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958. (1902) La poésie nouvelle

La France jugée à l’Étranger : Lucile Dubois.‌ […] Étranger : 60 fr.‌ […] Il s’effraye de l’influence des littératures étrangères sur notre génie propre, — influence qui s’est développée chez nous sous la forme principalement du pessimisme. […] Étrange morte, vivante en allégorie lointaine de Beauté, guerrière, et douce exilée vers qui se tend la nostalgie éternelle des cœurs, — étrangère et voyageuse !‌ […] Car de cette étrangère qui vint souriante et qui maintenant dort, il ne sait rien, lui qui contemple son sommeil, sinon qu’elle dort et qu’elle est nue.

959. (1858) Cours familier de littérature. V « XXVIe entretien. Épopée. Homère. — L’Iliade » pp. 65-160

Mais ni les malheurs futurs des Troyens, de ma mère Hécube elle-même, ni ceux du roi Priam et de mes frères ne me touchent autant que ton propre sort, quand un Grec féroce t’entraînera tout en pleurs, privée de ta douce liberté ; quand dans Argos tu tisseras la toile sous les ordres d’une femme étrangère, et que, forcée par l’inflexible nécessité, tu iras chercher l’eau des fontaines de Messéide ou d’Hypérée. […] Lors même qu’il échapperait à cette désastreuse guerre, toujours les peines et les chagrins s’attacheront à ses pas et les étrangers usurperont son héritage. […] Écoutons le poète lui-même à ce déchirant épisode, dénouement de son poème : « Lorsqu’une grande misère pèse sur un homme qui a commis un meurtre dans sa patrie, il se retire chez un peuple étranger, dans la maison d’un héros opulent, et tous ceux qui l’aperçoivent sont frappés de surprise. […] Ils étaient cinquante quand débarquèrent les enfants de la Grèce ; dix-neuf avaient été enfantés par les mêmes flancs et dans mes palais ; les autres étaient nés de femmes étrangères ; le cruel Mars (la guerre) a tranché la vie du plus grand nombre d’entre eux ; un seul me restait : il défendait notre ville et nous-mêmes !

960. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIIIe entretien. Balzac et ses œuvres (3e partie) » pp. 433-527

Un étranger se présentait-il, elle lui vantait la préférence que M.  […] VII La jeune personne vertueuse, Sylvie, va voir son père qui la congédie comme une étrangère. — M. de Rastignac est mal accueilli par Mme de Restaud […] Les parents demeuraient en ville pendant la semaine employée par les exercices qui précédaient la distribution des prix, ainsi mes camarades décampaient tous joyeusement le matin ; tandis que moi, de qui les parents étaient à quelques lieues de là, je restais dans les cours avec les outre-mer, nom donné aux écoliers dont les familles se trouvaient aux îles ou à l’étranger. […] Mme de Mortsauf entama sur le pays, sur les récoltes, sur les vignes, une conversation à laquelle j’étais étranger.

961. (1896) Journal des Goncourt. Tome IX (1892-1895 et index général) « Année 1893 » pp. 97-181

Enfin j’aurais voulu lui faire proclamer à nouveau — lui, qui a été le seul défenseur des tentatives révolutionnaires au théâtre, que tout ce qui est permis aux étrangers ne l’est pas à nous, de par notre critique actuelle, qui nous défend un théâtre élevé, littéraire, philosophique, original, un théâtre qui dépasse le goût et l’intelligence d’un Sarcey, un théâtre autre, que celui renfermé dans les aventures bourgeoises du ménage d’aujourd’hui. […] » Whistler demeure, dans ce moment, rue du Bac, dans un hôtel, qui donne sur le jardin des Missions Étrangères. […] C’était dans le jardin des Missions Étrangères, la nuit presque tombée, un chœur d’hommes chantant des Laudate, un chœur de mâles voix s’élevant — Montesquiou suppose, que c’était devant de mauvaises peintures, représentant les épouvantables supplices dans les pays exotiques — s’élevant et s’exaltant en face de ces images du martyre, comme si les chanteurs du jardin étaient pressés de leur faire de sanglants pendants. […] Mercredi 14 juillet Le café : — tous les charabias de l’étranger et de la province ; — les tonitruants : Versez !

962. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre III. Variétés vives de la parole intérieure »

Enfin, comme l’imagination d’un ou de plusieurs auditeurs est la circonstance déterminante de cette modification de la parole intérieure, il est naturel que, par intervalles, elle devienne une imitation de la parole d’autrui ; aussi est-ce spécialement dans cette variété que se rencontrent des sons spécifiques étrangers aux habitudes ou aux facultés de la parole extérieure individuelle. — Dans le dialogue imaginaire, la parole intérieure est donc doublement impersonnelle : quand je crois parler, je parle, autant que je puis, le langage de tous ; puis, souvent, je suppose une réponse : alors, j’imite et la voix et les habitudes de langage de l’interlocuteur que ma fantaisie s’est donné. […] Tous les phénomènes de conscience ont leur expression intérieure, quand ils sont bien distincts, à moins que l’activité de l’âme ne soit trop grande et ne permette pas de tout exprimer : au milieu d’un discours, Socrate n’éprouvait sans doute qu’un sentiment ; mais dans la promenade solitaire, par exemple, il était naturel que le sentiment s’exprimât par une forme brève de langage analogue ou équivalente à un impératif203 ; expression d’un sentiment, cette parole devait être sur un ton assez élevé ; étant vive et subite, elle avait les caractères d’une voix étrangère, et, n’étant accompagnée d’aucun phénomène spatial, elle ne paraissait pas avoir un lieu d’origine distinct de l’âme même qui la percevait204. […] La prosopopée est donc une parole intérieure morale fictive, à laquelle, par une nouvelle fiction, l’orateur ou l’écrivain refuse l’intériorité, pour l’attribuer à une personnalité étrangère, soit humaine, soit divine, soit abstraite, soit indéterminée, dans laquelle enfin l’impératif moral est complété par une démonstration tantôt concise, tantôt développée selon les règles de l’art. […] On peut signaler les rapports de la parole intérieure morale avec les deux autres variétés vives en disant que la passion morale implique l’imagination plus ou moins nette d’un conseiller, tout au moins d’une voix étrangère.

963. (1932) Les deux sources de la morale et de la religion « La religion dynamique »

La grande majorité des hommes pourra rester à peu près étrangère aux mathématiques, par exemple, tout en saluant le génie d’un Descartes ou d’un Newton. […] Mais il n’y avait là, probablement, que des idées importées toutes faites de l’étranger : on sait à quel point l’Égypte avait toujours été préoccupée du sort de l’homme après la mort, et l’on se rappelle le témoignage d’Hérodote, d’après lequel la Déméter des mystères éleusiniens et le Dionysos de l’orphisme auraient été des transformations d’Isis et d’Osiris. […] Dieu étranger, venu de Thrace, Dionysos contrastait par sa violence avec la sérénité des Olympiens. […] Si elle a subi l’action de la pensée orientale, très vivante dans le monde alexandrin, ce fut à l’insu de Plotin lui-même, qui a cru ne faire autre chose que condenser toute la philosophie grecque, pour l’opposer précisément aux doctrines étrangères.

964. (1896) Écrivains étrangers. Première série

À l’étranger, notamment en Suisse et en Italie, on me prend volontiers pour un Polonais. […] D’autres fois il était loquace au point de causer indéfiniment avec des étrangers, des passants qu’il rencontrait dans ses promenades du soir. […] Byvanck, n’était plus, d’ailleurs, un étranger pour moi. […] Claudel, sur Leconte de Liste et Walter Pater, sans compter une revue mensuelle de la politique étrangère. […] Désormais ils resteront, sous le même toit, étrangers l’un à l’autre.

965. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Appendice. — Un cas de pédanterie. (Se rapporte à l’article Vaugelas, page 394). »

je suis appelé à parler sur la tombe d’un ami intime, j’écris ce discours le matin même de la cérémonie funèbre ; je le prononce devant des témoins amis et émus ; le Moniteur, où j’écrivais alors, insère le lendemain les paroles qui sont l’éloge du mort ; si d’autres feuilles, des journaux de médecine et de science les reproduisent, j’y suis totalement étranger et je n’ai eu nullement à m’en mêler : ces journaux n’ont vu dans mon Éloge funèbre que la mémoire du médecin, homme de bien, que j’y célébrais.

966. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre VIII. Du crime. »

Sans parler même du vague effroi que doit inspirer aux coupables ce qui peut suivre cette vie, il y a quelque chose de sensible ou de philosophique dans l’action de se tuer qui est tout à fait étranger à l’être dépravé.

967. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section II. Des sentiments qui sont l’intermédiaire entre les passions, et les ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre II. De l’amitié. »

Un jour heureux, un être distingué rattachent à ces illusions, et vingt fois on revient à cette espérance après l’avoir vingt fois perdue ; peut-être à l’instant où je parle, je crois, je veux encore être aimée, je laisse encore ma destinée dépendre toute entière des affections de mon cœur ; mais celui qui n’a pu vaincre sa sensibilité, n’est pas celui qu’il faut moins croire sur les raisons d’y résister ; une sorte de philosophie dans l’esprit, indépendante de la nature même du caractère, permet de se juger comme un étranger, sans que les lumières influent sur les résolutions, de se regarder souffrir, sans que sa douleur soit allégée par le don de l’observer en soi-même, et la justesse des méditations n’est point altérée par la faiblesse de cœur, qui ne permet pas de se dérober à la peine : d’ailleurs, les idées générales cesseraient d’avoir une application universelle, si l’on y mêlait l’impression détaillée des situations particulières.

968. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Mistral, Frédéric (1830-1914) »

De ces mêmes, qui louent l’heureux patoisant, quels cris si l’on proposait en compétition à ce Français qui écrit en provençal, un « Étranger » qui écrit en français : un grand poète appelé Verhaeren ?

969. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Vigny, Alfred de (1797-1863) »

L’épée et la plume étaient dignes de sa main loyale ; s’il souffrit toujours, c’est parce qu’il ne voulut jamais rester étranger à la misère des siens, et nulle mauvaise pensée ne troubla l’ineffable sincérité de son beau sourire !

970. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Jules Laforgue » pp. 36-47

Aucune manifestation d’art ne lui reste étrangère.

971. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XI » pp. 89-99

Les étrangers y admiraient cette naïveté, cette aisance, cette délicatesse si naturelle aux Français, jointes à une modestie, à une candeur digne des premiers temps.

972. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 23-38

D’ailleurs, toutes ses Fables n’ont pas été tirées d’un fond étranger.

973. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 239-252

La beauté d’un Ouvrage quelconque ne consiste pas à n’avoir rien d’étranger, mais à former un Tout habilement composé des différentes matieres qui peuvent l’embellir.

974. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre premier. Vue générale des épopées chrétiennes. — Chapitre III. Paradis perdu. »

Nous observerons encore que le chantre d’Éden, à l’exemple du chantre de l’Ausonie, est devenu original en s’appropriant des richesses étrangères : l’écrivain original n’est pas celui qui n’imite personne, mais celui que personne ne peut imiter.

975. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Bibliotheque d’un homme de goût — Chapitre VII. Des ouvrages périodiques. » pp. 229-243

Castillon, sont les auteurs de cet ouvrage, auquel on fait en France, comme dans les pays étrangers, un accueil très-favorable.

976. (1865) Du sentiment de l’admiration

Détournons nos regards d’erreurs qui nous sont étrangères.

977. (1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Mes pensées bizarres sur le dessin » pp. 11-18

S’il est si rare aujourd’hui de voir un tableau composé d’un certain nombre de figures sans y retrouver par-ci par-là quelques-unes de ces figures, positions, actions, attitudes académiques qui déplaisent à la mort à un homme de goût, et qui ne peuvent en imposer qu’à ceux à qui la vérité est étrangère, accusez-en l’éternelle étude du modèle de l’école.

978. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 37, des défauts que nous croïons voir dans les poëmes des anciens » pp. 537-553

Il ne suffit pas de sçavoir bien écrire pour faire des critiques judicieuses des poësies des anciens et des étrangers, il faudroit encore avoir connoissance des choses dont ils ont parlé.

979. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 15, observations concernant la maniere dont les pieces dramatiques étoient représentées sur le théatre des anciens. De la passion que les grecs et les romains avoient pour le théatre, et de l’étude que les acteurs faisoient de leur art et des récompenses qui leur étoient données » pp. 248-264

Il faut donc se défier de ce premier mouvement autant que les personnes sages se défient de celui qui porte à désapprouver d’abord les modes et les coutumes des païs étrangers.

980. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Lettres portugaises » pp. 41-51

Elle vivait au loin, dans son pays, au fond du cloître qu’elle avait souillé, et à peine si ceux qui lisaient ses lettres en France savaient son nom étranger.

981. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Henri Rochefort » pp. 269-279

elle en a peut-être d’autant plus qu’elle tranche davantage sur notre plaisanterie française, et qu’en France on aime l’accent, le ton, l’air étranger… Acéré d’ailleurs, et acéré avant tout, aiguisé sur les quatre côtés de sa lame, dès les premiers mots qu’écrivit le talent vibrant de Rochefort, quand il débuta dans la Chronique, on reconnut le petit sifflement de l’acier ou de la cravache dans la main qui les prend et qui sait s’en servir.

982. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Avellaneda »

Avellaneda9 D’ordinaire, les traducteurs sont les très humbles et très petits serviteurs des grands génies ou des grands talents qu’ils traduisent ; ils sont les clairs de lune d’un astre étranger.

983. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre XVII. »

Que le fond du poëme soit de date ancienne, comment pourrait-on en douter, après la magnifique invocation de Lucrèce à Vénus, mère des fils d’Énée, mère du peuple de Mars, et en songeant à ce temple qui lui était consacré dans Rome au-dessus de l’amphithéâtre, à cette statue de Vénus armée, à cet attribut si étranger au dogme mythologique des Grecs, et qui, pour ainsi dire, la personnifiait romaine ?

984. (1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLe entretien. L’homme de lettres »

Duval, instruit du départ prochain de M. de Saint-Pierre, fit tous ses efforts pour changer sa résolution ; mais, ne pouvant y réussir, il lui ouvrit généreusement sa bourse ; et le même jeune homme qui venait de refuser les dons d’un maréchal d’empire, parce qu’il ne pouvait voir en lui qu’un protecteur étranger, consentit à emprunter dix roubles (50 fr.) d’un simple particulier dans lequel son cœur voyait un ami. […] Il fit donc entendre à l’hôte qu’il était étranger, que la nuit était avancée, et que son intention était de ne repartir que le lendemain. […] Dieu veut finir mes peines, puisqu’il vous inspire plus de bonté envers moi, qui vous suis étrangère, que jamais je n’en ai trouvé dans mes parents. » Je connaissais Marguerite, et, quoique je demeure à une lieue et demie d’ici, dans les bois, derrière la Montagne-Longue, je me regardais comme son voisin. […] Dans ce temps-là surtout, où cette île faisait peu de commerce aux Indes, le simple voisinage y était un titre d’amitié ; et l’hospitalité envers les étrangers, un devoir et un plaisir. […] Mais combien ce site étranger a de charmes par sa beauté naturelle !

985. (1904) Zangwill pp. 7-90

Or l’idée moderne, la méthode moderne revient essentiellement à ceci : étant donnée une œuvre, étant donné un texte, comment le connaissons-nous ; commençons par ne point saisir le texte ; surtout gardons-nous bien de porter la main sur le texte ; et d’y jeter les yeux ; cela, c’est la fin ; si jamais on y arrive ; commençons par le commencement, ou plutôt, car il faut être complet, commençons par le commencement du commencement ; le commencement du commencement, c’est, dans l’immense, dans la mouvante, dans l’universelle, dans la totale réalité très exactement le point de connaissance ayant quelque rapport au texte qui est le plus éloigné du texte ; que si même on peut commencer par un point de connaissance totalement étranger au texte, absolument incommunicable, pour de là passer par le chemin le plus long possible au point de connaissance ayant quelque rapport au texte qui est le plus éloigné du texte, alors nous obtenons le couronnement même de la méthode scientifique, nous fabriquons un chef-d’œuvre de l’esprit moderne ; et tant plus le point de départ du commencement du commencement du travail sera éloigné, si possible étranger, tant plus l’acheminement sera venu de loin, et bizarre ; — de tant plus nous serons des scientifiques, des historiens, et des savants modernes. […] Tout cela serait fort bon si nous étions des dieux, ou, pour parler exactement, tout cela serait fort bien si nous étions Dieu ; car si nous voulons évaluer les qualités, les capacités, les amplitudes que de telles méthodes nous demandent pour nous conduire à l’acquisition de quelque connaissance, nous reconnaissons immédiatement que les qualités, capacités, amplitudes attribuées aux anciens dieux par les peuples mythologues seraient absolument insuffisantes aujourd’hui pour constituer le véritable historien, l’homme scientifique, — vir scientificus, — le savant moderne ; il ne suffît pas que le savant moderne soit un dieu ; il faut qu’il soit Dieu ; puisque l’on veut commencer par la série indéfinie, infinie du détail ; puisque l’on veut partir d’un point indéfiniment, infiniment éloigné, étranger, puisqu’avant d’arriver au texte même on veut parcourir un chemin indéfini, infini, pour épuiser tout cet indéfini, tout cet infini, l’infinité de Dieu même est requise, d’un Dieu personnel ou impersonnel, d’un Dieu panthéistique, théistique ou déistique, mais absolument d’un Dieu infini ; et nous touchons ici à l’une des contrariétés intérieures les plus graves du monde moderne, à l’une des contrariétés intérieures les plus poignantes de l’esprit moderne. […] Vous tirerez de là, si bon vous semble, des conclusions non seulement sur les abeilles et leurs ruches, mais sur tous les insectes, et peut-être aussi sur tous les animaux.” » Je n’insiste pas aujourd’hui sur ce que ce programme aujourd’hui nous paraît présenter d’ambitieux, de présomptueux, de peu scientifique même ; quelque jour nous nous demanderons s’il est permis d’assimiler ainsi les sciences historiques aux sciences naturelles, de les référer ainsi aux sciences plus abstraites, chimiques, physiques, mathématiques ; aujourd’hui je ne veux qu’examiner la forme même du connaissement, le parcours, le tracé, ce commencement le plus étranger, le plus éloigné, cet acheminement, ce détour, ce circuit le plus long, le plus excentrique, le plus circonférentiel, et du programme je passe au livre même, au livre glorieux, au livre exemple, au livre type ; on y verra, première partie, l’artiste, chapitre premier, l’esprit gaulois, que c’est très délibérément que l’auteur prend le chemin le plus long ; l’acheminement le plus long, le mot n’est pas de moi, mais de lui : « Je voudrais, pour parler de La Fontaine, faire comme lui quand il allait à l’Académie, “prendre le plus long”. […] Au nord »,… Circuit, le mot n’est pas de moi, le mot est de Taine ; cette méthode est proprement la méthode de la grande ceinture ; si vous voulez connaître Paris, commencez par tourner ; circulez de Chartres sur Montargis, et retour ; c’est la méthode des vibrations concentriques, en commençant par la vibration la plus circonférentielle, la plus éloignée du centre, la plus étrangère ; en admettant qu’on puisse obtenir jamais, pour commencer, cette vibration la plus circonférentielle ; car on voit bien comment des vibrations partent d’un centre, connu ; on ne voit pas comment obtenir la vibration la plus circonférentielle, ni même comment se la représenter, si le centre est par définition non connu, et si un cercle ne se conçoit point sans un centre connu ; pétition de principe ; c’est le contraire de ce qui se passe pour les ondes sonores, électriques, optiques, pour toutes les ondes qui se meuvent partant de leur point d’émission ; c’est le contraire de ce qui se passe quand on jette une pierre dans l’eau ; c’est une spirale commencée par le bout le plus éloigné du centre ; à condition qu’on tienne ce bout ; ce sont les vastes tournoiements plans de l’aigle, moins l’acuité du regard, et le coup de sonde, et, au centre, la saisie ; je découpe ici mon exemplaire, et je cite au long, pour que l’on voie, pour que l’on mesure, sur cet exemple éminent, toute la longueur du circuit : « Au nord, l’Océan bat les falaises blanchâtres ou noie les terres plates ; les coups de ce bélier monotone qui heurte obstinément la grève, l’entassement de ces eaux stériles qui assiègent l’embouchure des fleuves, la joie des vagues indomptées qui s’entre-choquent follement sur la plaine sans limites, font descendre au fond du cœur des émotions tragiques ; la mer est un hôte disproportionné et sauvage dont le voisinage laisse toujours dans l’homme un fond d’inquiétude et d’accablement. — En avançant vers l’est, vous rencontrez la grasse Flandre, antique nourrice de la vie corporelle, ses plaines immenses toutes regorgeantes d’une abondance grossière, ses prairies peuplées de troupeaux couchés qui ruminent, ses larges fleuves qui tournoient paisiblement à pleins bords sous les bateaux chargés, ses nuages noirâtres tachés de blancheurs éclatantes qui abattent incessamment leurs averses sur la verdure, son ciel changeant, plein de violents contrastes, et qui répand une beauté poétique sur sa lourde fécondité. — Au sortir de ce grand potager, le Rhin apparaît, et l’on remonte vers la France.

986. (1890) La vie littéraire. Deuxième série pp. -366

Ils appelaient l’étranger. […] Mais on voudrait que le sentiment du respect fût moins étranger au cœur de nos jeunes romanciers. […] Le vieil ermite inerte, le visionnaire étranger au monde, est en même temps le plus actif, le plus pratique, le plus entreprenant des hommes. […] En y réfléchissant, on est surpris qu’une idée aussi peu soutenable ait pu s’accréditer même chez des artistes étrangers à la critique et à l’histoire littéraire. […] Il est étranger à tout ce que l’avenir prépare.

987. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Joseph de Maistre »

je parlerai… » Et il raconte l’anecdote de l’étranger qu’il conduit à travers les appartements du palais et qui, arrivé dans le cabinet du roi, dit : « Je ne vois point le lit du roi. »  — « Monsieur, lui répondis-je, nous ne savons ce que c’est que le lit du roi  ; mais si vous voulez voir celui du mari de la reine, passons dans l’appartement de Ferdinande… » Il loue la religion du roi, il le loue de faire disparaître l’ignorance : l’enthousiasme, alors de rigueur, pour l’agriculture, pour les lumières, circule au milieu de ce culte de la religion conservé. […] Il passa dans cette ville, de tout temps si éclairée et si ornée alors d’étrangers de distinction, trois années entières, et ne rentra en Piémont qu’au commencement de 97. […] Les dépêches de M. de Maistre étaient soigneusement recueillies par les ministres étrangers résidant à Turin, et devenaient de la sorte un document européen. […] On a souvent admiré comment M. de Maistre, un étranger, avait si bien, je veux dire si fermement jugé du premier coup, et de si haut, la Révolution française ; c’est, on vient de le faire assez comprendre, qu’il n’y était pas étranger, c’est qu’il l’avait subie et soufferte dans le détail ; il ne l’a si bien jugée en grand que parce qu’il en avait pâti de très-près, et en même temps de côté. […] Qu’on ne vienne pas tant s’étonner, après les Soirées, que M. de Maistre, étranger, ait si bien écrit dans notre langue : quand on est de cette taille comme écrivain, on a droit de n’être pas traité avec cette condescendance.

988. (1923) L’art du théâtre pp. 5-212

Elle nous apportait d’inappréciables trésors qui pouvaient s’ajouter aux nôtres, mais qui les étouffèrent pour un temps et, dès lors, l’esprit français s’acharna sur une matière sinon étrangère ? […] Mais il répond au tempérament ibérique ; je n’en connais pas de plus autochtone, de moins influencé par l’étranger, et, quand il atteint à l’universel, il garde tout le suc de sa sève nationale, témoin ce chef-d’œuvre, La Vie est un Songe que nous avons pu applaudir au théâtre de l’Atelier. […] D’une part celle du Moyen-Âge qui nous revient par l’étranger, spécialement par l’Angleterre ; de l’autre celle du xviie qu’il n’aurait pas le cœur de renier. […] On y joua peu Maeterlinck, très tard Claudel ; les auteurs étrangers y occupaient presque toute la place ; je reviendrai sur eux. […] Les Copiaux — c’était leur nom — allaient de bourg en ville, de village en hameau, à travers la province et les provinces limitrophes : on les vit même à l’étranger, en Suisse et en Belgique.

989. (1892) Un Hollandais à Paris en 1891 pp. -305

Un tel esprit, contemporain de tous les siècles, concitoyen de tous les poètes et de tous les savants, n’est étranger dans aucun pays de gloire. […] On me l’exposait ainsi tout récemment : « D’ordinaire, les étrangers quittent Paris sous le coup d’une fausse impression. […] Il s’est assimilé les éléments étrangers de cette culture raffinée grâce à la faculté d’imitation qui est propre aux peuples jeunes. […] La guerre de 1870 et la Commune troublèrent définitivement le calme dans la petite famille du poète, et le forcèrent à se réfugier à l’étranger. […] nous n’avons jamais rien appris sur ces hordes que par leurs ennemis ou par des étrangers, qui avaient voyagé dans les contrées soumises à leur puissance.

990. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Saint-Arnaud. Ses lettres publiées par sa famille, et autres lettres inédites » pp. 412-452

Sur sa demande alors il passa dans la légion étrangère pour aller en Afrique (novembre 1836) ; il était le premier lieutenant de la légion ; il avait trente-huit ans. […] Je m’oublie et je reviens bien vite à la légion étrangère. […] Il a de l’artiste, du soldat, de l’homme surtout, et si l’on voulait donner à quelque étranger de distinction, à quelqu’un de nos ennemis réconciliés, la définition vivante de ce qu’est un brillant officier français de notre âge, on n’aurait rien de plus commode et de plus court que de dire : Lisez les lettres du maréchal de Saint-Arnaud.

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