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616. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Portalis. Discours et rapports sur le Code civil, — sur le Concordat de 1801, — publiés par son petit-fils — II. » pp. 460-478

C’est ainsi qu’il disait : « Interrogeons l’histoire, elle est la physique expérimentale de la législation. » Et dans un autre discours ou exposé de motifs, parlant de Montesquieu : « Il nous apprit, dit-il, à ne jamais séparer les détails de l’ensemble, à étudier les lois dans l’histoire, qui est comme la physique expérimentale de la science législative. » Et ailleurs encore, pour exprimer qu’il faut étudier les opérations de l’esprit dans les langues : « La parole est la physique expérimentale de l’esprit. » Je ne fais qu’indiquer ce procédé très sensible chez lui, et qui nous frapperait moins peut-être, si, comme les critiques anciens, nous avions pénétré davantage dans le secret des orateurs. […] Mais, en lisant ces paroles si ménagées, ne sentons-nous pas l’esprit de Portalis lui-même qui se traduit jusque dans sa langue et dans sa manière de dire ? Il n’était pas de ceux qui affectent une parole brève, sentencieuse et courte, et il accusait précisément de cet abus la langue de la fin du xviiie  siècle : « Sous, prétexte de dire beaucoup de choses en peu de mots, écrit-il, on a multiplié les verbes, on a diminué les expressions moelleuses et mesurées qui marquaient les nuances. » Me pardonnera-t-on d’entremêler ainsi des remarques de langage à celles qui portent sur les plus grands objets de l’intérêt social ? […] Il avait poussé la chicane jusqu’à reprocher aux rédacteurs du Code d’avoir dit dans une phrase : « Le bon sens, la raison, le bien public ne permettent pas, etc. », comme si c’était une pure redondance ; à quoi Portalis répliquait : Nous ne nous engagerons pas dans la question, si la langue française admet ou n’admet pas des mots synonymes ; mais nous dirons que le bon sens et la raison diffèrent, en ce que le propre de la raison est de découvrir les principes, et que le propre du bon sens est de ne jamais les isoler des convenances.

617. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Philarète Chasles » pp. 111-136

On a publié des Mémoires sur lesquels la langue des commères en littérature s’en était donné à cœur-joie, et lui-même avait été une de ces commères-là. […] Il y avait vécu et il y avait écrit dans la langue du pays, comme Voltaire qui, jeune et fat comme un Français, s’était aussi permis d’y écrire, dans cette langue si opposée pourtant à son genre de génie. […] Mais Chasles, lui, dans le livre sur l’Angleterre politique, est Anglais, moins la langue, presque autant que de Brosses était Romain en continuant Salluste… Il l’est depuis l’Introduction du livre jusqu’à la Lettre de Louis Blanc sur l’Angleterre et La Décadence de l’Angleterre par Ledru-Rollin, ouvrages français dont il ne s’occupe qu’au profit des idées anglaises et parce qu’on y traite de sujets anglais.

618. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Fervaques et Bachaumont(1) » pp. 219-245

Arsène Houssaye savait très bien… ce qu’il savait : le Jockey-Club, le demi-monde, les salons de la princesse Mathilde, le Café anglais, le champ de courses, la langue verte, la langue rose, toutes les langues de Paris, du Paris-feuilleton ! […] En ces romans de Μ. de Vielcastel, qui avaient la prétention d’être des livres de caste et des satires de cette caste, ce qui devait affiler le trait et exaspérer la couleur, on parlait identiquement la même langue mondaine que le roman de Feuillet, et on y rencontrait les mêmes inanités que dans la chronique de Bachaumont.

619. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre XII : Pourquoi l’éclectisme a-t-il réussi ? »

L’Institut venait de couronner sur la tête de La Harpe la critique régulière et plate, et les esprits les plus fins ne faisaient que retourner ou expliquer le Traité des sensations et la Langue des calculs. […] De plus, elle s’appuie sur les plus beaux écrits de la langue, et sur une suite de grands penseurs. […] Cousin, un des premiers, s’est réformé, et emploie la langue de Descartes, qui ramènera peut-être la langue de Voltaire.

620. (1778) De la littérature et des littérateurs suivi d’un Nouvel examen sur la tragédie françoise pp. -158

Où est la fortune des Auteurs de l’Encyclopédie & de tant d’autres ouvrages qui ont honoré la langue françoise, en l’établissement la premiere langue de l’Europe ? […] L’inflexible langue ne présente aucun tour que la rebelle rime ne répudie. […] J’aime l’innovateur, en fait de style ; il remplit la langue de termes & de tours vigoureux. […] Les mots dans l’origine d’une langue ont plus de brièveté, & expriment plus de choses à la fois. […] Fontenelle me paroît bien supérieur, en génie, au Poète Rousseau, même du côté de la langue.

621. (1929) Amiel ou la part du rêve

Bernard Bouvier remarque que, dans de nombreuses langues étrangères, ce sont presque toujours des femmes qui ont traduit le Journal. […] Peu d’écrivains de langue française — pas un sans doute — ne se sont passés de Paris avec plus de facilité, et même de nécessité : il est vrai que Paris le lui a rendu. […] Il fréquenta peu les étudiants allemands, les cours ne lui servirent guère qu’à apprendre la langue. […] Par la langue et la culture, elle est française. […] Et le Suisse a peut-être encore la position la plus privilégiée, car sa patrie parle quatre langues, a trois religions, et vingt-cinq communautés politiques.

622. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Lettre sur l’orthographe » pp. 427-431

Un savant qui passe pour orientaliste vous écrira, par exemple : « Le jour de nôtre arrivée… nous causammes… » Un autre, des plus experts dans la langue française romane, dans notre vieille langue du Moyen Âge, vous dénoncera dans un événement d’hier un fait « grâve ».

623. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Joseph Scaliger, et Scioppius. » pp. 139-147

Il se glorifioit de parler treize langues, l’Hébreu, le Grec, le Latin, le François, l’Espagnol, l’Italien, l’Allemand, l’Anglois, l’Arabe, le Syriaque, le Chaldaïque, le Persan & l’Ethiopien ; c’est-à-dire, qu’il n’en sçavoit aucune. […] Les mots injurieux de toutes les langues lui étoient connus, & venoient d’abord sur la sienne.

624. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 39, qu’il est des professions où le succès dépend plus du génie que du secours que l’art peut donner, et d’autres où le succès dépend plus du secours qu’on tire de l’art que du génie. On ne doit pas inferer qu’un siecle surpasse un autre siecle dans les professions du premier genre, parce qu’il le surpasse dans les professions du second genre » pp. 558-567

Ainsi, supposé que nous sçachions quelque chose dans l’art de disposer le plan d’un poëme, et de donner aux personnages des moeurs décentes que les anciens ne sçussent pas, ils n’auront pas laissé de nous surpasser, s’il est vrai qu’ils aïent eu plus de génie que nous, et cela d’autant plus qu’il est certainement vrai que les langues dans lesquelles ils ont composé étoient plus propres à la poësie que les langues dans lesquelles nous composons.

625. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre VI. De la politique poétique » pp. 186-220

J’appelle matériaux les religions, les langues, les terres, les mariages, les noms propres et les armes ou emblèmes, enfin les magistratures et les lois. […] Ces religions, ces langues, etc., avaient été propres aux premiers hommes, monarques de leur famille. […] La Providence, en faisant naître les familles, qui, sans connaître le Dieu véritable, avaient au moins quelque notion de la Divinité, en leur donnant une religion, une langue, etc., qui leur fussent propres, avait déterminé l’existence d’un droit naturel des familles, que les pères suivirent ensuite dans leurs rapports avec leurs clients. […] En effet, les pères de famille qui s’étaient réservé leur religion, leur langue, leur législation particulière à l’exclusion de leurs clients, ne purent se séparer ainsi sans attribuer ces privilèges aux ordres souverains dans lesquels ils entrèrent ; c’est en cela que consista la forme si rigoureusement aristocratique des républiques héroïques. […] Plaute dit dans plusieurs endroits, qu’il a traduit, en langue barbare, les comédies grecques…, Marcus vertit barbarè .

626. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre III. »

Dégénérés de leur ancien génie et de leurs propres lois, ils aimèrent, en apprenant la langue et les sciences des Grecs, à y reconnaître la trace d’eux-mêmes et l’altération continue de leur ancienne histoire. […] Malgré ce que l’exacte sagacité des modernes et leur subtile esthétique peuvent ajouter à l’intelligence du texte antique, ne croyons pas que ces Hellènes judaïsants du second ou du premier siècle avant notre ère, que les Septante, que plus tard un Origène d’Alexandrie, qu’un saint Jérôme, entre les docteurs de Béthleem, et les pieuses Romaines qui chantaient pour lui les psaumes dans la langue hébraïque, n’aient pas entendu ce texte que rendait avec tant de force une nouvelle diction grecque ou romaine. […] C’est ainsi que cette poésie sacrée des Hébreux, demi-voilée dans les obscures ellipses de sa langue antique, ignorée dans ses mètres, dépouillée de son harmonie, souvent transmise dans des versions informes ou faibles, n’en a pas moins, depuis quinze siècles, défrayé de sublime l’imagination des hommes. […] « Tu emploies ta bouche à la fraude ; et ta langue machine des tromperies. […] Ils furent l’âme du peuple hébreu, sa cymbale de guerre, le luth de son deuil et de ses afflictions, sa vie durable dans la captivité, alors que, démembré par les discordes, expatrié par la servitude, ses lieux saints, ses tombeaux, sa langue natale, lui étaient arrachés, et qu’il ne lui restait plus que sa foi dans le passé et dans l’avenir.

627. (1886) Le roman russe pp. -351

Pauvre langue ! […] Si l’on classe les langues indo-européennes d’après leur ordre de parenté avec le sanskrit, les idiomes slaves occuperont une place à part, plus rapprochée que les autres de la langue mère, ou de la langue sœur. […] Un temps, les vers furent la langue universelle : tout homme cultivé la parla naturellement. […] Il faudrait citer, traduire cette langue de diamant ; c’est une gageure à rendre fou de désespoir. […] Si les mots de notre langue ont un sens défini, Nicolas Vassiliévitch ne fut pas un mystique.

628. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Jean-Jacques Ampère »

Il avait très-vite appris assez de chinois pour lire couramment un livre dans cette langue. […] Comment parler pertinemment d’une littérature et d’un peuple dont on ne sait pas la langue ? […] Il fit sous le titre d’Histoire de la formation de la langue française une grammaire de notre vieille langue, et en mettant le pied sur le domaine des grammairiens il se heurta à des épines, il trouva des adversaires tout munis et préparés. […] Dans la préface de la Grammaire historique de la langue française, par M.  […] Guessard s’accordaient moins avec la direction scientifique qu’a prise décidément la chimie organique des langues.

629. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome IV pp. -328

D’ailleurs, il n’entendoit pas cette langue non plus que le Latin. […] C’est sans contredit le moderne qui a le mieux écrit dans la langue des Romains. […] Il sçavoit les langues, entendoit la critique, aimoit la bibliographie. […] Il vouloit rendre le François la langue universelle de l’Europe. […] L’académie, en portant ce nom, a voulu marquer le soin qu’elle prend à épurer la langue Toscane.

630. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre quatrième »

Perfection de la langue française dans les écrits de Pascal. […] Et de même qu’il a une langue pour tous les états de son âme, il en a une pour toutes les passions de ceux qui le lisent. […] Les Provinciales. — Perfection de la langue française dans les écrits de Pascal. […] Une dernière et suprême beauté a immortalisé les Provinciales, c’est la langue. Descartes avait laissé quelque chose à faire à Pascal ; après Pascal, l’œuvre de la langue française, dans la prose, est consommée.

631. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Introduction, où l’on traite principalement des sources de cette histoire. »

Le caractère des deux langues dans lesquelles il est écrit ; l’usage de mots grecs ; l’annonce claire, déterminée, datée, d’événements qui vont jusqu’au temps d’Antiochus Épiphane ; les fausses images qui y sont tracées de la vieille Babylonie ; la couleur générale du livre, qui ne rappelle en rien les écrits de la captivité, qui répond au contraire par une foule d’analogies aux croyances, aux mœurs, au tour d’imagination de l’époque des Séleucides ; le tour apocalyptique des visions ; la place du livre dans le canon hébreu hors de la série des prophètes ; l’omission de Daniel dans les panégyriques du chapitre XLIX de l’Ecclésiastique, où son rang était comme indiqué ; bien d’autres preuves qui ont été cent fois déduites, ne permettent pas de douter que le Livre de Daniel ne soit le fruit de la grande exaltation produite chez les Juifs par la persécution d’Antiochus. […] Que ces deux ouvrages tels que nous les lisons soient absolument semblables à ceux que lisait Papias, cela n’est pas soutenable ; d’abord, parce que l’écrit de Matthieu pour Papias se composait uniquement de discours en hébreu, dont il circulait des traductions assez diverses, et en second lieu, parce que l’écrit de Marc et celui de Matthieu étaient pour lui profondément distincts, rédigés sans aucune entente, et, ce semble, dans des langues différentes. […] On peut dire que nous avons encore ces deux documents, mêlés à des renseignements d’autre provenance, dans les deux premiers évangiles, qui portent non sans raison le nom d’« Évangile selon Matthieu » et d’« Évangile selon Marc. » Ce qui est indubitable, en tous cas, c’est que de très bonne heure on mit par écrit les discours de Jésus en langue araméenne, que de bonne heure aussi on écrivit ses actions remarquables. […] Quand même Papias ne nous apprendrait pas que Matthieu écrivit les sentences de Jésus dans leur langue originale, le naturel, l’ineffable vérité, le charme sans pareil des discours synoptiques, le tour profondément hébraïque de ces discours, les analogies qu’ils présentent avec les sentences des docteurs juifs du même temps, leur parfaite harmonie avec la nature de la Galilée, tous ces caractères, si on les rapproche de la gnose obscure, de la métaphysique contournée qui remplit les discours de Jean, parleraient assez haut. […] Toute une nouvelle langue mystique s’y déploie, langue dont les synoptiques n’ont pas la moindre idée (« monde », « vérité », « vie », « lumière », « ténèbres », etc.).

632. (1856) Cours familier de littérature. I « Ier entretien » pp. 5-78

VII Bientôt les premières études de langues commencées sans maître dans la maison paternelle, puis les leçons plus sérieuses et plus disciplinées des maîtres dans les écoles, m’apprirent qu’il existait un monde de paroles, de langues diverses ; les unes qu’on appelait mortes, et qu’on ressuscitait si laborieusement pour y chercher comme une moelle éternelle, dans des os desséchés par le temps ; les autres qu’on appelait vivantes, et que j’entendais vivre en effet autour de moi. Je passe sur ces rudes années où les enfants voudraient qu’il n’y eût pas d’autre langue que celle qu’ils balbutient, entrecoupée de baisers, sur le sein de leurs nourrices ou sur les genoux de leurs mères. […] Cependant, malgré la dureté de l’apprentissage, je commençais à trouver de temps en temps un plaisir sévère à ces récits pathétiques, à ces belles pensées qu’on nous faisait exhumer mot à mot de ces langues mortes ; un souffle harmonieux et frais en sortait de temps en temps, comme celui qui sort d’un caveau souterrain muré depuis longtemps et dont on enfonce la porte. Une image champêtre ou un sentiment pastoral de Virgile, une strophe gracieuse d’Horace ou d’Anacréon, un discours de Thucydide, une mâle réflexion de Tacite, une période intarissable et sonore de Cicéron, me ravissaient malgré moi vers d’autres temps, d’autres lieux, d’autres langues, et me donnaient une jouissance un peu âpre mais enfin une jouissance précoce, de ce qui devait enchanter plus tard ma vie. […] ce chant de l’âme qui exhale ce qui nous semble trop divin en nous pour rester enseveli dans le silence ou pour être exprimé en langue usuelle ; littérature instinctive et non apprise, qui prend ses soupirs pour des accents, et qui cadence les battements de deux cœurs pour les faire palpiter à l’unisson de leurs accords.

633. (1856) Cours familier de littérature. II « XIe entretien. Job lu dans le désert » pp. 329-408

Job lu dans le désert I Voici, selon nous, le plus sublime monument littéraire, non pas seulement de l’esprit humain, non pas seulement des langues écrites, non pas seulement de la philosophie et de la poésie, mais le plus sublime monument de l’âme humaine. […] Racine lui-même, notre plus grand poète, n’est que le plus mélodieux des symphonistes, qu’on peut entendre au théâtre, ou qu’on peut lire comme on écoute, dans le silence de l’âme, la musique des langues. […] Quel est donc, en effet, cet odieux contrat où l’on suppose le consentement d’une des deux parties qui ne peut ni refuser ni consentir, et où l’on condamne à un supplice qu’aucune langue n’exprima jamais un être innocent de sa naissance, un être qui n’était pas ? […] Depuis ce pèlerinage dans le désert, j’ai parlé tant d’autres langues que je dois demander indulgence pour ces réminiscences de poésie. […] Accoudé sur ce sable, immuable oreiller, J’écoute, en retenant l’haleine intérieure, La brise du dehors, qui passe, chante et pleure ; Langue sans mots de l’air, dont seul je sais le sens, Dont aucun verbe humain n’explique les accents, Mais que tant d’autres nuits sous l’étoile passées M’ont appris, dès l’enfance, à traduire en pensées.

634. (1893) Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Cinquième série

Une transformation de la langue est naturellement résultée de cette exigence. Devenant plus oratoire, il a fallu que la langue devint plus abstraite, parlant plus générale, et partant plus conforme ou plus analogue à celle de tout le monde. […] L’intérêt, sous ce rapport, en est de la même nature que celui des Remarques sur la langue française, de son disciple Vaugelas. […] Le désir que l’on éprouvait, c’était celui de « communiquer », si je puis ainsi dire ; et, à l’expérience, ou jugeait que la langue n’en fournissait pas les moyens. […] comme il l’a dit dans sa langue énergique, ne pensons pas être les seuls hommes, et que toute la sagesse soit dans notre esprit, dont nous vantons la délicatesse ! 

635. (1874) Premiers lundis. Tome II « Étienne Jay. Réception à l’Académie française. »

Sans doute il est trop vrai de dire que la langue, dans ce qu’elle avait d’excellent, se déforme, se perd de jour en jour ; qu’elle est à la merci de tous, tiraillée, gonflée, bigarrée en cent façons, et qu’au train dont on la mène, on ne peut savoir, d’ici à cinquante ans, ou seulement à vingt-cinq, ce qui en arrivera. […] Jay lui-même, quels obstacles, je vous le demande, de tels écrivains opposent-ils à la décadence d’une littérature et d’une langue ?

636. (1886) Le naturalisme

Ses qualités dominantes sont à coup sûr, avec une précieuse netteté d’intelligence, une langue facile et brillante, un style coloré et nerveux. […] Il étudia et pratiqua toutes les sciences et toutes les langues. […] Nous pouvons louer la langue de Cervantès, les Français ne proposeront jamais pour modèle celle de Rabelais, malgré sa richesse, sa variété et son caractère pittoresque. […] Tout le premier, il doua de vibration et de coloris la langue appauvrie du dix-huitième siècle. […] Si parfois la langue va plus loin que la pensée, d’une manière générale les perceptions de l’entendement et les élans de la volonté sont violents et concis ; la langue les habille, les déguise et les atténue en les exprimant.

637. (1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre premier. Ce que devient l’esprit mal dépensé » pp. 1-92

La langue nouvelle s’y montre dans tout son éclat, l’esprit dans toute sa verve, le dialogue dans la grâce et dans le naturel inimitable qui donne une si grande valeur au poème. […] Si vous admettez que tout écrivain en ce monde, pourvu qu’il parle sa langue et qu’il obéisse à ce code inviolable, la grammaire, a le droit de créer son propre style, de faire la langue qu’il écrit ou qu’il parle, où trouverez-vous un style plus ingénieux, une forme plus nouvelle ? […] Elle tient l’esprit en éveil, elle l’occupe, elle lui plaît, elle parle une langue à la fois claire et savante, et dont la recherche est de bon goût. […] Même, il faut dire qu’à l’Étranger, où la langue écrite est en plus grand honneur que la langue parlée, on a conservé — c’est vrai — mieux que chez nous le ton, l’accent, l’ornement, la richesse, l’élégance et la politesse du beau langage d’autrefois. […] C’est à l’écrivain qui écrit, chaque jour, qu’il convient (la langue étant saine et sauve) de ménager son sujet.

638. (1908) Promenades philosophiques. Deuxième série

Je ne prétends pas que ces langues soient des langues primitives, mais ce défaut d’abstraction leur confère un caractère de primitivité. […] Du latin aux langues et dialectes romans, nous avons des milliers d’exemples de ces rétrécissements. […] On peut logiquement supposer, et c’est tout, que la langue la plus ancienne est aussi la langue la plus compliquée, la plus riche en flexions, sinon en formes syntaxiques. […] Les Ibères, ce seraient les Basques, sinon par la race, du moins par la langue. […] Il y avait de grandes ressemblances entre les deux langues.

639. (1899) Musiciens et philosophes pp. 3-371

Nous pouvons nous y habituer, c’est-à-dire apprendre à en apprécier le charme, par l’usage, par un apprentissage analogue à l’étude d’une langue étrangère, en comparant nos vocables avec ceux de l’autre langue et en en fixant le sens dans notre mémoire. […] Elle se développe parallèlement à leur langue et d’une façon analogue, pour ne pas dire identique. […] Tranchons le mot, il est aussi impossible de les faire pénétrer dans notre langue musicale européenne qu’il le serait de renouveler la langue française avec le javanais, le chinois, le turc ou l’arabe. […] La langue musicale doit s’apprendre comme toute langue parlée ; ni plus ni moins. […] Il n’y a plus de création de musique véritablement populaire en Europe, précisément parce que tous les peuples européens sont habitués, depuis des siècles, à une langue commune, le chant ecclésiastique, et que ce chant a effacé peu à peu la langue autochtone, primitive.

640. (1896) Journal des Goncourt. Tome IX (1892-1895 et index général) « Année 1895 » pp. 297-383

Vous avez assoupli votre langue aux exigences complexes de la peinture des réalités observées, aux nécessités changeantes des traductions d’une âme, au caprice même des impressions les plus fugitives. […] Avec le mal de tête, et la lassitude douloureuse de cette maladie particulière, il me faut du courage, pour travailler, tout l’après-midi, avec Hayashi, et arriver, à nous deux, à la traduction laborieuse de ces préfaces japonaises d’Hokousaï, si difficilement transportables dans notre langue. […] Il me parle d’un article fait sur moi, par un littérateur de ses amis : article intraduisible en français, parce que la langue hollandaise est beaucoup plus riche que la langue française, et ayant cinq ou six expressions pour rendre une chose, qui n’en a qu’une chez nous — et cet article, au dire de Zilken serait un débordement d’épithètes, ressemblant à une éruption volcanique. […] Et cette connaissance de l’histoire de l’Empereur, lui est arrivée par des livres en langue hollandaise, que son père avait apprise de son maître, un médecin hollandais. […] Et nous étions à la recherche, tout en le voulant très moderne, à la recherche d’un style mâle, concret, concis, à la carcasse latine, se rapprochant de la langue de Tacite, que nous lisions alors beaucoup.

641. (1888) Épidémie naturaliste ; suivi de : Émile Zola et la science : discours prononcé au profit d’une société pour l’enseignement en 1880 pp. 4-93

Ce sont donc ces sortes de gens qui, en employant ces mots abominables, rendent le plus grand service aux lettres ; sans eux et leur vocabulaire spécial, la langue perdrait et sa couleur et son énergie. […] A-t-elle procuré à la langue française un surcroît de ressources ? […] Les naturalistes loin de perfectionner la langue sont en train de la gâter à plaisir. […] Cette langue française si claire, si simple, si concise dans sa construction, ils la surchargent, la dérangent, la rendent parfois prétentieuse et inintelligible. […] Il ne redoute pas, de même que Voltaire, Rousseau, la sincérité d’une verte expression, réminiscence de cette vieille langue française, de laquelle il avait été bercé, mais il se garde de persister sur ce ton.

642. (1903) Articles de la Revue bleue (1903) pp. 175-627

L’instinct qui guidait ces réformateurs, s’il eût été tout à fait conscient, eût été celui-ci : une langue a une tradition ; pour agir fortement sur cette langue, il faut comprendre la tradition à laquelle elle obéit. […] Le romantisme, disais-je, eut l’intuition qu’il devait remonter aux sources pour reprendre la vraie tradition de la langue. […] Je crois avoir ainsi montré que trois modes d’expression distincts existent bien côte à côte dans la Poésie française et se rencontrent dans la tradition de notre langue. […] En les distinguant, on peut enrichir la langue et la poétique sans les corrompre ; en les confondant par ignorance on va droit au galimatias et à la décadence. […] Les vrais poètes du futur n’auront pas trop sans doute de toutes les ressources de la langue pour traduire la complexité de leurs âmes.

643. (1828) Préface des Études françaises et étrangères pp. -

Victor Hugo, de Lamartine et Alfred de Vigny, autant à cause de la hauteur de leur talent que parce qu’ils l’ont appliqué à des genres dont notre langue n’offrait point d’exemples ou dont elle n’offrait que des modèles incomplets. […] Ce qui est vrai pour la musique et la peinture l’est bien davantage pour la poésie qui est l’art le moins palpable, celui dont les secrets sont les plus nombreux et les plus intimes, celui enfin qui a le grand désavantage sur les autres arts de n’avoir pas une langue à part et d’être obligé de s’exprimer avec les mêmes signes qu’un exploit d’huissier, ou qu’un roman vertueux qui fait pleurer les marchandes de modes. […] Toute l’Europe savante et poétique est sous la domination de Shakespeare traduit dans toutes les langues ; il ne lui manque plus que vingt toises carrées, à Paris, au coin de la rue Saint-Honoré et de celle de Richelieu ; elles ne peuvent plus lui manquer longtemps. […] Il est temps de dire un mot du style, cette qualité sans laquelle les ouvrages sont comme s’ils n’étaient pas ; on se figure assez généralement parmi les gens du monde, qu’écrire sa langue avec correction et avoir du style, sont une seule et même chose. […] Cet abbé, avec tout son esprit et tout son talent, a singulièrement appauvri la langue poétique, en croyant l’enrichir, parce qu’il nous donne toujours la périphrase à la place du mot propre.

644. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Le journal de Casaubon » pp. 385-404

Le chancelier d’Aguesseau, félicitant Rollin de son Traité des études, dont le français est excellent, quoique jusqu’alors le savant recteur et professeur n’eût composé que des opuscules latins, lui disait agréablement : « Vous parlez le français comme si c’était votre langue naturelle. » Ce n’est certes pas à Casaubon qu’on aurait pu faire le même compliment : quand il parlait le français, on aurait dit que c’était un paysan, et le peu qu’il en met dans son journal est tout à fait informe ; c’est seulement quand il parlait latin qu’il semblait parler sa langue. Mais son latin a cela de particulier qu’il est farci de grec, dont l’auteur était tout rempli également ; et il y a même çà et là des pointes d’hébreu : de sorte qu’une seule et même phrase, commencée dans une langue, continuée dans une autre, peut s’achever dans une troisième. Cela fait le tissu le plus singulier, et cette bigarrure, qu’il portait jusque dans ses autres écrits, lui a été reprochée dans le temps même : elle est faite pour nous étonner bien plus encore aujourd’hui· Elle n’a d’ailleurs d’effrayant que le premier aspect ; avec un peu d’habitude des langues anciennes, on en vient bientôt à bout, sauf quelques mots qu’on peut négliger.

645. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Mémoires de madame Roland »

Elle avait dû à l’habitude de la langue italienne le talent de donner à la langue française un rythme, une cadence véritablement neuve. […] Beugnot attribue à l’usage de la langue italienne. […] Deux choses l’enhardissent et lui délient la langue dans la prison, deux pensées l’absolvent à ses yeux : la considération du danger présent et de la mort, et la conscience qu’elle a de faire honneur bientôt à Roland en le suppléant de sa personne devant le tribunal inique et de lui payer ainsi en monnaie historique son indemnité de mari.

646. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Mlle Eugénie de Guérin et madame de Gasparin, (Suite et fin.) »

Mme de Gasparin n’a pas cru devoir en mettre ; elle a puisé à pleines mains autour d’elle dans sa langue romande, dans cette riche flore rustique dont elle est éprise et où l’on dirait qu’elle se plonge à cœur-joie ; elle a moins songé à nous agréer qu’à se satisfaire. […] C’est pour la langue comme une fille de Racine et du premier Lamartine. […] Ce pourrait être d’une plume polie du xviie ou du xviiie  siècle, d’une Mme d’Aulnoy ou mieux encore d’une Caylus parlant naturellement en prose la langue d’Esther. […] L’expression passer fleur n’est pas, je dois le dire, de la façon de l’écrivain. « Dans tout le centre de la France, m’écrit-on, dans l’Ouest, dans le Poitou, il n’y a pas un jardinier qui s’exprime autrement. » Mais la nouveauté consiste à introduire de ces sortes d’expressions naturelles dans la langue écrite ou littéraire, et c’es ce dont je loue l’écrivain.

647. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE SÉVIGNÉ » pp. 2-21

Au commencement du dix-septième siècle, notre civilisation, et partant notre langue et notre littérature, n’avaient rien de mûr ni d’assuré. […] On sent que, par tournure d’esprit comme par position, ils sont bien plus voisins de la France d’avant Louis XIV, de la vieille langue et du vieil esprit français ; qu’ils y ont été bien plus mêlés par leur éducation et leurs lectures, et que, s’ils sont moins appréciés des étrangers que certains écrivains postérieurs, ils le doivent précisément à ce qu’il y a de plus intime, de plus indéfinissable et de plus charmant pour nous dans leur accent et leur manière. […] Elle s’est placée ainsi, sans le vouloir ni s’en douter, au premier rang des écrivains de notre langue. […] Quand une fois le siècle d’analyse a passé sur la langue et l’a travaillée, découpée à son usage, le charme indéfinissable est perdu ; c’est à vouloir alors y revenir qu’il y a réellement de l’artifice.

648. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Frédéric le Grand littérateur. » pp. 185-205

Il avait été élevé par un Français, homme de mérite, appelé Duhan, qui lui avait inspiré l’amour de notre langue et de notre littérature. […] Ce n’est pas seulement la langue ici et l’expression qui lui fait faute et qui résiste, c’est souvent le tact délicat qui est absent ! […] … Il se dira encore : « Quiconque n’est pas poète à vingt ans ne le deviendra de sa vie… Tout homme qui n’est pas né français, ou habitué depuis longtemps à Paris, ne saurait posséder la langue au degré de perfection si nécessaire pour faire de bons vers ou de la prose élégante. » Il se comparera aux vignes « qui se ressentent toujours du terroir où elles sont plantées ». […] Il ne connaissait l’Antiquité que par des traductions, et par les traductions françaises ; il ne jugeait donc bien que le gros des choses qui résistent à ce genre de transport d’une langue dans une autre.

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