, au lieu de tomber sur ses belles tresses de soie blonde qui partaient du faîte de son front et qui se déroulaient jusque sur ses deux épaules, je sentis sous ma main une tête toute ronde et tout frais tondue, qui cherchait à se dérober à mon attouchement comme quelqu’un qui a honte et qui baisse le visage ; je crus rêver. […] Je sentis que mon cœur s’en allait tout entier avec lui et que la chaîne de fer qui lui garrottait les membres me tirait en bas aussi fort que si j’en avais été garrottée moi-même. Ce ne fut point une illusion, monsieur, je le sentis comme je vous vois ; ce fut comme un poids qui fait, bon gré mal gré, trébucher une balance. […] et que je sentais mon pauvre cœur devenir petit dans ma poitrine ! […] monsieur, ce fut pourtant le premier air que je me sentis inspirée de jouer devant la Madone du pont ; jamais les sons de la zampogne ne m’avaient paru avoir une telle expression sous les doigts de mon père, de mon oncle, d’Hyeronimo, de moi-même, ni de personne ; il me semblait que ce n’était pas moi qui jouais, mais qu’un esprit du ciel, caché dans l’outre, soufflait les notes et remuait les doigts sur le roseau à sept trous du chalumeau.

375. (1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLXIIe entretien. Chateaubriand, (suite.) »

Je ne pus croire que ce corps inanimé était en moi l’auteur de la pensée ; je sentis qu’elle me devait venir d’une autre source ; et, dans une sainte douleur qui approchait de la joie, j’espérai me rejoindre un jour à l’esprit de mon père. […] qui n’a senti quelquefois le besoin de se régénérer, de se rajeunir aux eaux du torrent, de retremper son âme à la fontaine de vie ? […] Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d’une lave ardente ; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. […] C’était la dernière planche sur laquelle j’avais espéré me sauver, et je la sentais encore s’enfoncer dans l’abîme ! […] Rien ne me pressait ; je ne fixai point le moment du départ, afin de savourer à longs traits les derniers moments de l’existence, et de recueillir toutes mes forces, à l’exemple d’un ancien, pour sentir mon âme s’échapper.

376. (1894) Propos de littérature « Chapitre IV » pp. 69-110

On y sent les inflexions de la voix suivre chaque mouvement de l’idée, en gardant une couleur sonore assez continue selon l’objet de cette idée. […] Enfin l’on a senti l’influence de Wagner qui, développant le récit beethovénien, supprime la carrure de la phrase au profit d’un rythme large et continu et, devancé en cela par les Romantiques, comme on l’a vu, juxtapose parfois des mesures aux nombres divers. […] Ses vers polymorphes ne le sont pas assez ; on ne sent pas en eux cette impulsion ingénue que M.  […] On y sentira un certain manque de force propulsive, qui procède plutôt de quelque inertie dans le rythme que des syntaxes bistournées et embarrassées auxquelles M. de Régnier se complaît trop souvent. […] Mais en une phrase ainsi déchiquetée, il est difficile de faire sentir un rythme de quelque force et d’une allure continue.

377. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre cinquième »

Seul, dans une chambre écartée, enveloppé d’un nuage de tabac, sans livres ni papier devant lui, il composait de mémoire des pièces qui se sentaient de ses lectures. […] On n’y sent pas la vérité historique. […] Il y a dans tout cela, malgré un esprit infini, je ne sais quoi qui sent la tragédie de collège. […] Rarement il nous élève à cette hauteur d’où nous contemplons les choses humaines d’un regard qu’elles ne troublent pas, et où nous pouvons les sentir sans en être agités. […] Cet amour se sent jusque dans les fautes du roi, jusque dans les plus faibles pièces du poète.

378. (1856) Cours familier de littérature. I « Digression » pp. 98-160

Il faut sentir l’âme, la passion ou la douleur à travers la peau. […] Mes yeux entrevoyaient la gloire sans effroi ; D’un orgueil inconnu je me sentais saisie. […] Si l’on marche, l’on sent, sous la terre endormies, Des générations d’immobiles momies. […] La jeune femme poète sentit dans son bonheur obscur le contrecoup de la chute des rois. […] Ces royautés d’esprit, cachées sous les plus humbles costumes, semblaient, devant cette mourante, oublier leurs talents et ne sentir que leur âme.

379. (1828) Préface des Études françaises et étrangères pp. -

Alfred de Vigny, un des premiers, a senti que la vieille épopée était devenue presqu’impossible en vers, et principalement en vers français, avec tout l’attirail du merveilleux ; il a senti que les Martyrs sont la seule épopée qui puisse être lue de nos jours, parce qu’elle est en prose, et surtout en prose de M. de Chateaubriand ; et à l’exemple de lord Byron, il a su renfermer la poésie épique dans des compositions d’une moyenne étendue et toutes inventées ; il a su être grand sans être long. […] Bans notre pays, on comprend beaucoup plus et beaucoup mieux qu’on ne sent. […] Nous venons à une époque où le besoin de vérité en tout, est universellement senti, et en cela les poètes actuels sont plus heureux que leurs prédécesseurs. […] Ceux qui ne comprennent pas d’autre mélodie que celle des vers de Racine, ne sont pas capables même de sentir les beautés de ce grand poète. […] Comment ne sent-on pas que le rhythme continue sous ce désordre apparent et qu’il n’y manque rien que la monotonie !

380. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville »

Vous sentez bien que, pour que le Gouvernement français nous ait chargés de visiter les prisons d’Amérique, il faut que nous soyons des hommes de la première volée. […] Je ne sais rien de mieux présenté et de plus touchant, en ce genre de tableau raisonné et senti, que la scène d’émigration dont il fut témoin à Memphis dans l’État de Tennessee, sur les bords du Mississipi. […] « Il y avait dans l’ensemble de ce spectacle un air de ruine et de destruction, quelque chose qui sentait un adieu final et sans retour ; on ne pouvait y assister sans avoir le cœur serré. […] Que celui qui, comme notre bon ami, n’a vécu que pour bien faire, subisse le même sort que les plus grands criminels, voilà contre quoi ma raison et mon cœur se soulèvent avec une violence que je n’avais jamais sentie. […] La Correspondance fait bien sentir le rapport légèrement inégal de ces deux esprits, somme toute, si éminents.

381. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. DE BALZAC (La Recherche de l’Absolu.) » pp. 327-357

On sent l’homme qui a écrit trente volumes avant d’acquérir une manière ; quand on a été si long à la trouver, on n’est pas bien certain de la garder toujours. […] Plus il sent le prix du bonheur, moins il croit que sa maîtresse puisse le lui facilement accorder ; d’ailleurs, peut-être se livre-t-il trop entièrement à son plaisir, et craint-il de n’en point donner. […] Combien de lectrices, en lisant ce portrait, se sentent tout bas flattées et comme magnétisées par l’auteur109 ! […] Je sentis la nécessité de me faire violence et de prendre beaucoup d’exercice en me promenant à la campagne, ce que je fis pendant huit jours consécutifs. […] Enfin je parvins à me calmer, et à sentir combien je m’exposerais en faisant de pareilles démarches.

382. (1858) Cours familier de littérature. V « XXVIIIe entretien. Poésie sacrée. David, berger et roi » pp. 225-279

L’esprit, l’imagination, le génie même (si le génie n’est pas de l’âme) n’y peuvent rien ; l’âme seule fait vivre, parce que seule elle fait sentir. […] On y sent la sincérité de la douleur et le remords du patriotisme, au milieu des nations étrangères qui se réjouissent de leur victoire sur son pays. […] S’il y a écho dans nos oreilles, il y en a un également dans nos pensées ; l’esprit de l’homme aime à se répéter deux fois ce qu’il pense et ce qu’il sent, comme pour s’affirmer davantage à lui-même ce qu’il a pensé ou ce qu’il a senti, et comme pour jouir ainsi deux fois de sa propre faculté de penser et de sentir. […] On sent l’art partout sous l’inspiration, dès le début de ses plus belles odes. […] On sent le génie sublime, mais le génie attelé au char olympique et soumis au frein de l’or ou de la vanité poétique.

383. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Francisque Sarcey »

Les dégoûtés en diront tout ce qu’ils voudront : il n’est pas un article de Sarcey où Sarcey ne soit reconnaissable à l’accent, je dirai presque au geste, et qui ne sente en plein son Sarcey. […] » Je dirais volontiers avec Philaminte : Sentez-vous comme moi la saveur de cet « Allons, tant mieux » ? […] Un lecteur raisonne, la foule sent. […] S’il n’oblige pas le poète à louer ou à flétrir directement les bons ou les méchants, il lui demande au moins de faire bien sentir qu’il les distingue : il ne lui permet pas l’indifférence complète. […] Ce n’est que plus tard, en y réfléchissant, que j’ai senti l’impertinence de mon désir.

384. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre neuvième »

Nous nous flattons de sentir l’unité de l’Etat dans la multiplicité des fonctions sociales. […] Voltaire a pourtant parlé de « la gravité chrétienne » au dix-septième siècle ; il a su la voir ; il ne l’a pas sentie. […] Il n’y sent pas la vie, car était-ce vivre que d’être au monde avant l’invention des carrosses à glaces ? […] Voltaire y réussit, et sa vertu ne sent pas la peine. […] Les genres sont sentis plutôt que définis, et leurs limites plutôt indiquées comme des convenances de l’esprit humain que jetées en travers des auteurs comme des barrières.

385. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Madame de Pompadour. Mémoires de Mme Du Hausset, sa femme de chambre. (Collection Didot.) » pp. 486-511

Mme de Châteauroux, sa maîtresse d’alors, avait du cœur ; elle sentit l’inspiration généreuse et la communiqua. […] Ainsi la jeune Pompadour fit son entrée à Versailles à titre de beauté sage, dont le cœur s’était senti pris uniquement pour un héros fidèle. […] Il semble que la nation elle-même l’ait senti, qu’elle ait senti surtout qu’après cette brillante favorite on allait tomber bien bas ; car, lorsqu’elle mourut à Versailles, le 15 avril 1764, le regret de cette population de Paris qui l’aurait lapidée quelques années auparavant, fut universel. […] La manufacture de Sèvres lui doit beaucoup ; elle la protégea activement ; elle y conduisait souvent le roi qui, cette fois, sentait l’importance d’un art auquel il devait de magnifiques services de table, dignes d’être offerts en cadeau aux souverains. […] Elle sentait qu’elle n’était pour lui qu’une habitude et pas autre chose.

386. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « L’abbé de Bernis. » pp. 1-22

Celui-ci entre avec lui dans tous les détails de sa vie d’ambassade : « Ma maison est décente, bien meublée ; on n’y voit rien qui sente le cadet de Gascogne. […] En même temps qu’on y sent chez Duverney la grandeur d’âme accompagnée de bonté et même de bonhomie, le caractère modéré, noble, humain et assez élevé de Bernis s’y dessine naturellement ; son esprit y laisse échapper des nuances et des aperçus qui ont de la finesse. […] Il sentait bien que ses amis de Versailles ne l’y laisseraient pas éternellement ; il avait l’espérance vague, mais certaine, d’un futur retour : « Ma plus grande peine n’est donc que d’aspirer à être utile, d’en ouvrir modestement les voies, et d’être toujours renvoyé à l’inaction et à l’inutilité : voilà pour le moral. » Au physique, sa santé s’altérait faute d’exercice ; son embonpoint augmentait, la goutte se portait aux genoux. […] Frédéric, adversaire équitable, le confirme dans son Histoire : il ne reproche à Bernis que de s’être prêté à des vues dont il sentait jusqu’à un certain point l’imprudence, et qu’il s’efforça ensuite, mais en vain, de modérer : Tant qu’il s’agissait d’établir sa fortune, écrit l’historien-roi, toutes les voies lui furent égales pour y parvenir ; mais aussitôt qu’il se vit établi, il songea à se maintenir dans ses emplois en se conduisant par des principes moins variables et plus conformes aux intérêts permanents de l’État. […] On ne veut pas sentir que tout dépend de l’exécution, et qu’il est insoutenable d’être chargé du plan sans avoir le droit de veiller à l’exécution et de la conduire.

387. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Roederer. — I. » pp. 325-345

C’est, on le voit, un Français qui n’est pas tout à fait du Centre ni de l’Île-de-France, mais qui se sent des frontières et qui a ses origines et ses alliances du côté des Villes libres. […] Destiné par son père à être avocat, il résistait et se sentait contre cette profession si honorée une aversion profonde. […] Ses études approfondies en économie politique et en finances lui montraient de ce côté un noble but qu’il se sentait capable d’atteindre. […] L’amitlé, au défaut de la justice, aurait dû retenir M. de Mirabeau lorsqu’il s’est senti entraîné à employer un moyen que nous avons souvent blâmé d’un commun accord, d’un moyen dont M. de Mirabeau lui-même a manqué d’être la victime, celui d’attirer les orages sur la tête des personnes qui ont une opinion particulière. L’amitié aurait dû lui faire sentir que sa phrase était à la fois une dénonciation et une calomnie pour M. 

388. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Nouvelles lettres de Madame, mère du Régent, traduites par M. G. Brunet. — I. » pp. 41-61

Personne mieux que moi ne peut comprendre, ma chère Louise, ce que vous avez dû sentir à Heidelberg ; je ne peux pas y songer sans la plus vive émotion ; mais je ne veux pas en parler ce soir, cela me rend trop triste et m’empêcherait de dormir. […] Mme de Sévigné se trompe : Madame n’était nullement étonnée de sa grandeur ; elle se sentait faite pour ce haut rang d’épouse de Monsieur, elle se fût sentie à sa place plus haut encore ; mais Mme de Sévigné, qui se promenait pourtant si volontiers dans ses bois de Livry ou dans son parc des Rochers, ne devinait pas la jeune fille fière, brusque et sauvage, qui avait mangé avec délices son morceau de pain et ses cerises cueillies à l’arbre, à cinq heures du matin, sur les hauteurs de Heidelberg. […] Quand j’y songe, les larmes me viennent aux yeux, et je suis toute triste. » Elle regrette de voir pourtant des tracasseries ou des persécutions religieuses introduites dans le pays, et de se sentir impuissante à intervenir pour protéger ceux qu’on tourmente. […] De secrets rapports font les nobles attachements d’estime et de respect ; et les grandes âmes, quoique les traits de leur grandeur soient différents, se sentent et se ressemblent. […] Madame, princesse et de maison souveraine avant tout, et qui, au milieu de toutes ses qualités humaines et de ses débonnairetés, n’oubliait jamais les devoirs de la naissance et de la grandeur ; elle de qui l’on a dit : « Jamais grand ne connut mieux ses droits, ni ne les fit mieux sentir aux autres » ; Madame n’avait rien tant en horreur et en mépris que les mésalliances ; la galerie de Versailles a retenti longtemps du soufflet sonore qu’elle appliqua à son fils le jour où celui-ci, ayant consenti à épouser la fille naturelle de Louis XIV, s’approchait de sa mère, selon son usage, pour lui baiser la main.

389. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Une petite guerre sur la tombe de Voitture, (pour faire suite à l’article précédent) » pp. 210-230

Balzac et Voiture, qu’on voit de loin comme deux rivaux, observèrent très bien entre eux tous les égards que se doivent des hommes en renom qui courent à peu près la même carrière ; ils eurent le bon esprit de sentir qu’ils ne visaient pas précisément à la même louange. […] Dès que sa goutte était passée, son cerveau lui paraissait, dit-on, plus dégagé qu’auparavant, son imagination plus nette et plus pure ; il se sentait alors plus en train d’étudier, et singulièrement démangé de l’envie de produire et de mettre en œuvre toutes les belles matières qu’il avait amassées. […] Le grand homme raillé était assez vain pour ne sentir qu’à demi le vinaigre dans l’encens. […] Il se sentait plus chargé de la plupart des louanges qu’il ne s’en trouvait honoré, et pour les lui rendre agréables on était contraint de les déguiser avec adresse, et il y fallait bien de l’artifice et de la façon ; mais il n’en fallait point pour le reprendre, et rien ne fut jamais mieux reçu que les avis qui lui venaient des personnes intelligentes. […] Je n’ai voulu ici que faire sentir ce qu’il y avait eu pourtant de judicieux de part et d’autre et d’assez piquant au début de la controverse, avant les gros mots et les avanies.

390. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Madame Swetchine. Sa vie et ses œuvres, publiées par M. de Falloux. »

Elle a de bonne heure fait le plus sensible des sacrifices pour une femme, surtout pour une femme qui a su et senti ce que c’est que l’amour : elle s’est dit : « Une femme qui n’a point été jolie n’a pas été jeune. » Et elle a sacrifié sa jeunesse, elle s’est jetée à corps perdu du côté de Dieu : « A l’âge de dix-neuf ans, je me jetai entre les bras de Dieu avec une passion telle, que je ne puis rien comparer de ce que j’ai éprouvé à sa vivacité. […] Ce fut une grâce… » Elle disait encore, en parlant de cet entier abandon de son être au sein de Dieu : « Ces sentiments, chère amie, sont de très ancienne date : le premier germe en a été conçu dans un temps où l’air était encore embaumé, les objets à l’entour resplendissants de beauté et de fraîcheur, et où mon cœur, quoique troublé par des peines, sentait encore parfois son existence avec enivrement. » Pour le philosophe et l’observateur, qui ne donne dans le surnaturel qu’à son corps défendant, il n’y a pas tant à s’étonner de cette subtilisation, de cette sublimation (pour parler comme en chimie) de tous les sentiments. […] — Qu’est-ce surtout, si derrière la porte, à deux pas de là, vous sentez un oratoire où la pieuse femme est allée s’édifier et se prémunir avant de vous recevoir, et où elle rentrera bientôt pour se réédifier encore ! […] Le salon de Mme Récamier, infiniment plus facile, plus agréable, se ressentait quelque peu du boudoir où avait trôné si longtemps la belle Juliette ; un parfum d’élégance s’y respirait ; on devinait dès l’entrée, à de certains arrangements discrets et à de certains demi-jours, la ci-devant jolie femme : chez l’autre on sentait trop celle qui ne l’avait jamais été. […] « Rien ne fait échapper à la colère, disait-elle vers ce temps à une spirituelle amie, comme un profond sentiment de l’infirmité humaine. » Je ne sais rien qui lui fasse plus d’honneur, dans tout ce que ses amis nous ont transmis d’elle, que sa manière de sentir et de juger en ces années-là.

391. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Dominique par M. Eugène Fromentin (suite et fin.) »

qui me fera penser et parler d’honnêtes gens, des natures non gâtées, comme elles ont l’habitude de sentir et comme elles s’expriment ? […] Tout au plus, de temps en temps, un souvenir, un regret vague, le besoin qu’on pouvait avoir l’un de l’autre, s’était fait sentir confusément et sans qu’on s’en rendît bien compte ; le résultat seul nous en avertit. […] Au premier abord, cette disproportion ne se fait pas encore sentir : « Elle sortait du couvent ; elle en gardait la tenue comprimée, les gaucheries de geste, l’embarras d’elle-même ; elle en portait la livrée modeste ; elle usait encore, au moment dont je vous parle (c’est Dominique qui raconte), une série de robes tristes, étroites, montantes, limées au corsage par le frottement des pupitres, et fripées aux genoux par les génuflexions sur le pavé de la chapelle. Blanche, elle avait des froideurs de teint qui sentaient la vie à l’ombre et l’absence totale d’émotions, des yeux qui s’ouvraient mal comme au sortir du sommeil ; ni grande, ni petite, ni maigre, ni grasse, avec une taille indécise qui avait besoin de se définir et de se former : on la disait déjà fort jolie, et je le répétais volontiers, sans y prendre garde et sans y croire. » Patience ! […] Voilà des descriptions comme les amoureux les savent faire ; ils ne disent que ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont senti, — l’impression pénétrante.

392. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Adrienne Le Couvreur. » pp. 199-220

Le scandale public causé par le refus de sépulture dont elle fut l’objet, l’explication tragique et l’affreux soupçon qui ont couru au sujet de sa mort, ont répandu sur sa fin un intérêt mystérieux et ont fait d’elle une victime qu’on se sent d’abord disposé à aimer et à venger. […] « Elle avait l’art de se pénétrer au degré qu’il fallait pour exprimer les grandes passions et les faire sentir dans toute leur force. » On a dit de Mlle Champmeslé qu’elle avait la voix des plus sonores, et que lorsqu’elle déclamait, si l’on avait ouvert la loge du fond de la salle, sa voix aurait été entendue dans le café Procope. […] Le goût particulier à Mlle Le Couvreur se fait jour à son insu dans ce portrait, et l’on sent quelles qualités, avant tout, elle prise et elle désire chez les hommes de son intimité. […] Quand les grâces s’y joignent, je sais les sentir, la nature m’ayant, donné un instinct admirable pour les démêler. […] Bien certainement la grande actrice dans laquelle on a personnifié Mlle Le Couvreur, en récitant certains passages qui ont si peu leur application aujourd’hui, le sentait avec ce tact parfait qui la distingue, et se le disait bien mieux que moi.

393. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) «  Mémoires et correspondance de Mme d’Épinay .  » pp. 187-207

Je me sentais de la pesanteur, de l’ennui ; je bâillais à tout instant, et, craignant qu’elle n’imaginât que sa présence me gênait ou m’était désagréable, je feignis d’avoir envie de dormir, espérant à la fin faire passer cette disposition. Mais point : elle ne fit qu’augmenter ; la tristesse s’empara de moi, et je me sentais le besoin de dire que j’étais triste. […] On sent, en lisant Grimm, un esprit supérieur à son objet, et qui ne sépare jamais la littérature de l’observation du monde et de la vie. […] Elle eut le bon esprit aussitôt de l’apprécier par ce mérite essentiel, et de sentir l’ami sérieux qui lui venait. […] Toutefois, à partir d’une certaine heure, il se trouva insensiblement plus pris par la littérature, par les travaux et par les devoirs que lui imposaient des obligations honorables, et par l’ambition naturelle à l’âge mûr ; cet homme judicieux sentait qu’il fallait se donner de nouveaux motifs de vivre à mesure qu’on perdait de la jeunesse.

394. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres de lord Chesterfield à son fils. Édition revue par M. Amédée Renée. (1842.) » pp. 226-246

On sent là l’esprit moqueur, satirique et un peu insolent, qui fait sa pointe une première fois à nos dépens ; il rendra justice plus tard à nos qualités sérieuses. […] Il n’avait pas été long à sentir ce qui manquait à cet enfant qu’il voulait former, et dont il avait fait l’occupation et le but de sa vie : En scrutant à fond votre personne, lui disait-il, je n’ai, Dieu merci, découvert jusqu’ici aucun vice du cœur ni aucune faiblesse de la tête ; mais j’ai découvert de la paresse, de l’inattention et de l’indifférence, défauts qui ne sont pardonnables que dans les personnes âgées, qui, sur le déclin de leur vie, quand la santé et la vivacité tombent, ont une espèce de droit à cette sorte de tranquillité. […] Mais ne sentez-vous pas que c’est là ce qu’il y avait de désespérant ? […] Lord Chesterfield a bien senti le sérieux de la France et tout ce que le xviiie  siècle portait en lui de fécond et de redoutable. […] Il n’entreprit point de longs ouvrages, pour lesquels il se sentait trop fatigué, mais il envoyait quelquefois d’agréables essais à une publication périodique, Le Monde.

395. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Procès de Jeanne d’arc, publiés pour la première fois par M. J. Quicherat. (6 vol. in-8º.) » pp. 399-420

Ce n’est pas le moment de venir faire de la morale à Voltaire pour un tort si universellement senti, et dont lui-même aujourd’hui aurait honte. […] Mais ne sentez-vous pas d’abord combien ce passage de Jeanne fut rapide, et que sa vie ne fut qu’un éclair, comme il arrive presque toujours de ces merveilleuses et lumineuses destinées ? […] Les témoins, les contemporains l’ont bien senti après sa mort. […] Quand j’ai insisté sur le côté énergique et un peu rude de la noble bergère, loin de moi l’idée de lui refuser le don de douceur, douceur qui n’en était que plus réelle et sentie pour ne pas être excessive ! […] Elle se fût sentie de force à commander aux gens d’Église et aux prêtres, à les redresser et à les remettre dans leur chemin, tout comme elle y remettait les princes, chevaliers et capitaines.

396. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Les Mémoires de Saint-Simon. » pp. 270-292

Et, en effet, la plupart des personnages qui ont cette gravité apparente redoutent à bon droit la familiarité ; ils craignent, en se laissant approcher de trop près, qu’on ne les tâte, pour ainsi dire, au défaut de la cuirasse, et qu’on ne sente par où ils fléchissent. […] Il a beau être passionné, il sent bien à quel point la charité peut sembler incompatible avec la vue réelle et l’exposé inexorable de la nature humaine et des choses de l’histoire envisagées, comme il fait, par le revers de la tapisserie : « Une innocente ignorance, se demande-t-il, n’est-elle pas préférable à une instruction si éloignée de la charité ?  […] La vérité, s’écrie-t-il, il l’a eue en vue jusqu’à lui sacrifier toutes choses : « C’est même cet amour de la vérité qui a le plus nui à ma fortune ; je l’ai senti souvent, mais j’ai préféré la vérité à tout, et je n’ai pu me ployer à aucun déguisement ; je puis dire encore que je l’ai chérie jusque contre moi-même. » Pourtant, s’il redresse si haut la tête sur ce chapitre de la vérité, il convient que l’impartialité n’a pas été son fait ; il sent trop vivement pour cela : On est charmé, dit-il, des gens droits et vrais ; on est irrité contre les fripons dont les cours fourmillent ; on l’est encore plus contre ceux dont on a reçu du mal. […] Les pages où il nous montre ce vieillard, fidèle jusqu’au bout à la mémoire de Louis XIII, ne manquant jamais tous les ans d’aller au service funèbre du feu roi, à Saint-Denis, le 14 de mai, et s’indignant vers la fin d’y être tout seul ; ces pages respirent une véritable éloquence de cœur et sentent la magnanimité de race. […] Il le sent, et il en demande excuse tout à la fin : « Je ne fus jamais un sujet académique, dit-il, je n’ai pu me défaire d’écrire rapidement. » S’il avait voulu retoucher et corriger, il aurait gâté et estropié son œuvre ; il a bien fait de la laisser telle, vaste, mouvante, et un peu exorbitante en bien des points.

397. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Notice historique sur M. Raynouard, par M. Walckenaer. » pp. 1-22

Raynouard, quelques-uns des traits essentiels de sa personne, et à faire sentir, s’il se peut, le grain de son originalité. […] En relisant aujourd’hui cette pièce, on se demande à quoi a tenu un tel succès, et on sent le besoin de se l’expliquer. […] On sent trop dans ce premier discours académique, comme plus tard dans les rapports que fera Raynouard en qualité de secrétaire perpétuel, les anciennes habitudes d’avocat consultant et de palais. […] Raynouard était réel en partie, mais sec et borné : il eut le bon sens de le sentir. […] On souriait du bonhomme Raynouard, mais on sentait la nature énergique en lui, on le reconnaissait pour maître et on l’aimait.

398. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Marivaux. — II. (Fin.) » pp. 364-380

Elle n’y est pas plus tôt qu’elle sent avec quelles gens on la fait dîner : « J’étais née, dit-elle, pour avoir du goût » ; et elle entre à l’instant dans ce cercle d’élite comme dans sa sphère. […] Ils ne disaient rien que de juste et que de convenable, rien qui ne fût d’un commerce doux, facile et gai… Je sentis même une chose qui m’était fort commode, c’est que leur bon esprit suppléait aux tournures obscures et maladroites du mien ; ce que je ne disais qu’imparfaitement, ils achevaient de le penser et de l’exprimer pour moi sans qu’ils y prissent garde, et puis ils m’en donnaient tout l’honneur. […] Je n’ai pas à continuer l’analyse du roman de Marianne : c’est un de ces livres que le lecteur, pas plus que l’auteur, n’est pressé d’achever ; il s’y sent un manque de passion qui désintéresse au fond et qui refroidit. […] Remarquez ce joli mot désœuvrées de la part d’une amante blessée au cœur, et qui, même en se ressouvenant après des années, devrait sentir se rouvrir sa plaie vive. […] Marivaux avait dans l’esprit, on l’a vu, un coin de sérieux qui eût mérité de trouver grâce auprès des vrais et modestes philosophes, et que d’Alembert du moins a senti.

399. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Essais de politique et de littérature. Par M. Prevost-Paradol. »

Par cette dernière étude, il achevait de pénétrer dans la familiarité de la langue et de la littérature anglaises ; il se sentait chez lui en Angleterre, et pour quelqu’un qui aspirait à traiter de la politique française, c’était un grand avantage sans doute que cette facilité de comparaison perpétuelle ; mais c’est aussi un péril si l’on y porte une préférence passionnée. […] Mais déjà sa pensée était autre part : il se sentait un peu exilé, même dans cette ville lettrée et bienveillante aux talents ; car rien ne supplée au mouvement et à la vie. […] Son esprit très réel, très vif, était pédantesque, livresque, et sentait quelque peu le collège. […] Prevost-Paradol ne le sent pas du tout. […] que cette disposition sincère, cette vertu d’homme de bonne volonté, se sentirait bien, et que, si elle ne se faisait pas obéir en tout, elle se ferait écouter !

400. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Poésies, par Charles Monselet »

Les Stances, telles quelles, ont une vivacité de ton et d’allure, une familiarité chaude et franche qui sent la saison des amitiés premières. […] Sa prose, on le sent en maint endroit, a touché la rose, je veux dire la poésie. […] Sa vie ne sent en rien l’étude : elle était celle d’un épicurien qui vit sur son fonds de collège, et qui, une fois sorti des nouveautés, n’aime rien tant qu’à faire bombance. […] Il avait tort de le lui marquer : avait-il si tort de le sentir ? […] On sent que Grimod de La Reynière, qui les a inspirées, est, parmi les Pères de la table, aussi supérieur à Brillat-Savarin que Mathurin Régnier l’est à Boileau.

401. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Qu’est-ce qu’un classique ? » pp. 38-55

Ce ne fut qu’après les belles années de Louis XIV que la nation sentit avec tressaillement et orgueil qu’un tel bonheur venait de lui arriver. […] Goethe a encore dit là-dessus le vrai mot quand il a remarqué que Byron, si grand par le jet et la source de la poésie, craignait Shakespeare, plus puissant que lui dans la création et la mise en action des personnages : Il eût bien voulu le renier ; cette élévation si exempte d’égoïsme le gênait ; il sentait qu’il ne pourrait se déployer à l’aise tout auprès. […] Sur la même colline que Virgile, et un peu plus bas, on verrait Xénophon, d’un air simple qui ne sent en rien le capitaine, et qui le fait ressembler plutôt à un prêtre des muses, réunir autour de lui les attiques de toute langue et de tout pays, les Addison, les Pellisson, les Vauvenargues, tous ceux qui sentent le prix d’une persuasion aisée, d’une simplicité exquise et d’une douce négligence mêlée d’ornement. […] Contentons-nous de les sentir, de les pénétrer, de les admirer, et nous, venus si tard, tâchons du moins d’être nous-mêmes. […] Il vient une saison dans la vie, où, tous les voyages étant faits, toutes les expériences achevées, on n’a pas de plus vives jouissances que d’étudier et d’approfondir les choses qu’on sait, de savourer ce qu’on sent, comme de voir et de revoir les gens qu’on aime : pures délices du cœur et du goût dans la maturité.

402. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Ducis. » pp. 456-473

Mais il y a le Ducis homme et caractère, poète au cœur chaud, d’autant plus poète qu’il parle en prose et non en vers, et qu’il a le langage plus naturel, écrivant à ses amis des lettres charmantes, toutes semées de mots simples et grandioses, de pensées qui sentent la Bible, le livre de la Sagesse, et où résonne pourtant comme un lointain grondement du tonnerre tragique. […] J’aime à traverser des abîmes, à franchir des précipices… Je ne sais à quel degré de talent je pourrai m’élever dans mes ouvrages ; mais, si la nature m’a donné une façon particulière de la voir et de la sentir, je tâcherai de la manifester franchement, sans autre poétique que celle de la nature, avec une douceur d’enfant ou une violence de tourbillon. […] Mais ne sentez-vous pas aussitôt comme Ducis, dans cette prose naturelle et sortie du cœur, a le mot large et pittoresque ? […] Dans ces pages de Ducis, on sent comme la saveur de la solitude ; il y avait un idéal de chartreux au fond de l’âme de ce tragique ; il y avait même quelque chose de plus doux : « Vous êtes, écrivait-il à Talma en 1809, vous êtes dans la force de votre âge, de votre talent et de votre gloire. […] Ducis, dans ses dernières années, a fait beaucoup de poésies diverses où il exprime ses prédilections, ses goûts ; il chante le ménage des deux Corneille, il célèbre et paraphrase La Fontaine en des vers qui se sentent de la lecture habituelle et de l’esprit du grand fabuliste.

403. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « L’abbé Barthélemy. — II. (Fin.) » pp. 206-223

) — Mais, là même encore, on sent le thème traité et caressé à tête reposée par une plume habile et polie, plutôt qu’un tableau embrassé par l’imagination, ou vivement saisi d’après nature. […] Chateaubriand, dans son premier et confus ouvrage, dans son Essai sur les révolutions, est parti, en quelque sorte, du Voyage d’Anacharsis, pour les comparaisons continuelles de l’Antiquité avec le monde moderne ; mais, dès les premiers pas qu’il fait sur les traces de son devancier, comme on sent qu’il pénètre bien au-delà ! […] On sent le guide en peine et qui ne s’en tire qu’avec effort : on n’arrive qu’à la fin au pied de l’escalier qui conduit à la citadelle ; on le monte lentement et avec fatigue. […] Je ne veux pas trop presser ses défauts, on les sent trop bien aujourd’hui ; mais il eut, à son moment, sa grâce et son utilité relative. […] Chateaubriand, Paul-Louis Courier et Fauriel nous ont, depuis, suffisamment corrigés de cette Grèce-là, qui se sentait du voisinage de Chanteloup, d’Ermenonville ou de Moulin-Joli.

404. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Victor Hugo, Les Chants du crépuscule (1835) »

Cette forme d’expression pour l’imagination et pour le sentiment, lorsqu’on la possède à un haut degré, est tellement supérieure, d’une supériorité absolue, à l’autre forme, à la prose ; elle est si capable d’immortaliser avec simplicité ce qu’elle enferme, de fixer en quelque sorte l’élancement de l’âme dans une attitude éternelle, qu’à chaque retour d’un grand et vrai talent poétique vers cet idiome natal il y a lieu à une attente empressée de toutes les âmes musicales et harmonieuses, à un joyeux éveil de la critique qui sent l’art, et peut-être, disons-le aussi, au petit dépit mal caché des gens d’esprit qui ne sont que cela. […] À la dixième fois, on la sent mieux encore, et les larmes involontaires qu’elle fait naître recommencent de couler.  […] le solennel et le vrai, le magnifique et le senti. […] Un poëte, qui aurait senti tout à l’heure Anacréon dans la pureté grecque, n’aurait pas ici commis pareille faute. […] car les enfants, comme on sait et comme l’a dit un autre poëte, ont Un gai sommeil qui sent l’aurore Et qui s’enfuit dans un rayon.

405. (1874) Premiers lundis. Tome II « Hippolyte Fortoul. Grandeur de la vie privée. »

On cherche son nom, car il est notablement désigné ; mais on ne le trouve pas ; il n’y a pas en France de telles familles, de telles traditions politiques transmises, suivies et transformées ; cela sent plutôt les grandes famille whigs. […] Tandis que son regard nageait dans l’espace, il sentit une ombre se placer devant son soleil ; aussitôt, sautant sur ses pieds, il s’écria : « — C’est lui !  […] L’auteur, on le conçoit, prend occasion du récit de Simiane pour juger la première moitié du xviiie  siècle et en retracer les principales figures ; aussi, dans le récit de Simiane, sent-on par trop fauteur de nos jours. […] Les amours de Juliette et de Simiane ont du charme, de la vérité, et je n’y vois guère à reprendre que ces visites un peu trop gothiques, et qui sentent l’année 1828, au haut des tours de Notre-Dame. […] La meilleure démonstration serait celle qui transpirerait dans une suite de récits fidèles et de peintures variées ; on oublierait souvent le but, on ne le discuterait jamais ; puis, à un certain moment, comme après un doux et captivant séjour chez, des amis heureux, on se sentirait devenu autre, converti à leur vertueux bonheur et le voulant mériter.

406. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 34, que la réputation d’un systême de philosophie peut être détruite, que celle d’un poëme ne sçauroit l’être » pp. 489-511

Ceux qui parlent d’un poëme, disent ce qu’ils ont eux-mêmes senti en le lisant. […] Il l’a formé sur ce qu’il a senti en lisant, et l’on ne s’abuse point sur les veritez qui tombent sous le sentiment, comme on se trompe sur les veritez où l’on ne sçauroit aller que par voïe du raisonnement. […] Nous sçavons sans méditer, nous sentons le contraire de tout ce que nous dit celui qui veut nous persuader qu’un ouvrage qui nous plaît infiniment, choque toutes les regles établies pour rendre un ouvrage capable de plaire. […] Les hommes naissent convaincus que tout argument qui tend à leur persuader par voïe de raisonnement le contraire de ce qu’ils sentent, ne sçauroit être qu’un sophisme. […] Les beautez qui en font le plus grand mérite, se sentent mieux qu’elles ne se connoissent par la regle et par le compas.

407. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 35, de l’idée que ceux qui n’entendent point les écrits des anciens dans les originaux, s’en doivent former » pp. 512-533

Dès que ceux qui n’entendent pas la langue dont un poëte s’est servi, ne sont point capables de porter par eux-mêmes un jugement sur son mérite et sur la classe dont il est, n’est-il pas plus raisonnable qu’ils adoptent le sentiment de ceux qui l’ont entendu, et de ceux qui l’entendent encore, que d’épouser le sentiment de deux ou trois critiques qui assurent que le poëme ne fait pas sur eux l’impression que tous les autres hommes disent qu’ils sentent en le lisant. […] Or, ces critiques qui disent que les poëmes des anciens ne font pas sur eux l’impression qu’ils font sur le reste des hommes, sont un contre cent mille. écouteroit-on un sophiste qui voudroit prouver que ceux qui sentent du plaisir à boire du vin, ont le goût corrompu, et qui fortifieroit ses raisonnemens par l’exemple de cinq ou six personnes qui ont le vin en horreur. […] Ils auroient peint le plaisir vif que sent un homme pénetré du froid en s’approchant du feu, ou bien le plaisir plus lent, mais plus doux qu’il éprouve en se couvrant d’une fourure. Nous sommes bien plus sensibles à la peinture des plaisirs que nous sentons tous les jours, qu’à la peinture des plaisirs que nous n’avons jamais goûtez, ou que nous avons goûtez rarement, et que nous ne regrettons gueres. […] Les plus capables et les plus laborieux se dégoûtent des efforts infructueux qu’ils tentent pour rendre leurs traductions aussi énergiques que l’original où ils sentent une force et une précision qu’ils ne peuvent venir à bout de mettre dans leur copie.

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