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1118. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 9, des obstacles qui retardent le progrès des jeunes artisans » pp. 93-109

On sçait la maxime qui défend aux peintres de laisser écouler un jour entier sans donner quelque coup de pinceau : maxime qu’on applique communément à toutes les professions ; tant on la trouve judicieuse. […] Mais si l’on perd ces années précieuses, si l’on les laisse écouler sans les mettre à profit, la docilité des organes se passe sans que tous nos efforts puissent jamais la rappeller. […] Elle fait perdre beaucoup de temps, et met encore un jeune artisan hors d’état de faire un bon usage de celui qu’elle lui laisse.

1119. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « La Révolution d’Angleterre »

Aux yeux de qui ne se laisse pas troubler ou imposer par la mise en scène et les tumultes du théâtre, l’Histoire est uniquement le résumé des facultés de quelques hommes, faiblement ou puissamment mises en jeu. […] Il a laissé là tous ceux auxquels il serait malaisé à toutes les philosophies de l’histoire d’arracher l’influence et d’en faire les mystiques instruments d’une force cachée, idée ou chose, divinités abstraites de tous ceux qui ne croient pas au Dieu vivant et personnel, et il a choisi des individualités secondaires par-dessus lesquelles un esprit superficiel aurait passé. […] On verra par là ce qu’on a gagné à laisser vieillir le principe des révolutions dans le cœur des peuples, et combien, sur ces degrés descendus, de génération en génération, vers l’abîme de tous les pouvoirs menacés, l’orgueil des nations a ramassé de fange et de corruptions dont le poids l’entraîne un peu plus vite et doit le faire sombrer un peu plus profond !

1120. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XIV. Vaublanc. Mémoires et Souvenirs » pp. 311-322

Il a écrit sur diverses matières d’économie et de commerce, et même il a laissé un poème épique, sur la chute de Constantin Paléologue, qui aura le tort de tous les poèmes épiques et français ; mais ce qu’il a fait de mieux, ou plutôt ce qu’il a fait seulement, c’est de l’histoire. […] Dernièrement un journal, en rendant compte des Mémoires nouveaux qu’on publie, a raconté vingt traits de courage de Vaublanc qui ne voulait pas mourir, à une époque où l’héroïsme était de se laisser égorger comme des moutons et de se coucher sous la guillotine ; mais il a oublié le bon sens qui, chez Vaublanc, doublait le courage, et en l’oubliant il a, à son tour, mutilé l’homme de ces intéressants mémoires, mutilés ! […] Vaublanc, qui n’exerça jamais d’action supérieure et unitaire sur les hommes et les choses de son temps ; Vaublanc qui, en 1830, étant à Saint-Cloud, en disponibilité, au service de cette Restauration qui était aveugle quand elle n’était pas ingrate, vit Charles X, parla à Charles X et n’entendit pas un mot de ce qui se brassait alors au conseil, Vaublanc n’est en définitive qu’un grand homme et qu’un grand ministre du cimetière de Gray, mais le critique — qui n’a pas le droit de rêver comme le poète, — ne l’invente ni ne le suppose ; il le trouve dans ce que Vaublanc a laissé.

1121. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXII. Philosophie politique »

Et ce n’est point difficile, quand on a la tête nette et qu’on ne se laisse pas envahir et entamer par la niaiserie des phrases et des livres. […] franchement, que trouverez-vous, sinon un tourbillon d’atomes, une poussière d’intelligences que le vent de leur temps a soulevées, mais qu’il faut laisser maintenant tranquilles au fond de leurs cercueils ! […] De pareils hommes ne peuvent s’atteler, ni de gré ni de force, au joug d’un système qui regarde comme un progrès l’esprit politique du dix-huitième siècle, et qui le glorifie dans ce Quinze-Vingt de sa propre pensée, laissé par le dédain de Bonaparte, accroupi dans les ténèbres de sa constitution impossible, — l’abbé Sieyès.

1122. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. de Vigny. Œuvres complètes. — Les Poèmes. »

Mon Dieu vous m’avez fait puissant et solitaire, Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre. […] Pour dormir sur un sein, mon front est trop pesant ; Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche, L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche : Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous, Et quand j’ouvre les bras, ils tombent à genoux ! Ô Seigneur, j’ai vécu puissant et solitaire, Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre !

1123. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Feuillet de Gonches »

Il traduit et change parfois heureusement son texte ; il sait l’orner et le réchauffer avec un art incontestable ; mais il n’a pas le don de métamorphose qui abolit Phèdre ou Boccace, par exemple, au sein même de l’imitation qu’il en fait, et ne laisse plus voir que La Fontaine. […] Mais La Fontaine n’est pas le seul écrivain qui ait laissé ses influences sur Feuillet, sur cet étonnant caméléon intellectuel qui écrit des contes aujourd’hui et qui demain peut-être nous écrira quelque livre d’art ou d’histoire. […] Désormais les enfants qui liront cet Arioste du coin du feu et à leur usage garderont, dans cette imagination qui se souvient toujours des premiers baisers qu’on lui donne, la trace des deux lèvres paternelles qui s’y seront appuyées et y auront laissé leur phosphore.

1124. (1890) Derniers essais de littérature et d’esthétique

La querelle entre l’école des faits et l’école des effets les laisse indifférents. […] Ce n’étaient plus que des étrangers, des intrus, qui ne faisaient rien, qu’on laissait ne rien faire. […] Si les Anglais tenaient à avoir de l’ordre en Irlande, ils ne laisseraient pas un de nous vivant. […] On le voit d’abord prenant en pitié Lady Guilderoy laissée à l’abandon et finissant par l’aimer. […] Il laisse les choses extérieures s’arranger à leur gré.

1125. (1864) Cours familier de littérature. XVII « CIIe entretien. Lettre à M. Sainte-Beuve (2e partie) » pp. 409-488

» Et le discours bientôt sur quelque autre pensée Échappa, comme une onde au caprice laissée ; Mais ce qu’ainsi la bouche aux vents avait jeté, Mon souvenir profond l’a depuis médité. […] L’or et ses dons pesants, la Gloire qui fait roi, T’ont laissé bon, sensible, et loin autour de toi Répandant la douceur, l’aumône et l’indulgence. […] Pensons donc l’un et l’autre, puisque les événements différemment envisagés par nous, et puisque l’âge qui m’atteint, et qui vous suit, ne nous laissent pas d’autre usage à faire de nos facultés, pensons donc avec l’impartialité de l’âge et avec la patience du temps. […] Laissons-le faire et conseillons-lui toujours la modération et la sagesse. […] Nous l’avons aidé, nous l’avons servi, nous l’avons contenu, nous l’avons combattu, nous l’avons vaincu ; il nous a laissés sur son rivage quand il a jugé qu’il pouvait se passer de nous, et qu’il a été demander son salut ou sa perte à d’autres institutions et à d’autres hommes !

1126. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 octobre 1885. »

D’abord, les allures théologiques chrétiennes de Tolstoï laisseront voir, s’écartant, une absolue indifférence de toute théologie comme de tout christianisme. […] Jésus avait abrogé la Loi Juive, mais cette Loi avait laissé aux âmes une vieille empreinte, bientôt reparue. […] Mais elles laissent intactes, à leur côté, les théologies, comme les métaphysiques. […] Et si vos cœurs restent vides, lorsque vos mains seront pleines de faveurs pour les hommes, laissez en paix vos cœurs et remplissez de faveurs pour les hommes, toujours, vos mains !  […] Alberich veut grimper hâtif après Woglinde ; Wellgunde se laisse alors tomber sur un rocher profond, d’un autre côté.

1127. (1817) Cours analytique de littérature générale. Tome III pp. 5-336

La simplicité que le génie de son auteur lui a partout imprimée n’y laisse apercevoir qu’un mode de dérision supérieur qui se maintient uniformément dans l’invention et dans le langage. […] Ne faut-il pas que la mesure de cette action ait une certaine étendue qui en laisse discerner le commencement, le milieu, et la fin ? […] « Quels princes avant lui firent tant de prodiges, « Qui de tant de combats laissa d’affreux vestiges ? […] Alors cette effrayante peinture de son délire, la plus forte, la plus terrible qu’ait jamais tracée le génie, ne vous laisse plus douter que ce ne soit là le point éminent et lumineux du sujet de l’Arioste. […] Les figures épiques les plus sortantes, qui laissent le plus durable souvenir, sont celles dont on circonscrit le mieux les contours d’un pinceau bien déterminé.

1128. (1906) Propos de théâtre. Troisième série

Euripide va laisser cela de côté ! […] Je vous laisse à le faire. […] C’est pour marquer la pudeur alarmée et la honte d’avoir laissé échapper l’aveu, l’aveu pénible. […] Pas autre chose que la succession des faits qui mènent la situation dramatique d’Alceste du point où nous le trouvons au point où nous le laissons (où il nous laisse, plutôt). […] elle est générale, et je hais tous les hommes) ; mais tout ce fracas me laisse calme.

1129. (1925) Proses datées

Tous les poètes ont ainsi laissé des œuvres en projet et dont il ne nous reste guère qu’un plan où un titre. […] Il y a en Loti un mélange de dignité et de retenue qui, au premier abord, ne laisse pas de déconcerter. […] Ainsi deux portraits, quelques pièces de greffes, de notariat et de bureau, c’est tout ce qu’ils ont laissé d’eux. […] Ecoutons celui-là, mais laissez-moi d’abord vous présenter l’un des personnages auquel il se rapporte. […] A sa mort, en 1780, il laissa trois fils.

1130. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « De l’état de la France sous Louis XV (1757-1758). » pp. 23-43

Le spectacle, que nous ne laisserons qu’entrevoir d’après lui sans l’étaler tout entier, est affligeant ; mais il renferme quelques leçons sévères que l’histoire a déjà tirées ; il fait pénétrer dans les causes profondes de ruine de l’ancienne monarchie ; il fait sentir à quel point les plus nobles nations, et la nôtre en particulier, dépendent, dans l’esprit qui les anime et jusque dans leur ressort intérieur, des gouvernements qui les régissent et des hommes qui sont à leur tête. […] Bernis, ministre des Affaires étrangères depuis juin 1757, conserva toutes ses espérances jusqu’au moment où le duc de Richelieu conclut avec le duc de Cumberland la convention de Klosterzeven (8 septembre 1757), qui laissait subsister l’armée ennemie et qui ne devait pas être ratifiée. […] Croirait-on qu’en apprenant ce malheur, on n’ait pensé à Versailles qu’à ce pauvre général qui s’était laissé battre : « On n’a vu à la Cour dans la bataille perdue que M. de Soubise, et point l’État. […] Avec cela, il continua d’y mêler sa chimère, laquelle consistait à rester dans le Conseil après avoir résigné son portefeuille à M. de Choiseul, à chercher à compléter le nouveau ministre et à se laisser compléter par lui : « Il peut se concerter avec moi, j’ai des choses qu’il n’a pas, il en a qui me manquent : tout cela ensemble ne peut produire qu’un bon effet. » Louis XV mécontent ne répondit pas sur cet article : il consentit à la démission de Bernis en faveur de M. de Choiseul par une lettre datée de Versailles (9 octobre 1758), qui commence ainsi : « Je suis fâché, monsieur l’abbé-comte, que les affaires dont je vous charge affectent votre santé au point de ne pouvoir plus soutenir le poids du travail… » Il y marquait nettement son système personnel en ces mots : « Je consens à regret que vous remettiez les Affaires étrangères entre les mains du duc de Choiseul, que je pense être le seul en ce moment qui y soit propre, ne voulant absolument pas changer le système que j’ai adopté, ni même qu’on m’en parle. » Choiseul n’avait plus qu’à arriver de Vienne. […] Cette parenthèse historique fermée, je reprendrai la prochaine fois Bernis, là où je l’avais laissé à la fin de mon précédent article.

1131. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Malherbe et son école. Mémoire sur la vie de Malherbe et sur ses œuvres par M. de Gournay, de l’Académie de Caen (1852.) » pp. 67-87

C’est un gentilhomme lyrique qui s’entend admirablement à draper son court manteau, et qui laisse voir jusque dans sa pauvreté bien de la distinction et de la noblesse naturelle. […] Il y a pourtant entre la pièce d’Horace et celle de Racan des différences de ton et de sentiment qui laissent à cette dernière son caractère tout à fait particulier et son charme propre. […] Il suit aucune fois un cerf par les foulées, Dans ces vieilles forêts du peuple reculées… Laissons le chasseur disparaître dans la profondeur de ces grandes allées sombres, qui nous sont traduites par cette harmonie même. […] Un autre élève de Malherbe, et le seul après Racan qui mérite un souvenir, parce qu’il est le seul qui ait laissé en poésie, et dans le goût du maître, quelque chose de durable, c’est Maynard. […] Tout au contraire de Racan, il se tourmente et se consume autant que l’autre se distrayait aisément et s’oubliait : « Je suis venu trop tôt ou trop tard au monde, s’écriait-il ; tout autre siècle que celui-ci eût rougi de me laisser vieillir dans le village. » Sa plus grande crainte est de passer pour gascon et pour avoir des gasconismes dans son langage ; il est le premier à demander grâce et à s’excuser de ses rudesses ; mais, si on le prend au mot et qu’on paraisse lui en trouver en effet, il prétend aussitôt qu’il n’en a pas, et il met au défi toute l’Académie pour la politesse de la diction et l’exactitude.

1132. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Mémoires de l’abbé Legendre, chanoine de Notre-Dame secrétaire de M. de Harlay, archevêque de Paris. (suite et fin). »

Les Jésuites, sûrs de lui et ne le craignant point parce qu’il les craignait, et que sa conduite, qui pouvait leur donner toujours prise sur lui, le mettait dans leur dépendance, le laissaient assez faire ce qu’il voulait, d’autant plus qu’il avait toujours l’habileté de les mettre dans sa confidence et de paraître agir de concert avec eux. […] Je laisse les souvenirs de Rouen comme trop lointains et trop vagues ; mais, depuis sa translation au siège de Paris, depuis qu’il avait changé de théâtre, comme il lui était échappé un jour de le dire, il n’avait pas changé de jeu, et les chansons n’avaient cessé de pleuvoir : À Paris comme à Rouen, il fait tout ce qu’il défend ; et bien d’autres refrains qu’il faut chercher dans le Recueil de Maurepas et qu’on ne peut redire. […] Son crédit, tout arrêté et stagnant qu’il était, et sans plus de progrès possible, ne laissa pas d’être fort grand jusqu’à la fin, ainsi que l’apparence de faveur. […] Il y était seul, l’après-midi qu’il mourut, avec son amie la duchesse de Lesdiguières, nièce du cardinal de Retz, et qui était sa dernière liaison ; quoique cette dame ne fût plus jeune, on n’avait pas laissé, par habitude, d’en médire. […] Mais une particularité qu’il ne faut pas omettre à son sujet, c’est que, lorsqu’il mourut en 1733, il laissa par son testament des fondations bizarres, d’une exécution impossible, et qui furent appliquées par l’autorité civile, pour une distribution solennelle de prix dans l’Université, c’est-à-dire pour la fondation du Concours général.

1133. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Dominique par M. Eugène Fromentin »

Son but est complexe ; c’est à nous, lecteurs et raisonneurs, qu’il laisse le soin de le dégager ; il se contente de le résumer de la manière la plus générale, lorsqu’il dit à celui de ses amis auquel il adresse le Journal de ses impressions : « Admets seulement que j’aime passionnément le bleu, et qu’il y a deux choses que je brûle de revoir : le ciel sans nuages, au-dessus du désert sans ombre. » Parti de Médéah dans la direction du sud, il va traverser le pâté de montagnes qui le sépare du désert, et il ne nous laisse rien perdre, chemin faisant, de la physionomie du paysage. […] Il nous donne, dès la seconde étape, la description d’un bal arabe qui se forme peu à peu aux feux du bivouac ; cette peinture de nuit qui commence par ces mots : « Ce n’était pas du Delacroix, toute couleur avait disparu pour ne laisser voir qu’un dessin tantôt estompé d’ombres confuses, tantôt rayé de larges traits de lumière… », est du Fromentin déjà excellent. […] Il est d’autres parties qu’il respecte et qu’il ne laissera voir que de loin, en vertu d’un autre principe supérieur au goût même. […] Nous avons laissé le voyageur à la lisière du désert : il le cherchait encore, il l’appelait dans son âpre nudité ; il voulait le pays du bleu, le pays de l’éternel azur, le royaume du soleil ; il le voulait affronter dans sa saison la plus violente ; il l’aura.

1134. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Collé. »

Mais il est des choses qu’un critique qui se respecte ne peut laisser dire impunément devant lui. […] Je laisse de côté la publication de Piron par M.  […] Laissons donc vite l’introducteur qui aurait eu si beau jeu pourtant à publier modestement, correctement, cette cinquantaine de lettres, imprimées qu’elles sont d’ailleurs avec le luxe typographique qui distingue les presses de M.  […] Les grands comiques, Molière, Rabelais, Aristophane, ont su, par un art suprême de composition, enfermer leur moquerie hardie et puissante dans des cadres immortels : les chansonniers, les vaudevillistes les plus aimables ont tout dépensé de leur vivant et ne laissent presque rien après eux. […] Il mit donc, comme il dit, de l’eau dans son vin, mais en ayant l’art d’y laisser tout le bouquet et tout le montant : ce fut le tour de force et le chef-d’œuvre.

1135. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Marie-Antoinette »

non ; cette histoire des dernières années de la monarchie est sue depuis longtemps, et bien sue : il suffisait, pour l’embrasser et la saisir dans sa vraie suite et sa teneur, d’avoir l’esprit juste, appliqué, le cœur droit, de savoir choisir et démêler entre les divers témoignages et de ne se laisser entraîner à rien d’extrême, même en fait de pitié. […] … » C’est à elle de parler, de raconter tout ce voyage avec les impressions qu’elle y mêle et avec cette vivacité, ce mouvement de jeune fille qui était alors une des grâces et l’un des enchantements de sa personne : « Les grandes scènes ont commencé au Rhin ; on m’a conduite dans une île où j’aurais été bien heureuse d’être un peu seule comme Robinson pour me recueillir, mais on ne m’en a pas laissé la liberté ; on m’a comme emportée dans une maisonnette dont un côté était censé l’Allemagne, l’autre la France ; à peine m’a-t-on laissé le temps de faire une prière et de penser à notre bonne chère maman et à vous tous, mes bien-aimés du petit cabinet ; les femmes se sont emparées de moi, — m’ont changée des pieds à la tête. — Après cela, sans me laisser respirer, on a passé dans une grande salle, on a ouvert le côté de France, et l’on a lu des papiers : c’était le moment où mes pauvres dames devaient se retirer ; elles m’ont baisé les mains et ont disparu en pleurant. […] Élisabeth, alors tout enfant, n’annonçait pas encore cette angélique personne qui mourra comme une sainte sur l’échafaud ; elle se montrait dès l’âge de six ans comme une petite sauvage, avec « un air déterminé et doux en même temps », mais au fond, avec je ne sais quoi « d’entier et de rebelle » qui ne se laissait pas aisément apprivoiser.

1136. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Réminiscences, par M. Coulmann. Ancien Maître des requêtes, ancien Député. »

L’auteur vient de parler des vexations et des procédés brutaux qu’il eut à essuyer de la part des Prussiens dans son domaine d’Alsace, à Brumath ; cela le conduit à une réflexion fort sage : « De ces excès, dit-il, dont aucune armée n’est innocente, soit qu’ils empruntent de la main lourde et de l’intelligence lente des Autrichiens un caractère de petitesse et de détail, à la fois étouffant et solennel ; soit que la demi-civilisation du Russe leur imprime une fourberie raffinée ou une violence sauvage ; soit que le Prussien y mette sa hauteur et sa prétention ; soit enfin que la malice et la moquerie rendent insupportables les ingénieux tourments que le Français sait infliger à ses victimes, je ne veux tirer qu’une conséquence : c’est que la guerre, quelquefois si légèrement commencée, laisse aux intérêts et aux amours-propres des plaies qu’un siècle cicatrise à peine. « C’est grand pitié que de la guerre : je croy que si les sainctz du paradis y allaient, en peu de temps ils deviendraient diables », dit Claude Haton en 1 553 déjà. » 1815 vient renflammer les plaies et aggraver tous les maux. […] Une femme d’esprit disait en parlant d’un ancien amant qui avait pris toute sa jeunesse : « Il m’a laissée là quand il m’a vue flétrie ; mais je me suis dit : Je vais me venger et lui jouer un bon tour, je resterai son amie. » Mme Dufrenoy avait pensé à peu près la même chose, mais elle l’avait dit sans un malin sourire et d’un ton plus élégiaque et tout sentimental : Amour, redonnez-lui le dessein de me plaire ; Mais, quoi que l’ingrat puisse faire, Ne sortez jamais de mon cœur ! […] Coulmann, en abordant Mme Sophie Gay, avait, il paraît, quelques préventions, quelques craintes : il la savait railleuse et mordante, il la croyait dangereuse peut-être ; il se la figurait plus compliquée qu’elle n’était ; enfin, il laissa entrevoir un soupçon, un sentiment de réserve, tout en lui demandant son amitié. […] Vous y réclamez ma confiance en me conjurant de vous laisser la méfiance et toutes les préventions que vous nourrissez contre moi. […] Un jour, dans une querelle avec M. de Jouy, qui se laissait volontiers contredire et retourner en tous sens, (et qui avait « l’amour-propre bon enfant », Mme Gay réussit pourtant à le mettre en colère.

1137. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Jules de Glouvet »

Nos faunes les plus Convaincus ont des rechutes, reviennent à Paris, se laissent reprendre à l’attrait malfaisant des plaisirs artificiels, des curiosités inutiles, de la vie inquiète. […] Et, par exemple, il y a des livres qui sont d’un artiste incomplet, où il serait facile de signaler des fautes et des lacunes, et qui plaisent néanmoins par la sincérité avec laquelle ils laissent transparaître l’homme qui les a composés, son caractère, son tour d’esprit, ses habitudes, sa condition sociale. […] En général, l’œil de M. de Glouvet décompose, mais ne résume pas : il nous laisse faire ce travail et se contente de nous le rendre facile. […] Je laisse même de côté des figures vivantes, mais d’une invention facile, telles que la fermière Rose Chandoux, la terrible mère qui veut faire un notaire de son fils, et Geneviève Bourgeois, la vieille fille héroïque, gardienne jalouse de la terre familiale, dont la vie n’est qu’un amer et silencieux sacrifice aux derniers du nom, et qui meurt sur ce cri : « Il n’y a plus de Cassoire !  […] Ce n’est qu’à regret qu’il écrase la mouche qui menace ses ouailles ; et quand il a pris le loup il n’ose le tuer, il le laisse partir ; car Fleuse sait que partout, dans les animaux, dans les insectes, dans les plantes, dans les choses, dans le vent, dans la nuit, il y a des âmes, des esprits inconnus auxquels il ne faut pas toucher : Son idée, que l’analyse n’avait pas affaiblie, qui, en l’absence de toute formule, s’était changée en sentiment, vivait robuste dans ce crépuscule intellectuel : l’idée de l’homme chétif soumis à son grand gardien, l’Invisible.

1138. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Victor Duruy » pp. 67-94

Victor Duruy, et qui laisse une telle impression de force, de suite et de sécurité dans son développement qu’elle fait songer à quelque très belle Vie de Plutarque, — côté des Romains. […] Et c’est pourquoi, en même temps que l’évidente solidité de son mérite lui valait, même avant qu’une volonté toute-puissante ne s’en mêlât, d’appréciables honneurs dans sa carrière professorale, sa franchise ne laissait pas de lui attirer quelques difficultés. […] Il écrivait en terminant : « Nous ne devons pas oublier que les femmes sont mères deux fois, par l’enfantement et par l’éducation ; songeons donc à organiser aussi l’éducation des filles, car une partie de nos embarras actuels provient de ce que nous avons laissé cette éducation aux mains de gens…3 enfin, de gens qui n’avaient pas toute la confiance de M.  […] L’empereur le laissait faire, ne le désavouait pas, mais ne l’aidait point ; et peut-être cela valait-il mieux. […] Laissons donc ce que les évêques et des catholiques fervents ont jadis pensé de son œuvre.

1139. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre IX, les mythes de Prométhée »

Zeus soupçonne la fraude, mais laisse faire le fraudeur, méditant déjà sa vengeance — « Fils de Japet » — dit-il au Titan, — « le plus illustre des rois, ô cher ! […] Il a sur elle des proverbes qui crient comme des clefs avares tournant dans un coffre à triple serrure, lorsque le laboureur part le matin pour son champ, et laisse au logis l’épouse soupçonnée. — « Qu’une femme qui orne sa nudité ne séduise pas ton esprit par son bavard âge. […] Au fond de leur âme assombrie, il laisse l’Espérance, captive divine qui la colore d’une teinte d’arc-en-ciel. L’homme sait combien elle est fallacieuse, mais il se laisse toujours prendre à ses doux mensonges. […] Zeus laissa faire et ferma les yeux, — « Ce ne fut pas contre sa volonté », — dit Hésiode — « que le fils robuste d’Alcmène aux beaux pieds délivra le fils de Japet, mais afin que la gloire d’Hercule, né dans Thèbes, fût encore plus grande sur la terre nourricière.

1140. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre IV »

Les riches ont vraiment un noble privilège Que leur doit envier tout être intelligent, Et qui donne raison à l’orgueil de l’argent : C’est de pouvoir exclure et tenir à distance Les détails répugnants et bas de l’existence, Et de ne pas laisser leur contact amoindrir Les grandeurs que la vie à l’homme peut offrir. […] Rien de saisissant comme ce soupçon jeté au hasard, qui d’abord surgit, vague comme un fantôme, devant l’épouse offensée, puis lui laisse entre les mains une robe, une mantille, enfin, tout d’un coup, prend souffle et vie, forme et figure, et revêt ce costume aussi criant qu’un flagrant délit. […] Elle révèle, de gaieté de cœur ce secret de honte qu’elle ne devrait se laisser arracher qu’avec des tenailles. […] Le soir venu, il se réfugie dans le seul asile qui lui reste, il entre chez Thérèse, tombe sur un fauteuil, brisé, glacé, mortellement malade ; et, là, entre sa fille adoptive et celui qu’il appelle son fils, ouvre son cœur gonflé et en laisse sortir tout ce qu’il tient de fiel et de larmes. […] Il laissera sa marque là où il a frappé ; il effraye, mais l’effroi qu’il inspire sera salutaire ; il déshabille chastement le vice, il marche dans la corruption sans y enfoncer.

1141. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre XII »

En congédiant M. de Montègre, madame de Simerose a laissé entre ses mains un billet qui la compromet : il ne contient que ce mot : « Venez !  […] Qu’il soit vierge, par exemple, comme sa mère le dit ou le laisse entendre, cela fait sourire. […] Cette histoire est d’une simplicité douloureuse : Jeannine est une fille du peuple ; sortie un instant de la misère par l’adoption d’une grande dame, son abandon l’y a bientôt laissée retomber. […] Esclave de la pauvreté, elle s’est laissé, sans résistance, vendre et livrer par elle, et le prix de sa honte lui a semblé un bienfait. […] Saluons Clorinde de l’épée, mais ne nous laissons pas désarmer par elle.

1142. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) «  Mémoires et correspondance de Mme d’Épinay .  » pp. 187-207

Ce fut l’époque des Genlis, de ces femmes galantes ou légères qui deviennent à point nommé des Mentor, des Minerve, et font des traités moraux sur l’éducation pendant les courts intervalles que leur laissent leurs amants. […] Cependant le gros roman que lui avait laissé Mme d’Épinay ne fut jamais publié par lui, et ce roman courait risque de rester pour toujours inconnu, quand il tomba aux mains du savant libraire M.  […] L’amoureux Francueil, plus tard l’amoureux Grimm, ressembleront plus ou moins à tous les amoureux ; l’un à celui de la première jeunesse, l’autre à celui de la seconde, moins beau, moins délicieux et moins charmant, mais souvent plus sûr et qui guérit les plaies qu’a laissées le premier. […] Il ne laissera plus désormais que l’idée d’un ami dangereux, d’un despote mordant, cynique et traîtreusement brusque. […] Laissez un peu Rousseau à part : auquel donc de ses amis Grimm a-t-il jamais manqué ?

1143. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres de lord Chesterfield à son fils. Édition revue par M. Amédée Renée. (1842.) » pp. 226-246

En s’occupant avec le fils qu’il voulait former de ce qui convient à l’honnête homme dans la société, lord Chesterfield n’a pas fait un traité Des devoirs comme Cicéron ; mais il a laissé des Lettres qui, par leur mélange de justesse et de légèreté, par de certains airs frivoles qui se rejoignent insensiblement aux grâces sérieuses, tiennent assez bien le milieu entre les Mémoires du chevalier de Grammont et le Télémaque. […] « Prenez avis de ma conduite, disait-il à son fils ; faites vous-même le choix de vos plaisirs, et ne vous les laissez pas imposer. » Ce désir d’exceller et de se distinguer ne s’égarait pas toujours de la sorte, et il l’appliqua souvent avec justesse ; ses premières études furent des meilleures. […] Plaisir ou étude, il veut que chaque chose qu’on fait, on la fasse bien, on la fasse tout entière et en son temps, sans se laisser distraire par une autre : Quand vous lisez Horace, faites attention à la justesse de ses pensées, à l’élégance de sa diction et à la beauté de sa poésie, et ne songez pas au De homine et cive de Pufendorf, et, pendant que vous lisez Pufendorf, ne pensez point à Mme de Saint-Germain ; ni à Pufendorf quand vous parlez à Mme de Saint-Germain. […] Il faut savoir, même en littérature, tolérer les faiblesses des autres : « Laissez-les jouir tranquillement de leurs erreurs dans le goût comme dans la religion. » Oh ! […] En indiquant son charmant cours d’éducation mondaine, nous n’avons pas cru qu’il fût hors de propos de prendre des leçons de savoir-vivre et de politesse, même dans une démocratie, et de les recevoir d’un homme dont le nom se rattache de si près aux noms de Montesquieu et de Voltaire ; qui, plus qu’aucun de ses compatriotes en son temps, a témoigné pour notre nation des prédilections singulières ; qui a goûté, plus que de raison peut-être, nos qualités aimables ; qui a senti nos qualités sérieuses, et duquel on pourrait dire, pour tout éloge, que c’est un esprit français, s’il n’avait porté, jusque dans sa verve et sa vivacité de saillie, ce je ne sais quoi d’imaginatif et de coloré qui lui laisse le sceau de sa race.

1144. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, recueillis et mis en ordre par M. A. Sayous. (2 vol. in-8º, Amyot et Cherbuliez, 1851.) — I. » pp. 471-493

Des quatre noms qu’il cite, trois aujourd’hui sont unanimement salués et reconnus : Mme de Staël et Burke sont hors ligne ; Rivarol, moins relu, a laissé un nom brillant et comme un lointain phosphore. […] Aussi ce publiciste tant injurié, tant calomnié, et qui lui-même n’a pas su toujours tenir sa plume exempte de duretés injustes et d’invectives, laisse-t-il empreint sur la totalité de ses pages un cachet d’élévation, de respect pour soi-même et de dignité, qui tient à la pureté de son intention, à son désintéressement fondamental, et qui pour nous tous aujourd’hui devient une leçon. […] Ne jugeant encore les gens de lettres et les philosophes français que de loin et sur leurs seuls écrits, Mallet du Pan montrait qu’il ne serait pas homme à s’en laisser éblouir de près. […] Il avait vu en petit dans cet étroit et contentieux ménage de Genève ce que peuvent être les révolutions politiques, et quel cercle les passions humaines y parcourent ; il avait fait comme un physicien ses expériences sur de petites doses, mais avec un coup d’œil sûr et avec une précision qui ne se laissait pas abuser deux fois. […] Il n’est pas de pages plus vives et plus fortes que celles dans lesquelles Mallet étalait le bilan de l’Assemblée constituante, et l’état désemparé où elle laissait la France ; il n’en est pas de plus mémorables que le tableau qu’il traçait des torts et des fautes des partis en avril 1792, au moment où lui-même quittait le jeu qui n’était plus tenable, abandonnait la rédaction du Mercure après huit ans de travaux assidus, dont trois de combats acharnés, et se préparait à sortir de France.

1145. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le Brun-Pindare. » pp. 145-167

Quant à ce qui était de Voltaire et de son entourage : « Il faut avouer, concluait Fréron, qu’en sortant du couvent, Mlle Corneille va tomber en de bonnes mains. » Je laisse de côté la colère de Voltaire sur ce propos qu’il jugeait digne du carcan ; mais celle de Le Brun ne fut pas moindre. […] Mais quand Jean-Baptiste Rousseau s’échauffe dans son ode au comte Du Luc, ou sur une naissance ou sur une mort de prince du sang, il a beau produire quelques tons brillants et harmonieux, le vide des idées et des sentiments se fait aussitôt sentir ; le factice du genre apparaît ; cet auteur qui, de propos délibéré, entre en délire, trouve des lecteurs froids, et il les laisse froids. […] Il vise lui-même à remplir quelques-unes de ces conditions difficiles qu’il impose au génie ; il sait qu’une muse n’atteindra jamais aux beautés sévères, « si elle n’a point le courage d’acquérir dans le silence littéraire cette mâle vigueur que ne sauraient énerver ni le bon ton ni la bonne compagnie : Ceux dont le présent est l’idole Ne laissent point de souvenir : Dans un succès vain et frivole Ils ont usé leur avenir. […] Ce qui reste presque plaisant, et ce qui ne laisse pas de donner une petite leçon littéraire, c’est que les vers, les petites élégies galantes, s’entremêlaient fort bien aux injures, au moins dans les commencements : Dans les premiers temps, ses torts semblaient être involontaires. […] On comprend maintenant pourquoi : il avait trop logé en lui la haine et l’injure pour laisser place à la tendresse et à l’accent d’une délicate volupté !

1146. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Le maréchal Marmont, duc de Raguse. — I. » pp. 1-22

Les passions et les intérêts de parti se sont depuis longtemps déplacés, et laissent à l’impartialité toute carrière. […] Mais depuis que j’ai eu à examiner de plus près les récits qui le concernent, et à le suivre lui-même dans les pages qu’il a laissées, il m’a semblé que la méthode pour l’expliquer et le présenter sous le meilleur jour à tous était simple, et qu’il suffisait de raconter et d’exposer. Je suis soutenu dans ce travail par un secours inappréciable, par une lecture rapide des Mémoires mêmes du maréchal, qu’il a légués à Mme la comtesse de Damrémont, et dont, avec une confiance qui m’honore, elle a bien voulu me laisser prendre à l’avance quelques notes et quelques extraits. […] Dès le mois de mars précédent, il avait été élevé à la dignité de duc de Raguse pour récompense de son administration vigilante et créatrice dans cette province inculte de Dalmatie : « Quatre-vingts lieues de belles routes, dit-il, construites dans les localités les plus sauvages, au milieu des plus grandes difficultés naturelles, ont laissé aux habitants des souvenirs honorables et qui ne périront jamais. » Ces travaux étaient exécutés par les troupes, qui, noblement inspirées de la pensée civilisatrice du chef, y mettaient leur orgueil comme à une victoire. […] Marmont, mis hors de combat par de si graves blessures, fut transporté à Burgos et jusqu’à Bayonne, et reçu partout avec les honneurs dus à sa dignité : « Spectacle imposant, dit-il, de cette entrée en pompe d’un général d’armée mutilé sur le champ de bataille, porté avec respect devant les troupes, entrant au bruit du canon et escorté de tout son état-major. » Et comme il faut que l’esprit français se trouve partout, même dans les revers : « Je fis la plaisanterie, ajoute-t-il, de dire que j’avais, pendant ce voyage, assisté plusieurs fois à l’enterrement de Marlborough. » Sur la foi de son chirurgien Fabre, Marmont résista à toutes les insinuations qu’on lui faisait de se laisser couper le bras (qui était le bras droit) ; il aima mieux souffrir et obtenir une lente guérison.

1147. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Franklin. — I. » pp. 127-148

À partir de là, on n’a plus que des fragments de récits et la correspondance, laquelle, il est vrai, est aujourd’hui des plus complètes et ne laisse rien à désirer. […] Les aveux que Franklin nous fait de ses fautes (et nous en trouvons trois ou quatre dans ces années de jeunesse) ont un caractère de sincérité et de simplicité qui ne laisse aucun doute sur la disposition qu’il exprime. […] Il dit d’une manière charmante, au début de ses Mémoires, que, si la Providence lui en laissait le choix, « il n’aurait aucune objection pour recommencer la même carrière de vie depuis le commencement jusqu’à la fin, réclamant seulement l’avantage qu’ont les auteurs de corriger dans une seconde édition les fautes de la première ». […] Il fera tout pendant des années, auprès de la mère patrie, pour éclairer l’opinion et conjurer les mesures extrêmes ; jusqu’au dernier moment, il s’efforcera d’atteindre à une réconciliation fondée sur l’équité ; un jour qu’un des hommes influents de l’Angleterre (lord Howe) lui en laissera entrevoir l’espérance à la veille même de la rupture, on verra une larme de joie humecter sa joue : mais, l’injustice s’endurcissant et l’orgueil obstiné se bouchant les oreilles, il sera transporté de la plus pure et de la plus invincible des passions ; et lui qui pense que toute paix est bonne, et que toute guerre est mauvaise, il sera pour la guerre alors, pour la sainte guerre d’une défense patriotique et légitime. […] À ses heures de spéculation, il laissait volontiers aller sa pensée, tant dans l’ordre moral que dans l’ordre physique, à des conjectures et à des hypothèses très hardies et très lointaines.

1148. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre v »

Un mot qu’il prononça ne laisse pas de doute sur la vigueur et la direction de sa pensée. […] Léon Sommer ; « Actuellement, dit-il, je tiens ma vie comme entièrement sacrifiée, mais si le sort veut bien me la laisser, à la fin de la guerre je la considérerai comme ne m’appartenant plus, et, après avoir fait mon devoir envers la France, je me dévouerai au beau et malheureux peuple d’Israël dont je suis issu. […] A plusieurs reprises, mon nom blâmé, loué, revient sous sa plume, et j’écoute nos accords et nos désaccords avec la plus grande attention, car la guerre ne laisse rien en nous que nous refusions de reviser. […] Je me laisse émouvoir. […] Sur le même sujet une lettre signée d’un nom important dans la société parisienne :‌ Je ne voudrais pas vous laisser croire que les consciences des Israélites morts pour la France avec amour « sont vidées de leur tradition religieuse ».

1149. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre XI : M. Jouffroy moraliste »

» Ainsi d’écho en écho retentit la question éternelle, unique matière de la religion, de la poésie et de la science, poursuivie par toutes les puissances de l’homme « qui, alarmées, demandent, invoquent la lumière, comme les lèvres du voyageur altéré appellent la source dans le désert. » Mais jamais elle ne reparaît plus impérieuse que dans des temps comme les nôtres, où les anciennes réponses niées ou combattues laissent l’âme en proie au tourment du doute, battue par le vent des opinions contraires, ébranlée et arrachée à tous ses appuis. […] Il l’estimait comme elle le mérite, et la laissait dormir dans les in- folio du moyen âge, où nous espérons qu’elle restera. […] Il n’a laissé que des modèles de discussions, des fragments d’analyse, des conseils de méthode, des exemples d’invention originale. […] Il la laissa philosophique, et ne la voulut point religieuse. […] Il laissa les monades fleurir en Allemagne, et ne voulut observer que les faits.

1150. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Alfred de Vigny. »

j’ai vécu puissant et solitaire, Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre. […] Elle lui laissa, somme toute, moins de regrets que de réflexions de toute sorte qu’il se mit à agiter en tout sens. […] Mais ce qui est certain, c’est que dans le tête-à-tête il dévidait devant vous de fort jolies choses, des choses pensées et perlées, lorsqu’on lui laissait le temps de les dire et qu’on avait la patience de les entendre. […] Molé n’était pas homme à se laisser initier, ni à recevoir de la main à la main le fil conducteur. […] J’ai dû, comme je l’aurais fait dans une page de Mémoires, rappeler, puisque je l’avais très-présente, l’action elle-même, et surtout ne pas laisser travestir et dénaturer le personnage de M. 

1151. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Delille »

La Fontaine seul y aurait donné, je crois bien, par nonchaloir, par complaisance pour les Iris et les Climènes, si on l’avait laissé faire. […] Ses yeux sont un peu gris, un peu enfoncés ; il en fait tout ce qu’il veut, et la mobilité de ses traits donne si rapidement à sa physionomie un air de sentiment, de noblesse et de folie, qu’elle ne lui laisse pas le temps de paraître laide. […] On l’enlevait quelquefois pour une semaine, et il se laissait faire. […] Enfin, de Londres, où il venait de traduire en dix-huit mois le Paradis perdu, il laissa échapper une seconde édition, très-augmentée, du poëme des Jardins, et l’Homme des Champs (1800), dont l’impression était retardée depuis trois ans. […] Quelle tête anti-virgilienne que celle qui médite pendant plus de trente ans une traduction de l’Enéide, et qui y laisse subsister dès la seconde centaine de vers une telle marque d’oubli ! 

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