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462. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « J.-J. Weiss  »

Plus on est amusé par ces échappées de verve, et moins on se sent capable de résumer, d’expliquer, de ramener à un semblant d’unité les sentiments littéraires de M.  […] Il avait encore une certaine grossièreté de sentiment moral et des instincts de mauvais sujet qui lui appartenaient bien en propre et à quoi correspondait, dans son style, un goût marqué pour les grossièretés de langage. […] Weiss, nous retranchons de l’expression de ses jugements ce qui s’y mêle toujours de fantaisie, d’outrance et d’humeur, notre sentiment total sur l’œuvre qu’il a étudiée ne s’en trouve pas moins modifié et enrichi. […] Weiss) ne trouvons-nous point, à défaut d’une doctrine dont je ne regrette nullement l’absence, des sentiments plus persistants que les autres, des préférences ou des antipathies particulièrement tenaces ? […] Toutes les fois qu’il parle d’une œuvre sur laquelle son sentiment ne m’est pas connu d’avance, j’ai cette impression, s’il l’exalte, qu’il aurait aussi bien pu la mépriser, et s’il la trouve médiocre, qu’il aurait aussi bien pu la juger admirable.

463. (1926) La poésie pure. Éclaircissements pp. 9-166

D’après lui, on doit expulser de la poésie toute espèce d’idées, de sentiments et d’images. […] Pensées, images, sentiments, c’est une série indéfinie d’ondulations. […] Il faut qu’ensuite la liberté de notre sentiment à la traduire soit aussi complète. […] Les arts et la poésie (suite) la mystique du chef-d’œuvre. — le sentiment des simples.  […] Le tome III de mon histoire du sentiment religieux).

464. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME ROLAND — I. » pp. 166-193

Necker ; quoiqu’il y ait au commencement des tournures ministérielles et un peu de ce pathos qui lui sont assez ordinaires, cependant on y trouve généralement un ton qui ne nous semble pas le sien, et quelquefois une touche de sentiment qu’il n’a jamais su mêler avec son apprêt et ses tortillages. » Cette prévention radicale contre M. […] Des détails intimes sur les sentiments de Mme Roland nous sont révélés dans la Correspondance avec Bancal, et ajoutent à tout ce qu’on connaissait en elle de profond et de simple. […]  » Dans un séjour qu’il fit au clos La Plâtière vers septembre 90, cet attrait avait redoublé pour lui, et quelque conversation confidentielle s’était un jour engagée, dans laquelle il n’avait pu taire à son amie les sentiments de trouble qu’elle lui inspirait. […] L’émotion, au reste, que trahit cette lettre, n’était l’indice que d’un sentiment et non d’une passion. […] Et cependant Mme Roland est bien sous le même souffle, sous la même inspiration sentimentale que cette autre fille de Jean-Jacques : « Quoi qu’il en soit du fruit de l’observation et des règles de la philosophie, écrit-elle à Bancal, je crois à un guide plus sûr pour les âmes saines, c’est le sentiment.

465. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Michelet » pp. 167-205

il n’est pas tombé de haut… mais encore est-il tombé ; car le plus mauvais, le plus abaissé de ses livres d’histoire, vaut infiniment mieux par le sujet, l’art et les notions qu’il nous donne, que ces livres de physiologie et de sentiment qui ne sont pas plus du sentiment vrai que de la physiologie exacte. […] Il y a fourré le sentiment, le genre de sentiment avec lequel il s’était fait, depuis quelques années et depuis certains livres, une influence sur le cœur des femmes et des hommes qui sont aussi des femmes, et acquis ainsi une espéciale popularité. Il a enduit le livre de Nos Fils de ce beurre frais du sentiment, qui le fera avaler aux mères. […] Dans ses livres derniers : La Femme, L’Oiseau, L’Insecte, L’Amour, — l’amour des grandes et des petites bêtes, — il a insinué un petit ruisselet de sentiment dans lequel il a mouillé jusqu’à ses haines ; car il a des haines, le doux homme, contre nous autres chrétiens, à qui il lâche parfois insolemment le nom de sots ! […] En choses charmantes, on y rencontre, entre autres, un jugement poignant de vérité et de regrets sur le génie de Géricault, — le lord Byron de la peinture, — et sur le sentiment, quel qu’il fût, qui tua son génie, dans sa force.

466. (1874) Premiers lundis. Tome II « Sextus. Par Madame H. Allart. »

L’auteur de ce roman a longtemps vécu en Italie et y a beaucoup aimé le séjour de Rome, l’impression majestueuse et sévère des ruines, le profil encore conservé des caractères antiques sous la frivolité des mœurs et l’épicuréisme des sentiments. […] Un sentiment profond de dignité de femme une fois abusée respire dans Thérèse. […] Pourtant il nous semble que, dans ce genre de roman austère, comme elle l’appelle, je crois, madame Allart se pourrait créer une véritable originalité ; mais il lui faudrait se souvenir que si, dans le genre tendre et aventureux, il est permis, en composant, de laisser courir sa plume, qui va d’elle-même alors aux digressions faciles, aux grâces variées et abondantes, il devient indispensable, en abordant un ordre de sentiments plus contenu et plus réservé, de nourrir son expression et de marquer ses effets.

467. (1893) Thème à variations. Notes sur un art futur (L’Académie française) pp. 10-13

Le contour des objets ne nous ravit pas, ni le décor extérieur, ni l’évocation des paysages ; mais leur frisson de vie métaphysique, mais les cosmoramas de leur âme : le sentiment de l’inconnu nous trouble. […] Le sentiment de l’inconnu nous trouble4 ; mais comme il brouillait toute ardeur de la Beauté en l’incroyant Renan, il dirige notre adolescence vers la clarté du songe intérieur et les violentes langueurs du mysticisme catholique. […] Certains ont confondu l’art antique, dressant des symboles de sentiments, rendant concret l’abstrait : ainsi Vénus personnifiant la Volupté ; Éros : l’Amour, Pallas : la Sagesse ; … Mais cet art — que plagient les écrivains romans — était matérialiste.

468. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre IV. Des femmes qui cultivent les lettres » pp. 463-479

Ce même esprit devait inspirer plus d’éloignement encore pour les femmes qui s’occupaient trop exclusivement de ce genre d’étude, et détournaient ainsi leurs pensées de leur premier intérêt, les sentiments du cœur. […] Il n’y a que ces êtres en dehors des intérêts politiques et de la carrière de l’ambition, qui versent le mépris sur toutes les actions basses, signalent l’ingratitude, et savent honorer la disgrâce quand de nobles sentiments l’ont causée. […] Je crois fermement que dans l’ancien régime, où l’opinion exerçait un si salutaire empire, cet empire était l’ouvrage des femmes distinguées par leur esprit et leur caractère : on citait souvent leur éloquence quand un dessein généreux les inspirait, quand elles avaient à défendre la cause du malheur, quand l’expression d’un sentiment exigeait du courage et déplaisait au pouvoir. […] L’homme de génie peut devenir un homme puissant, et sous ce rapport, les envieux et les sots le ménagent ; mais une femme spirituelle n’est appelée à leur offrir que ce qui les intéresse le moins, des idées nouvelles ou des sentiments élevés : sa célébrité n’est qu’un bruit fatigant pour eux. […] quelques vertus privées, quelques services obscurs, quelques sentiments renfermés dans le cercle étroit de sa destinée, quelques écrits qui la feront connaître dans les pays qu’elle n’habite pas, dans les années où elle n’existera plus.

469. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre I. Les origines du dix-huitième siècle — Chapitre I. Vue générale »

Le culte du roi est la forme du sentiment national : on aime le roi par ce qu’il assure de prospérité, de grandeur, de gloire à la France. Mais Louis XIV absorbe et arrête trop en lui-même ces sentiments, tandis qu’un plus pur patriotisme se faisait sentir chez les écrivains antérieurs à 1660. […] Ils réveillent ainsi dans la bourgeoisie le sentiment de son infériorité sociale, à l’heure précisément où elle a le sentiment de sa supériorité intellectuelle, morale, économique. […] Les disputes religieuses deviennent de plus en plus mesquines et puériles, le sentiment religieux s’atrophie ou dévie ; la littérature religieuse disparaît.

470. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre II. Le Bovarysme comme fait de conscience son moyen : la notion »

Toutes, elles nous suggèrent le sentiment d’une contrarié fatale entre la destination naturelle d’une énergie et le but vers lequel cette énergie oriente consciemment son effort. […] Or, il arrive que chez l’homme, la conscience possède la propriété, à un degré beaucoup plus élevé que chez toutes les autres espèces, de refléter, en même temps que l’image des sentiments, des pensées, des actes individuels, l’image aussi des sentiments, des pensées, des actes étrangers. […] La conscience de l’homme, a-t-on dit, se distingue de celle de toutes les autres espèces animales par un pouvoir beaucoup plus grand de refléter des images de sentiments, de pensées, d’actes étrangers. […] Mais il y a plus, et au pouvoir d’être en réalité modifié par la notion, l’homme ajoute celui de concevoir, par son entremise, des manières d’être qu’il ne peut réaliser, des sentiments auxquels il est impropre, des buts qui lui sont inaccessibles.

471. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « PARNY. » pp. 423-470

Plus porté aux sentiments qu’aux idées, la jeunesse lui sied bien et devrait lui durer toujours : le créole est comme naturellement épicurien. […] Il ne composa qu’après coup ce quatrième livre, dans lequel il sut combiner les sentiments vrais qu’il retrouvait au dedans de lui avec quelques circonstances peut-être fictives ou du moins antérieures176. […] j’ai trop aimé ; dans mon cœur épuisé, Le sentiment ne peut renaître. […] il faut bien faire quelque chose de son talent, lorsqu’une fois on l’a développé ; il vous reste et vous sollicite, même après que la fraîcheur ou l’ardeur première du sentiment s’est dissipée ; car, tout poëte élégiaque l’a dû éprouver amèrement, ce n’est pas tant la vie qui est courte, c’est la jeunesse. […] La tristesse s’envolait, je répondais à ton sourire ; je suivais tes pas, ô Consolateur, avec le sentiment de la mort dans mon sein ; j’étais heureux au bord du néant.

472. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre v »

Il semble mettre au-dessus de tout le sentiment de la fierté nationale qu’il se préoccupe de concilier avec l’idéal humanitaire.‌ […] Les juifs d’Algérie, durant cette guerre, nous font voir Israël qui vient de se lier à la civilisation française et qui désire ardemment coopérer à nos droits, à nos devoirs et à nos sentiments. […] Je constate qu’il est mené uniquement par les sentiments et les passions.‌ […] La solitude dans nos montagnes boisées engendre la mélancolie, les mauvais sentiments, bref la lassitude. […] Ses lettres, d’un ton ferme, respirent le plus salubre sentiment patriotique et familial.‌

473. (1883) Essais sur la littérature anglaise pp. 1-364

À cet amour même de la vérité est uni un sentiment pratique qui ressemble beaucoup à la véracité, le sentiment de la réalité. […] Le second est un sentiment exact et vrai de la littérature qu’elle expose. […] Tel est en effet le sentiment que nous inspire la personne de lord Herbert. […] Toute leur vie se concentre dans ce sentiment unique qui est le premier qu’ils éprouvent. […] Le livre d’Elis Wyn repose sur les mêmes éléments de terreur et s’adresse aux mêmes sentiments de crainte.

474. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XIV. De la plaisanterie anglaise » pp. 296-306

Dans les états monarchiques, où l’on dépend du caractère et de la volonté d’un seul homme ou d’un petit nombre de ses délégués, chacun s’étudie à connaître les plus secrètes pensées des autres, les plus légères gradations des sentiments et des faiblesses individuelles50. […] Il y a quelquefois dans Congrève de l’esprit subtil et des plaisanteries fortes ; mais aucun sentiment naturel n’y est peint. […] On dirait que, voulant être gais, ils ont cru nécessaire de s’éloigner le plus possible de ce qu’ils sont réellement, ou que, respectant profondément les sentiments qui faisaient le bonheur de leur vie domestique, ils n’ont pas permis qu’on les prodiguât sur leur théâtre. […] La nation étant plus une, l’écrivain prend l’habitude de s’adresser dans ses ouvrages au jugement et aux sentiments de toutes les classes ; enfin les pays libres sont et doivent être sérieux.

475. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre quatrième. Éloquence. — Chapitre V. Que l’incrédulité est la principale cause de la décadence du goût et du génie. »

Les plus belles choses qu’un auteur puisse mettre dans un livre sont les sentiments qui lui viennent, par réminiscence, des premiers jours de sa jeunesse. […] La religion est le plus puissant motif de l’amour de la patrie ; les écrivains pieux ont toujours répandu ce noble sentiment dans leurs écrits. […] Si l’homme religieux aime sa patrie, c’est que son esprit est simple, et que les sentiments naturels qui nous attachent aux champs de nos aïeux sont comme le fond et l’habitude de son cœur. […] Au lieu de cette tendre religion, de cet instrument harmonieux dont les auteurs du siècle de Louis XIV se servaient pour trouver le ton de leur éloquence, les écrivains modernes font usage d’une étroite philosophie qui va divisant toute chose, mesurant les sentiments au compas, soumettant l’âme au calcul et réduisant l’univers, Dieu compris, à une soustraction passagère du néant.

476. (1864) Le roman contemporain

Une œuvre d’art est une création du sentiment. […] Elle recevra de lui sa foi, ses sentiments, ses idées ! […] Dumas a pu le croire, le sentiment de la réalité, elle le diminue par le contraste. […] Sentiments, idées, caractères, événements mêmes, tout est plus ou moins chimérique. […] On n’y trouve pas la peinture de caractères vrais, de sentiments réels.

477. (1900) Le rire. Essai sur la signification du comique « Chapitre II. Le comique de situation et le comique de mots »

Trop souvent nous parlons de nos sentiments de plaisir et de peine comme s’ils naissaient vieux, comme si chacun d’eux n’avait pas son histoire. […] C’est le jeu du chat qui s’amuse avec la souris, le jeu de l’enfant qui pousse et repousse le diable au fond de sa boite, — mais raffiné, spiritualisé, transporté dans la sphère des sentiments et des idées. Énonçons la loi qui définit, selon nous, les principaux effets comiques de répétition de mots au théâtre : Dans une répétition comique de mots il y a généralement deux termes en présence, un sentiment comprimé qui se détend comme un ressort, et une idée qui s’amuse à comprimer de nouveau le sentiment. […] Réunissez même ces deux hommes en un seul, faites que votre personnage hésite entre une franchise qui blesse et une politesse qui trompe, cette lutte de deux sentiments contraires ne sera pas encore comique, elle paraîtra sérieuse, si les deux sentiments arrivent à s’organiser par leur contrariété même, à progresser ensemble, à créer un état d’âme composite, enfin à adopter un modus vivendi qui nous donne purement et simplement l’impression complexe de la vie. […] Il n’aurait qu’à desserrer le double lien qui maintient ses idées en contact avec ses sentiments et son âme en contact avec la vie.

478. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Roederer. — II. (Suite.) » pp. 346-370

Roederer avait besoin d’une occasion éclatante qui lui permît de dessiner sa ligne et de mettre en lumière, autrement encore que par des écrits, ses vrais sentiments. […] … Ce sont là des scrupules de délicatesse assez rares pour devoir être notés, et qui marquent l’ordre de sentiments véritablement patriotiques qui entraient (au moins de la part de quelques-uns) dans l’acte du 18 Brumaire. […] Distinguant entre le sentiment national qui était d’instinct, et l’opinion publique plus raisonnée et plus éclairée, il aurait voulu élever l’un jusqu’à l’autre, organiser celle-ci pour que le bon sens redescendît ensuite de là comme d’une sorte de fontaine publique dans tous les rangs et les étages de la société. […] Roederer accepta et servit loyalement l’Empire ; il en reçut des honneurs et des dignités ; il eut, en 1815, ce sentiment vrai qui le rattacha, par intérêt national comme par devoir et reconnaissance, à l’empereur reparu ; mais son moment préféré et hors de comparaison fut toujours l’heure du Consulat. […] S’il est beau par-dessus tout au héros militaire et civil d’inspirer de tels sentiments d’admiration à ceux qui l’approchent, il n’est pas moins honorable à l’homme politique déjà éprouvé par les révolutions d’avoir gardé son esprit assez ferme et assez intègre pour être capable de les ressentir.

479. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « De la tradition en littérature et dans quel sens il la faut entendre. Leçon d’ouverture à l’École normale » pp. 356-382

Quoi qu’il en soit, Béatrix et l’inspiration d’où elle est sortie étaient, certes, un sentiment nouveau dans le monde ; comme notre tradition n’est point fermée ni exclusive, nous sommes heureux de reconnaître ce sentiment délicat de l’amour et de la courtoisie chevaleresque, d’y voir un fleuron de plus qui vient s’ajouter à la couronne humaine, à côté de l’atticisme et de l’urbanité. […] Le sentiment d’un certain beau conforme à notre race, à notre éducation, à notre civilisation, voilà ce dont il ne faut jamais se départir. Ne pas avoir le sentiment des lettres, cela, chez les anciens, voulait dire ne pas avoir le sentiment de la vertu, de la gloire, de la grâce, de la beauté, en un mot de tout ce qu’il y a de véritablement divin sur la terre : que ce soit là encore notre symbole. […] Or, ce sentiment de sécurité et d’une saison fixe et durable, il n’appartient à personne de se le donner ; on le respire avec l’air aux heures de la jeunesse. […] Vous me ferez croire, avec le temps, que je puis pour ma part vous être bon en quelque chose, et, généreux comme on l’est à votre âge, vous me rendrez en ce seul sentiment moral bien plus que je ne saurais vous donner en directions de l’esprit ou en aperçus littéraires.

480. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Béranger — Béranger en 1832 »

Un sentiment plus grave, plus recueilli, a inspiré ces courts et rares essais consacrés à des génies contemporains. […] Le patriotisme de son adolescence ne l’abandonna jamais ; mais ses sentiments ne se tournaient qu’avec réserve vers l’homme de génie qui touchait déjà à l’empire. […] C’était comme un esquif trop frêle, une bulle trop volatile, pour qu’il osât y risquer ses autres sentiments plus précieux. […] Ici au contraire, pour Béranger, la pensée, le sentiment inspirateur préexistait : le refrain n’en devait être que l’étincelle, mais étincelle à point nommé en quelque sorte, d’un intervalle et d’un jet déterminés à l’avance. […] Laffitte, un fauteuil à l’Académie, une invitation à ce qu’on appelle encore aujourd’hui la Cour, dont il s’excuse, le même sentiment de convenance et de dignité l’inspire.

481. (1892) Boileau « Chapitre IV. La critique de Boileau (Suite). Les théories de l’« Art poétique » » pp. 89-120

Car la nature n’est-elle pas la source unique et commune des sentiments et des idées, présente à tous, et la même pour tous, dont tous ont également la sensation et l’intuition ? La nature a ce privilège que le sentiment que nous en avons dépasse infiniment notre expérience. […] Mais Boileau veut qu’on tienne compte du sentiment public et de la tradition. […] Il estimait sans doute que, quand par la probité absolue de son expression, l’artiste impose le sentiment de la réalité de l’objet qu’il exprime, si particulier que soit cet objet, la copie prend une valeur universelle et constante. […] Il n’en eut qu’une très vague notion et ne sut pas la rattacher aux principes de sa doctrine : il n’eut même pas le sentiment de la difficulté logique en face de laquelle il se trouvait.

482. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre premier. La structure de la société. — Chapitre I. Origine des privilèges. »

Pour la seconde fois, une figure idéale se dégage9 après celle du saint, celle du héros, et le nouveau sentiment, aussi efficace que l’ancien, groupe aussi les hommes en une société stable. […] Tous les goûts, tous les sentiments sont subordonnés au service ; il y a tel point de la frontière européenne où l’enfant de quatorze ans est tenu de marcher, où la veuve jusqu’à soixante ans est forcée de se remarier. […] Lorsqu’il est veuf et sans enfants, on députe auprès de lui pour qu’il se remarie et que sa mort ne livre pas le pays à la guerre des prétendants ou aux convoitises des voisins. — Ainsi renaît, après mille ans, le plus puissant et le plus vivace des sentiments qui soutiennent la société humaine. […] Le même sentiment vif se prolonge jusqu’à la fin du quinzième siècle dans les peintures de Beato Angelico et de Hans Memling. — La Sainte Chapelle de Paris, l’église supérieure d’Assise, le paradis de Dante, les Fioretti peuvent donner une idée de ces visions. […] Ce vif sentiment de la petite patrie locale apparaît à chaque réunion de province, Normandie, Bretagne, Franche-Comté, etc.

483. (1766) Le bonheur des gens de lettres : discours [graphies originales] « Le Bonheur des gens de lettres. — Premiere partie. » pp. 12-34

Satisfaire quelques besoins, comparer avec peine deux objets, voilà où se réduisent leur desir & leur curiosité : mais l’homme de génie ouvre à peine les yeux, qu’il reçoit à la fois une idée & un sentiment. […] Ce sera lui qui étendra les idées des autres hommes, qui sous la forme du sentiment, développera les pensées qui reposoient au fond de leurs cœurs, & qui placera sur leurs lévres cette expression juste & facile dont il leur aura donné l’exemple. […] Christine dépose le Diadême, quitte de vils flatteurs pour s’entretenir avec des êtres pensans, & tandis que les autres Souverains demeurent comme empoisonnés dans leurs vastes Royaumes, elle parcourt l’Italie, théatre superbe d’antiques monumens dont les débris portent encore dans l’ame un sentiment involontaire d’admiration & de respect. […] Vos lumieres dirigées par le sentiment apporteront à l’homme une félicité nouvelle, & peut être ajouteront à l’éclat de vos charmes. […] Pourquoi ne pas cultiver le sentiment exquis de leur ame ?

484. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Mademoiselle Aïssé »

À une première et rapide lecture, ces inconvénients arrêtent peu ; on ne suit que le cours des sentiments de celle qui écrit. […] « L’esprit de M. le Chevalier d’Aydie est chaud, ferme et vigoureux ; tout en lui a la force et la vérité du sentiment. […] Ses définitions, ses images sont justes, fortes et vives ; enfin le Chevalier nous démontre que le langage du sentiment et de la passion est la sublime et véritable éloquence. […] La vraie passion y respire sans rien de violent ni de tumultueux, avec le sentiment profond d’une âme toute soumise et comme dévotieuse. […] C’est le même sentiment, le même vœu enchanteur, à jamais consacré par Virgile : … Hic ipso tecum consumerer aevo !

485. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — Chapitre IV. Addison. »

—  Le sentiment religieux et poétique. —  Vision de Mirza. […] Il employait tout son talent et tous ses écrits à nous donner le sentiment de ce que nous valons et de ce que nous devons être. […] L’énergie du sentiment sauve les misères du dogme. […] Son éducation, qui l’a encombré de préceptes, n’a point détruit en lui la virginité du sentiment vrai. […] Les sentiments grands et simples viennent d’eux-mêmes se lier à ces nobles images, et leur harmonie mesurée compose un spectacle unique, digne de ravir le cœur d’un honnête homme par sa gravité et par sa douceur.

486. (1893) Impressions de théâtre. Septième série

Il s’y joindra, plus tard, un sentiment de reconnaissance pour l’homme qui l’a sauvée. […] En tous cas, ces sentiments mêmes restent à expliquer. […] Brieux avait fait preuve d’un sentiment moral très franc, très candide, un peu austère. […] Ce qui élargit l’intérêt du drame, c’est que le sentiment qui pousse tous les membres de la noble famille aux immolations inhumaines est, dans son essence, un sentiment humain, plébéien presque autant qu’aristocratique. […] lentement, sans heurt, et par quelle jolie série de nuances de sentiments !

487. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 45, de la musique proprement dite » pp. 444-463

Le sentiment nous enseigne d’abord qu’elle est très-propre à calmer les agitations de l’esprit, et comme une discussion bien faite justifie toûjours le sentiment, nous trouvons en l’examinant par quelles raisons elle est si propre à faire l’impression que nous avons déja sentie. […] Cependant, l’expression d’un mot ne sçauroit toucher autant que l’expression d’un sentiment, à moins que le mot ne contint seul un sentiment. […] Je crois même que tous les poëtes et que tous les musiciens seroient de mon sentiment, s’il n’étoit pas plus facile de rimer séverement, que de soûtenir un stile poëtique, comme de trouver sans sortir du vrai, des chants qui soient à la fois naturels et gracieux.

488. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Byron »

Au milieu du discrédit singulier dans lequel les poètes du mot seul, jaloux comme des bouteilles vides contre des bouteilles pleines, ont essayé de faire tomber Byron, le poète du sentiment et du mot aussi, quoi qu’ils disent, quelques voix ont protesté ; et je sais mieux qu’une protestation, je sais presque une œuvre sur Lord Byron. […] III La violence donc, — car il est violent, et c’est cette violence de sentiment, ne troublant jamais la pureté de sa forme, qui fait de Byron ce mélange d’intensité et de pureté vraiment incomparables, — la violence donc, naturelle à Byron, a empêché de voir ce qui distinguait le plus son génie, comme d’autres choses, qui étaient plus ou moins en lui, ont fait illusion sur sa vie… J’ai dit plus haut que l’esprit de contradiction était naturellement développé en lui à un degré extraordinaire. […] et ce n’est plus de la forme que je parle ici… Byron est peut-être le plus grand poète des sentiments désintéressés et chastes. […] Non content des sentiments ordinaires de la vie, Byron s’invente des sentiments dans lesquels triomphe mieux que dans tous les autres la pureté de son génie.

489. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Jules Sandeau » pp. 77-90

C’est la moralité d’un sceptique bien élevé, qui prend les idées reçues et les sentiments naturels, et qui s’en sert dans l’intérêt de ses petites combinaisons romanesques. […] Ce fut son mérite, et cela devint intellectuellement son honneur, de montrer, par une suite d’ouvrages, qu’après la rupture d’une collaboration éclatante, il n’était pas, du coup, entièrement brisé, — qu’il était par lui-même, — qu’il existait, — qu’il avait enfin une individualité littéraire, et que, pour la délicatesse des sentiments et l’adoucissement des touches amollies, la plus femme des deux n’était pas la femme. […] Quels sentiments y sont montrés dans leurs développements, leurs expansions et leurs luttes ? Les plus nobles de tous les sentiments qui aient jamais agité le cœur des hommes. […] Ce n’est pas, assurément, la première fois qu’un romancier a peint l’orgueil nobiliaire, ce magnifique sentiment social, périssant invaincu sous sa couronne fermée, dans l’inflexible pureté de son blason, et qu’on a essayé de nous montrer, comme M. 

490. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Littré. »

Ce père, en un mot, avait le sentiment des hautes études. […]  » Tel est le sentiment, religieux à sa manière et des plus graves, des plus moraux assurément, que M.  […] Lui aussi a partagé le sentiment qui pénétrait alors les Hellènes, enorgueillis de leur liberté, enthousiasmés de leurs triomphes, épris de leurs belles créations dans les arts, dans les lettres et dans les sciences. […] Se peut-il trouver un sentiment national plus fièrement exprimé que cette supériorité de race que le médecin de Cos attribue à ses compatriotes ? […] Il excite des affections respectueuses, des amitiés enthousiastes et fidèles ; il y a comme de la vénération mêlée dans les sentiments qu’il inspire.

491. (1889) Essai sur les données immédiates de la conscience « Chapitre II. De la multiplicité des états de conscience. L’idée de durée »

Ici nous nous trouvons en présence d’une multiplicité confuse de sensations et de sentiments que l’analyse seule distingue. […] On a essayé d’expliquer ce sentiment de la direction par la vue ou l’odorat, et plus récemment par une perception des courants magnétiques, qui permettrait à l’animal de s’orienter comme une boussole. […] De là vient que nous confondons le sentiment même, qui est dans un perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot qui exprime cet objet. […] Nulle part cet écrasement de la conscience immédiate n’est aussi frappant que dans les phénomènes de sentiment. […] Le sentiment lui-même est un être qui vit, qui se développe, qui change par conséquent sans cesse ; sinon, on ne comprendrait pas qu’il nous acheminât peu à peu à une résolution : notre résolution serait immédiatement prise.

492. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Madame Dacier. — II. (Fin.) » pp. 495-513

Cependant celui-ci se décida à faire imprimer cette Iliade versifiée et réduite à douze chants ; elle parut pour la nouvelle année de 1714 avec un Discours sur Homère, où il déclarait tous ses sentiments ; et c’est alors, à ce moment de la paix d’Utrecht, la ville et la Cour étant de loisir, que la guerre littéraire éclata. […] Elle est comme un lion, et d’autant plus que, remplie du sentiment vrai qui la possède, elle ne peut le démontrer aux autres autant qu’elle le voudrait. […] Ce n’était pas ici comme pour La Motte qui posait en principe qu’il était parfaitement inutile de savoir le grec pour juger du point en litige ; l’abbé Terrasson savait le grec, mais il n’en avait pas plus pour cela le sentiment du beau. […] La Motte, en s’exprimant ainsi, parlait comme un homme froid et d’esprit dégagé, qui n’a pas la chaleur d’une conviction, et qu’un sentiment vif ne tourmente pas. […] Rousseau (avril 1715), me mande que toute la jeunesse est déclarée contre le divin poète, et que si l’Académie française prenait quelque parti, la pluralité serait certainement pour M. de La Motte contre Mme Dacier. » Le xviiie  siècle fut puni de cette partialité ; en perdant tout sentiment homérique, il perdit aussi celui de la grande et généreuse poésie ; il crut, en fait de vers, posséder deux chefs-d’œuvre, La Henriade et La Pucelle ; il faudra désormais attendre jusqu’à Bernardin de Saint-Pierre, André Chénier et Chateaubriand pour retrouver quelque chose de cette religion antique que Mme Dacier avait défendue jusqu’à l’extrémité, et la dernière du siècle de Racine, de Bossuet et de Fénelon.

493. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Histoire de la Restauration par M. Louis de Viel-Castel. Tomes IV et V. »

1815, par exemple, et ce qui suivit immédiatement la tempête des Cent-Jours, qui nous en rendra le vif sentiment ? […] On peut tout dire, on ne peut exagérer les sentiments de fureur et de frénésie qui transportèrent les hautes classes de la société blanche à l’occasion des procès de La Bédoyère, de Ney, de celui de M. de Lavalette avant et après son évasion ; on n’a pas exagéré non plus les horreurs qui sillonnèrent le Midi et qui y firent comme un long cordon d’assassinats depuis Avignon, Nîmes, Uzès, Montpellier, Toulouse, toutes villes en proie à l’émeute et où l’on suit à la trace le sang de Brune, des généraux La Garde, Ramel, et de tant d’autres, jusqu’à Bordeaux où l’on immolait les frères Faucher. […] Mais c’est infâme, c’est révoltant, c’est le renversement de tous les sentiments naturels ; c’est du parricide pur ! […] qu’on ne vienne plus tant parler de la Terreur rouge, ou plutôt qu’on en parle, mais en même temps que de la Terreur blanche, et dans un sentiment commun de réprobation et d’exécration. […] Pasquier, tantôt prudent et mesuré rapporteur, tantôt, et le plus souvent, improvisateur habile et sensé, qui toujours prêt, toujours à propos, toujours pratique, ayant au plus haut degré le tact des situations et le sentiment du possible, parlant utilement (rare mérite !)

494. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre VI, « Le Mariage de Figaro » »

Le siècle tournera à l’idylle : notre beau monde traduira en sentiments et en pittoresque d’opéra-comique le goût de l’innocence rustique et de la belle nature que lui aura inoculé Rousseau. […] Une fraîcheur réelle de sentiment s’épanouit à travers toutes les niaiseries de ce rococo. […] On ne joue plus avec le sentiment : il emplit l’âme, il la brûle. […] Quelques événements, par le dégagement d’opinions et de sentiments qu’ils provoquent, indiquent à quel ton les esprits sont montés. […] Cependant la légèreté morale, l’illusion puissante des spectateurs les firent complices de l’auteur, et transfigurèrent Figaro : le public se vit en lui, et ce coquin fit vibrer tous les plus généreux sentiments, échauffa toutes les plus ardentes espérances qui remplissaient alors les âmes.

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