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2380. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — III » pp. 81-102

La morale moyenne de son temps et les usages de la guerre, invoqués à titre de circonstances atténuantes, ne fourniraient que de faibles réponses : il vaut mieux passer condamnation. […] Au milieu de la rigueur nécessaire, il s’y montre assez humain, bon politique, observateur éclairé et curieux des cerveaux en délire, nullement présomptueux : « Quand on a, dit-il, à ramener un peuple qui a la tête renversée, on ne peut répondre de rien que tout ne soit consommé. » Témoin des phénomènes physiologiques les plus bizarres, des tremblements convulsifs des prophètes et prophétesses, il est un de ceux dont la science invoquera un jour le témoignage : J’ai vu dans ce genre des choses que je n’aurais jamais crues si elles ne s’étaient passées sous mes yeux : une ville entière, dont toutes les femmes et les filles, sans exception, paraissaient possédées du diable. […] Plusieurs jours se passèrent en reconnaissances et en escarmouches. […] Nous verrons comme les affaires sérieuses se passeront. » Ces choses sérieuses ne vinrent pas.

2381. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Œuvres françaises de Joachim Du Bellay. [I] »

Agrippa d’Aubigné, Passerai, le satirique Du Lorens, le cardinal Du Perron, par M. de Gaillon ; Nicolas Denisot, par M.  […] Lenient, De la Satire en France ou de la Littérature militante au xvie siècle (1866) ; mais surtout la forme nouvelle de la satire philosophique, politique, morale, y est suivie de près dans les œuvres de Du Bellay, Ronsard, Grévin, Jean de La Taille, Rapin, Passerai, d’Aubigné, jusqu’à Vauquelin de La Fresnaye et Mathurin Régnier. […] Que s’était-il passé, encore une fois, dans notre littérature depuis deux siècles ? […] Voilà une gloire et des services dont la postérité se passerait bien. » Quoi qu’il en soit de ces vues si nettement exprimées et de ce qui peut y entrer de conjectural, l’importance excessive du Roman de la Rose et de toutes les ramifications qu’il engendra est un fait qui domine notre poésie durant ces âges médiocrement poétiques.

2382. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre II. Littérature bourgeoise — Chapitre I. Roman de Renart et Fabliaux »

Et le charme de ces romans de Renart, comme celui des Fables de La Fontaine, consiste dans l’application aisée que l’esprit fait constamment à la vie humaine de ce qui se passe chez les bêtes. […] C’est plaisir d’entendre si justement noter la plainte de dame Pinte la poule, dont cinq frères et quatre sœurs ont passé sous la dent de Renart : même pour cette fois il émane de l’expression tout objective comme une tiède sympathie qui enveloppe, adoucit, allège l’ironie. […] Ce fut au xiie  siècle que de la tradition orale toutes ces histoires commencèrent à passer dans la littérature : elles furent rimées en petits vers de huit syllabes, pour être récitées par les jongleurs. […] Les points extrêmes où nous conduisent toutes ces aventures de bourgeois et de vilains sont à peu près Decize, Avranches, Anvers et Cologne : mais la scène le plus souvent est située quelque part entre Orléans, Rouen, Arras et Troyes, en pleine terre française, champenoise et picarde, dans toutes ces bonnes villes et villages où l’homme ne peut ni se passer de la société de son voisin, ni s’abstenir d’en médire, où, tout aux soucis et aux joies de la vie matérielle, pourvu qu’il ait de bons écus dans sa bourse et de bon vin dans sa cave, l’esprit libre et la langue alerte, il se moque allègrement du reste, qu’il ignore.

2383. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Les poètes décadents » pp. 63-99

Il mettait son orgueil à rester le seul à qui, comme disait Baju, « on ne pourrait jamais reprocher son passé littéraire ». […] Tous les noms d’amis, même les plus étrangers à la littérature, y passaient, à leur grand étonnement. […] Il passa un moment, auprès des foules, pour diriger l’élite de la jeunesse. […] « Adolescence passée à la contemplation de la nature et à rêver.

2384. (1890) L’avenir de la science « II »

Le vrai, c’est qu’avec les éternels principes de sa nature l’homme peut réformer l’édifice politique et social ; il le peut, puisqu’il l’a incontestablement fait, puisqu’il n’est personne qui ne reconnaisse la société actuelle mieux organisée à certains égards que celle du passé. […] Cette tendance à placer l’idéal dans le passé est particulière aux siècles qui reposent sur un dogme inattaqué et traditionnel. Au contraire, les siècles ébranlés et sans doctrine, comme le nôtre, doivent nécessairement en appeler à l’avenir, puisque le passé n’est plus pour eux qu’une erreur. […] La vie n’est pas autre chose : aspiration de l’être à être tout ce qu’il peut être ; tendance à passer de la puissance à l’acte.

2385. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre II »

Ninette Pourquoi ne puis-je voir sans plaisir et sans peine Les baisers du zéphyr trembler sur la fontaine, Et l’ombre des tilleuls passer sur mes bras nus ? […] Le vieux duc, qui n’a pas renoncé à son projet, survient à la traverse, et alors s’engage, entre les deux rivaux, une lutte burlesque et gouailleuse, où l’insolence du chevalier passe vraiment les bornes. […] Imaginez que, d’un acte à l’autre, et sans crier gare, ce Frantz Wagner, qui n’était guère, jusqu’à présent, que le soupirant élégiaque de la Fortune — quelque chose comme une Perrette de ballade rêvant aux veaux d’or qu’elle mènera paître aux sons de sa lyre — imaginez, dis-je, que le voilà pris d’une attaque de vanité foudroyante, et qu’il perd subitement son cœur, sa tête, son bon sens, la mémoire de son passé, de ses affections, des bienfaits reçus, de son amour même. […] Néron — s’il m’est permis de passer du maraud au tyran et des petites maisons de la comédie à la ménagerie de l’histoire — Néron empoisonnera son frère, tuera sa mère, brûlera Rome, mais il jouera de la flûte sur cet amas monstrueux de ruines et de crimes, et le seul remords qu’il éprouvera lorsqu’il saisira, d’une main énervée, l’épée du suicide, ce sera celui de priver le monde d’un virtuose tel que lui : Qualis artifex pereo !

2386. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — II. (Lettres écrites du donjon de Vincennes.) » pp. 29-50

Le Noir, lieutenant général de police, homme bon et humain, touché dès l’abord de la situation de Mirabeau, lui permit de correspondre avec Sophie et avec quelques autres personnes, à la condition que les lettres passeraient par les mains de M.  […] Laissons les folles et échevelées élégies du début ; je passe, je poursuis, et je crois sentir presque à chaque page un orateur étouffé et gémissant : Ô mon amie, comme ton Gabriel est dégradé ! […]  » Le souffle poétique, ce qui est rare chez Mirabeau, semble avoir passé en cet endroit, et en cet autre encore : « Si vous me redonnez la liberté, même restreinte, que je vous demande, la prison m’aura rendu sage ; car le Temps, qui court sur ma tête d’un pied bien moins léger que sur celle des autres hommes, m’a éveillé de mes rêves. » Ailleurs, parlant non plus à son père, mais de son père, il dira par un genre d’image qui rappelle les précédentes : « Il a commencé par vouloir m’asservir, et, ne pouvant y réussir, il a mieux aimé me briser que de me laisser croître auprès de lui, de peur que je n’élevasse ma tête tandis que les années baissent la sienne. » On a refusé l’imagination proprement dite à Mirabeau ; il a certainement l’imagination oratoire, celle qui consiste à évoquer les grands noms historiques, les figures et les groupes célèbres, et à les mettre en scène dans la perspective du moment : mais, dans les passages que je viens de citer, il montre qu’il n’était pas dénué de cette autre imagination plus légère, et qui se sent de la poésie. […] Il est impossible de lui parler raison, prudence, qu’il ne dise cent fois mieux, et tout cela ne passe pas l’épiderme.

2387. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Correspondance entre Mirabeau et le comte de La Marck (1789-1791), recueillie, mise en ordre et publiée par M. Ad. de Bacourt, ancien ambassadeur. » pp. 97-120

M. de La Marck, fils cadet du duc d’Arenberg, avait passé au service de France à dix-sept ans, et y était devenu, à vingt (1773), colonel propriétaire d’un régiment d’infanterie allemande que lui avait laissé son grand-père maternel. […] Mais, à ce dîner, la première impression passée, il fut charmant, séduisant, traitant les plus vastes sujets avec une énergie brillante ; et, sur le chapitre de l’Allemagne en particulier auquel M. de La Marck l’amena, il parla encore mieux qu’il n’en avait écrit. […] — À travers toutes ses déclamations et le mépris qu’il répandait sur les ministres, il se montrait monarchique, et répétait que ce n’était pas sa faute si on le repoussait et si on le forçait, pour sa sûreté personnelle, à se faire le chef du parti populaire : « Le temps est venu, dit-il, où il faut estimer les hommes d’après ce qu’ils portent dans ce petit espace, là, sous le front, entre les deux sourcils. » Ceci se passait à la fin du mois de juin 1789. […] Non pas que, dans sa vie besogneuse depuis sa sortie de Vincennes jusqu’à son entrée aux États généraux, Mirabeau, pour subvenir à ses besoins de tout genre, intellectuels et autres, n’ait eu souvent recours à des expédients dont on aimerait mieux que la fortune l’eût affranchi ; mais, en mainte circonstance notable, manquant de tout, lui homme de puissance et de travail, qui ne pouvait se passer à chaque instant de bien des instruments à son usage, lui qui était naturellement de grande et forte vie (comme disait son père), manquant même d’un écu, réduit à mettre jusqu’à ses habits habillés et ses dentelles en gage, il avait résisté à rien écrire qui ne fût dans sa ligne et dans sa visée politique, à prendre du moins les choses dans leur ensemble.

2388. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame de Lambert et madame Necker. » pp. 217-239

Obligée d’en passer par les habitudes beaucoup plus mélangées du jour et d’ouvrir sa maison à presque tout ce qui était célèbre dans le monde à divers titres, elle y introduisit du moins le plus d’ordre, le plus d’organisation possible ; elle fit elle-même ses choix d’admiration particulière et d’estime : Buffon tint auprès d’elle le même rang à peu près que Fontenelle tenait chez Mme de Lambert. […] Elle veut qu’elle aussi, pour être heureuse, elle apprenne à penser sainement, à penser différemment du peuple sur ce qui s’appelle morale et bonheur de la vie : « J’appelle peuple, ajoute-t-elle, tout ce qui pense bassement et communément : la Cour en est remplie. » Ces réflexions philosophiques, qui, plus tard, passeront aisément à la déclamation et à l’excès, percent déjà à l’état d’analyse très distincte chez Mme de Lambert. […] C’est pour elle avant tout, c’est pour s’aguerrir et se réformer elle-même, qu’elle a écrit ces prudents Avis avant de les faire passer à ses enfants. […] Mme de Lambert aurait bien voulu ravir à celui-ci l’honneur de cet arbitrage, et pouvoir donner chez elle aux deux parties ce fameux dîner de réconciliation, dont un spirituel convive a dit : « On but à la santé d’Homère, et tout se passa bien. » Quand la duchesse du Maine était à Paris, elle venait volontiers aux mardis de Mme de Lambert, et c’était alors un surcroît de frais de bel esprit et un assaut d’inventions galantes.

2389. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Armand Carrel. — II. (Suite.) Janvier 1830-mars 1831. » pp. 105-127

Il justifie ses collaborateurs de la veille d’être entrés d’emblée dans le gouvernement : N’ayant cessé de vouloir, de demander pour la France la royauté consentie et telle qu’elle existe aujourd’hui, il serait surprenant, remarque-t-il, que les rédacteurs du National n’eussent pu, sans démériter, s’employer à la consolidation de l’édifice dont ils peuvent passer pour avoir jeté les fondements. […] Dans le numéro du 9 septembre, il décrivait la situation et exposait le nouveau droit constitutionnel de la royauté consentie ; il ne dénonçait ni ne prévoyait point de grave désaccord : Dans ces huit jours d’éternelle mémoire, le principe du progrès a vaincu le principe étouffant du retour au passé. […] Carrel n’approuvait pas cette manifestation ; il en donne les raisons en homme mûr : « L’ordre n’a peut-être rien à en craindre, comme cela a paru aujourd’hui, dit-il ; mais, pour qu’une chose soit raisonnable, il ne suffit pas qu’elle ne soit point dangereuse. » Il parle de cette démonstration de jeunes gens (dont nous étions nous-même) avec cette autorité qu’a un homme qui a risqué sa tête et qui apprécie son passé : Bien souvent, dit-il, entre hommes de bonne foi et qui avions couru comme eux la chance de porter nos têtes en place de Grève, nous nous sommes entretenus d’eux depuis huit ans, et, si nos souvenirs ne nous trompent point, c’était bien plutôt pour déplorer leur inutile trépas, que pour en glorifier notre cause. […] Il commence donc à s’aigrir et à se retourner directement contre elle ; mais il ne passera décidément le Rubicon et ne parlera hautement république que depuis janvier 1832.

2390. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Volney. Étude sur sa vie et sur ses œuvres, par M. Eugène Berger. 1852. — I. » pp. 389-410

J’avais plus d’une fois songé à faire entrer Volney dans ces études, où j’aime à passer en revue les hommes distingués qui appartiennent à la fois au siècle dernier et au commencement du nôtre : un travail d’un jeune et judicieux écrivain, Μ.  […] En sortant de cette ville d’Angers où il avait passé les années de sa preuve et studieuse jeunesse, il se retourna un moment en arrière, salua les toits ardoisés qui brillaient dans le lointain, et pleura. […] Passé à l’état domestique, il est devenu le moyen d’habitation de la terre la plus ingrate. […] Après bien des tourbillons affreux et des tempêtes, le ciel tout d’un coup se rassérène ; la seizième et dernière soirée que passent les voyageurs en ce haut lieu est d’une beauté ravissante : « Il semblait que toutes ces hautes sommités voulussent que nous ne les quittassions pas sans regrets. » L’horizon en tout sens se colore, les cimes supérieures se nuancent, ainsi que les neiges qui les séparent : Tout l’horizon de l’Italie paraissait bordé d’une large ceinture, et la pleine lune vint s’élever au-dessus de cette ceinture avec la majesté d’une reine, et teinte du plus beau vermillon.

2391. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre II. Shakespeare — Son œuvre. Les points culminants »

Ainsi, cet immense masque humain, chacun des génies l’essaye à son tour ; et telle est la force de l’âme qu’ils font passer par le trou mystérieux des yeux, que ce regard change le masque, et, de terrible, le fait comique, puis rêveur, puis désolé, puis jeune et souriant, puis décrépit, puis sensuel et goinfre, puis religieux, puis outrageant, et c’est Caïn, Job, Atrée, Ajax, Priam, Hécube, Niobé, Clytemnestre, Nausicaa, Pistoclerus, Grumio, Davus, Pasicompsa, Chimène, don Arias, don Diègue, Mudarra, Richard III, lady Macbeth, Desdemona, Juliette, Roméo, Lear, Sancho Pança, Pantagruel, Panurge, Arnolphe, Dandin, Sganarelle, Agnès, Rosine, Victorine, Basile, Almaviva, Chérubin, Manfred. […] S’il n’était qu’une abstraction, les hommes ne le reconnaîtraient pas, et laisseraient cette ombre passer son chemin. […] Nous en passons, et non des moindres. […] Il n’avait plus qu’un refuge, la folie ; passer pour « un innocent » ; on le méprisait, et tout était dit.

2392. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Deuxième partie. L’évolution des genres — Chapitre I. La critique » pp. 45-80

Edmond Pilon — a étudié tour à tour les figures curieuses du passe et du présent. […]   C’est parmi ce passé vivant où M. de Régnier a entraîné tant de jeunes gens, vers les deux siècles héroïques et galants, que nous retrouverons Fernand Caussy, esthéticien méticuleux, trop méticuleux mais qui, sur Sénac de Meilhan, le Prince de Ligne et Choderlos de Laclos écrivit des pages sérieuses. […] Il le faut d’ailleurs pour évoquer l’âme du passé et la faire revivre hors de la poussière des documents. […] Paul Acker s’est soigneusement gardé dans ses Petites Confessions de tout dogmatisme et semble avoir voulu seulement passer pour un reporter.

2393. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Vien » pp. 74-89

Continuant de tourner dans le même sens une foule d’auditeurs hommes, femmes, enfants, assis, debout, prosternés, accroupis, agenouillés, faisant passer la même expression par toutes ses différentes nuances, depuis l’incertitude qui hésite, jusqu’à la persuasion qui admire ; depuis l’attention qui pèse, jusqu’à l’étonnement qui se trouble ; depuis la componction qui s’attendrit, jusqu’au repentir qui s’afflige. […] Au centre du tableau, sur le fond, dans le lointain, une fabrique de pierre, fort élevée, avec différents personnages, hommes et femmes, appuiés sur le parapet et regardant ce qui se passe sur le devant. […] Laissez-vous en pénétrer ; mais passez vite devant le tableau des ardents ; c’est un jet sublime de tête que vous n’êtes pas encore en état d’imiter. […] On prétend que les arts ayant passé de l’égypte en Grèce, ce froid simbolique est un reste du goût de l’hiéroglyphe.

2394. (1759) Réflexions sur l’élocution oratoire, et sur le style en général

C’est, avons-nous dit, le talent de faire passer avec rapidité et d’imprimer avec force dans l’âme des autres le sentiment profond dont on est pénétré. […] Si l’effet de l’éloquence est de faire passer dans l’âme des autres le mouvement qui nous anime, il s’ensuit que plus le discours sera simple dans un grand sujet, plus il sera éloquent, parce qu’il représentera le sentiment avec plus de vérité. […] L’éloquence, on ne saurait trop le redire, n’est jamais que dans le sujet ; et le caractère du sujet, ou plutôt du sentiment qu’il produit, passe de lui-même au discours. […] Mais passons un moment du sacré au profane, et donnons encore un exemple des avantages de la simplicité d’expression, pour rendre avec autant de vérité que d’énergie les idées nobles ou pathétiques ; rappelons-nous de quelle manière Virgile dépeint Orphée, seul avec sa douleur sur le rivage de la mer, pleurant sa chère Euridice depuis la naissance jusqu’au déclin du jour.

2395. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Nisard » pp. 81-110

La rare pureté du style de l’écrivain, ses principes, sa forte éducation classique, passèrent, à dater de ce jour, pour de l’étroitesse d’idées, de l’aridité de sentiment, de la pruderie universitaire. […] Trelawney que l’auteur des Recollections l’aura fait, ce tour-là, et non à Byron, qui, d’ailleurs, n’a plus besoin de jambes, car il est passé buste, comme Homère et Virgile, et Shakespeare et Dante. […] En Angleterre, où l’on souffre les distinctions et où la beauté de Byron passa sans révolter personne, ce sentiment d’envie n’a pas donné le succès sur lequel on comptait et qu’il aurait donné en France, par exemple, dans ce pays de l’égalité, ou être plus beau que les autres est contraire à la loi et au sentiment public. […] Il a recueilli des affectations d’une heure, qui ont parfois rayé ce marbre pur, comme une pluie qui passe, mais le fond de cette âme qui, en générosité, valait celle d’Alexandre, il ne l’a pas vu !

2396. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Philarète Chasles » pp. 147-177

À force de chercher, de plonger, de s’égailler dans tous les bouquins de la littérature européenne, il avait des initiatives ; il tirait aux idées et faisait lever de bons et beaux lièvres, qu’on s’étonnait bien de voir trotter dans la grande allée ratissée du Journal des Débats, où il ne passe jamais personne ! […] Ils sont passés, ces jours de fête ! […] — du temps passé. […] Et telles sont, en quelques mots, les nouvelles idées de cet homme, qui passa toute sa vie pour un talent aristocratique et original et qui meurt dans les idées communes, pires, pour un esprit de sa trempe, que le choléra qui l’a tué !

2397. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXVIII. Des obstacles qui avaient retardé l’éloquence parmi nous ; de sa renaissance, de sa marche et de ses progrès. »

Plusieurs savants dans tous les genres, qui dans Paris avaient l’ambition de passer pour des citoyens d’Athènes, nous donnèrent encore un grand nombre de mots empruntés de la langue qu’ils admiraient. […] Duperron, un de nos premiers orateurs, et qui passa pour un homme de génie, ne la connut pas. […] Ceux qui commencent à cultiver un art, ne s’en font jamais une idée bien nette : ils connaissent mieux le but que les moyens, et en voulant l’atteindre, ils le passent. […] L’homme qui est né avec de la vigueur n’étant plus arrêté par des conventions, marche où le sentiment de sa vigueur l’entraîne ; l’esprit, dans sa marche fière, ose se porter de tous les côtés, ose fixer tous les objets ; l’énergie de l’âme passe aux idées, et il se forme un ensemble d’esprit et de caractère propre à concevoir et à produire un jour de grandes choses ; celui même qui par sa nature est incapable d’avoir un mouvement, s’attache à ceux qui ont une activité dominante et propre à entraîner : alors sa faiblesse même, jointe à une force étrangère, s’élève et devient partie de la force générale.

2398. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Note »

Que si ma pensée se reporte, non plus sur le poëte, mais sur l’homme auquel tant de liens de ma jeunesse m’avaient si étroitement uni et en qui j’avais mis mon orgueil, ressongeant à celui qui était à notre tête dans nos premières et brillantes campagnes romantiques et pour qui je conserve les sentiments de respect d’un lieutenant vieilli pour son ancien général, je me prends aussi à rêver, à chercher l’unité de sa vie et de son caractère à travers les brisures apparentes ; je m’interroge à son sujet dans les circonstances intimes et décisives dont il me fut donné d’être témoin ; je remue tout le passé, je fouille dans de vieilles lettres qui ravivent mes plus émouvants, mes plus poignants souvenirs, et tout à coup je rencontre une page jaunie qui me paraît aujourd’hui d’un à-propos, d’une signification presque prophétique ; je n’en avais été que peu frappé dans le moment même. […] Mais voici ce qui se passa : j’avais été chargé par M.

2399. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre IX. De l’esprit général de la littérature chez les modernes » pp. 215-227

Une sensibilité rêveuse et profonde est un des plus grands charmes de quelques ouvrages modernes ; et ce sont les femmes qui, ne connaissant de la vie que la faculté d’aimer, ont fait passer la douceur de leurs impressions dans le style de quelques écrivains. […] Toutes les fois que le cours des idées ramène à réfléchir sur la destinée de l’homme, la révolution nous apparaît ; vainement on transporte son esprit sur les rives lointaines des temps qui sont écoulés, vainement on veut saisir les événements passés et les ouvrages durables sous l’éternel rapport des combinaisons abstraites ; si dans ces régions métaphysiques un mot répond à quelques souvenirs, les émotions de l’âme reprennent tout leur empire.

2400. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre VII. Éducation de la sensibilité »

Le résultat utile, ce ne sera pas d’avoir passé, ce sera d’avoir sauté, et ramassé sa force dans un effort qui l’accroît. […] Depuis, les assauts qu’a subis la religion ayant tourné vers les dogmes et les pratiques l’attention de l’âme croyante, l’influence qu’a exercée malgré tout sur elle la philosophie, ayant fait passer au premier rang l’exercice des vertus bienfaisantes et la poursuite du bien extérieur, la dévotion n’est plus aussi fréquemment qu’autrefois accompagnée d’un progrès intellectuel.

2401. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre II. Les formes d’art — Chapitre I. La poésie »

Par la séduction de son esprit, par la sincérité de sa conviction, par sa facilité brillante de versificateur, et l’éclat de ses premiers poèmes, Voltaire réduisit les théories de La Motte à passer pour des paradoxes sans conséquence. […] Ils l’affadissent, par toutes les niaiseries qui ont passé en lieu commun sur l’innocence de la vie champêtre.

2402. (1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre IX. Beltrame » pp. 145-157

Il imagine de se faire passer pour hôtelier, et d’attirer dans sa maison le capitaine, en le flattant et en feignant d’ajouter foi à ses fanfaronnades. […] Mezzetin, qui est allé faire de nouvelles acquisitions, passe avec une autre esclave qu’il vient d’acheter.

2403. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des romans — Préfaces de « Han d’Islande » (1823-1833) — Préface d’avril 1823 »

Du reste, ces hautes matières ne se rattachaient pas encore très visiblement au sujet de cet ouvrage, et il eût été fort embarrassé de trouver une liaison qui l’y conduisît, quoique l’art des transitions soit singulièrement simplifié depuis que tant de grands hommes ont trouvé le secret de passer sans secousse d’une échoppe dans un palais, et d’échanger sans disparate le bonnet de police contre la couronne civique. […] Pour ne pas fatiguer le lecteur, l’auteur passe sous silence tout ce que sa mémoire ulcérée lui rappelle d’outrages de ce genre : Manet alto in pectore vulnus.

2404. (1879) Balzac, sa méthode de travail

L’imprimerie était un laminoir sous lequel sans cesse Balzac faisait passer sa pensée. […] L’œuvre avait déjà passé par la Revue, par la librairie.

2405. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Greuze » pp. 234-241

Ils disent aussi que cette attention de tous les personnages n’est pas naturelle ; qu’il fallait en occuper quelques-uns du bonhomme, et laisser les autres à leurs fonctions particulières ; que la scène en eût été plus simple et plus vraie, et que c’est ainsi que la chose s’est passée, qu’ils en sont sûrs… Ces gens-là faciunt ut nimis intelligendo nihil intelligant. […] On serait tenté de passer la main sous ce menton, si l’austérité de la personne n’arrêtait et l’éloge et la main.

2406. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Satire contre le luxe, à la manière de Perse » pp. 122-126

Y reste celui qui peut voir avec patience un peuple qui se prétend civilisé, et le plus civilisé de la terre, mettre à l’encan l’exercice des fonctions civiles ; mon cœur se gonfle, et un jour de ma vie, non, un jour de ma vie, je ne le passe pas sans charger d’imprécations celui qui rendit les charges vénales. […] Le destin qui règle le monde veut que tout passe.

2407. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 16, objection tirée du caractere des romains et des hollandois, réponse à l’objection » pp. 277-289

En plusieurs cantons les religieux sont obligez à sortir de leurs convents pour aller passer ailleurs la saison de la canicule. […] Pour la partie du païs des anciens frisons qui fait aujourd’hui la plus grande portion de la province de Hollande, sçavoir celle qui est comprise entre l’ocean, le Zuiderzée et l’ancien lit du Rhin qui passe à Leyde, elle étoit alors semée de collines creuses en dedans, et c’est ce qu’on a voulu exprimer par le mot de Holland introduit dans le moïen âge.

2408. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 7, nouvelles preuves que la declamation théatrale des anciens étoit composée, et qu’elle s’écrivoit en notes. Preuve tirée de ce que l’acteur qui la recitoit, étoit accompagné par des instrumens » pp. 112-126

Suivant l’idée que les anciens avoient de la dignité de l’orateur, cet accompagnement dont on ne pouvoit point se passer en déclamant comme on recitoit sur le theatre lui convenoit si peu, que Ciceron ne lui veut pas même souffrir d’avoir jamais derriere lui lorsqu’il parle en public, un joueur d’instrument pour lui donner ses tons, quoique cette précaution fut autorisée à Rome par l’exemple de C. […] Cette étude recherchée de tous les artifices capables de mettre de la force et de jetter de l’agrément dans la déclamation, ces rafinemens sur l’art de faire paroître sa voix, ne passeront point pour les bizarreries de quelques rêveurs auprès des personnes qui ont connoissance de l’ancienne Grece et de l’ancienne Rome.

2409. (1897) L’empirisme rationaliste de Taine et les sciences morales

L’œuvre de la science consiste exclusivement à enregistrer le passé et à trouver des procédés mnémoniques qui permettent d’en garder plus facilement le souvenir. […] De lui, l’idée passa en partie à Spinoza et c’est de Spinoza que Taine paraît l’avoir reçue 1.

2410. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre XI. Première partie. Conséquences de l’émancipation de la pensée dans la sphère des idées religieuses » pp. 315-325

Ma parole ne passera point , a dit l’Être par excellence, le seul Être inconditionnel, l’Être sans succession de temps. […] Si la parole a mis dans le monde intellectuel et moral les idées qui y sont à présent, sera-ce téméraire d’oser dire, par analogie, que le sentiment religieux s’est tellement identifié, par le christianisme, avec les institutions sociales, que ces institutions peuvent se passer désormais de la direction religieuse immédiate ?

2411. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Gabrille d’Estrées et Henri IV »

L’historien, dont le passé est le mort, ressemble à l’anatomiste. […] Comme roi, Henri IV, pour toute initiative, reprit cette triste politique de Catherine de Médicis, qui consistait à réunir le parti catholique et le parti huguenot dans un centre commun et en s’éloignant des extrêmes, politique chétive, que les races et les générations se passent de la main à la main depuis des siècles, qu’on appelle fusion, conciliation, transaction, bascule, équilibre, tous mots vains !

2412. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Louandre »

Même en acceptant pour un moment les grêles proportions de son livre, est-ce vraiment une histoire de la Sorcellerie qu’il a voulu écrire, ou une de ces dissertations prétendues rationnelles, qui passent par-dessus les faits et les questions un regard si rapide qu’il ne les voit plus ? […] Plusieurs passages de son trop petit livre nous font regretter qu’il ne se soit pas laissé entraîner à la tentation de traiter son sujet en poète, sans parti pris, sans dogmatisme, évoquant la vie du passé qui nous fait tant rêver quand même elle ne nous instruit pas.

2413. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre IX. »

S’il passe une partie de sa longue vie à la cour des tyrans de Syracuse, maîtres bons ou mauvais, généreux ou cruels, mais toujours amis des arts, s’il n’a rien du caractère héroïque d’un Eschyle, que nous voyons cependant aller aussi chercher asile à Syracuse, Simonide, du moins, avait senti en poëte cette gloire des armes qu’il ne partageait pas. […] Le flot qui passe au-dessus de ton épaisse chevelure ne te cause pas de souci, ni les bruits du vent, pendant que tu reposes dans ta robe de pourpre, cher enfant !

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