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2235. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Troisième Partie. De la Poësie. — IV. La Poësie dramatique. » pp. 354-420

Ils mettent surtout la victoire de leur côté, parce que Racine, à la fin de sa vie, reconnut ses erreurs, crut avoir manqué l’objet du théâtre, & qu’après avoir embrasé la scène de tant de feux, il tourna son talent à des sujets plus chastes & plus nobles. […] Il ne voit, dans le comique larmoyant, que l’image de la vie ordinaire. […] La vie de Scaron n’étoit-elle pas un passage continuel de la douleur la plus vive à la joie la plus folâtre. […] car il n’importe pas qu’on joue par amusement ou pour gagner sa vie : si la chose est mauvaise en soi, elle l’est par rapport à tout le monde. […] En récompense, ils passent leur vie au cabaret, à y boire de la biere, du ponche, ou de l’eau de vie : il y a même des vicaires de paroisse, en Angleterre, qui tiennent des guinguettes, & qui y jouent du violon pour amuser les buveurs.

2236. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Victor Hugo »

Nous n’avons en ce volume que Rodrigue Borgia, mais nous avons aussi le grand seigneur, l’officier, l’homme marié, le cardinal, le prêtre et le légat que fut Borgia avant de monter à la papauté ; et ce Borgia-là est tellement tiré au clair par l’historien et mis dans un jour si lucide, sa vie est tellement dardée de pointes de lumière, cette vie qui dura soixante ans avant son élection et entre laquelle et nous se sont glissés ou étalés tant de mensonges, que le pape qui sort de ce Borgia on est déjà sûr, avant qu il en soit sorti, de son innocence, et que la preuve qu’on voulait faire on la fait toute, seulement avec sa moitié ! […] Il résulte du récit, discuté à mesure qu’il se développe, du nouvel historien d’Alexandre, que pendant toute sa vie de cardinal ce singulier Héliogabale ne commit qu’une seule faute, dont le reprit paternellement Pie II (le grand Piccolomini), et cette faute énorme fut d’être demeuré un peu trop longtemps à un bal où des femmes dansaient sans leurs maris. […] Ils savent la vie et ils la créent. […] la vérité et la vie ! […] C’est la seule figure qui, si elle n’est pas tout à fait la vie, approche de la vie dans ce livre qu’on dirait sorti des ateliers de Birmingham.

2237. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre IX. Le trottoir du Boul’ Mich’ »

Nul n’est assez cruel pour exiger d’un universitaire couleur, mouvement, vie ou personnalité. […] Le romantisme plonge dans les couleurs et les agitations, de la vie passée avec la même ivresse que la Pléiade dans les livres et les lieux communs antiques. […] Il fut, lui, un rêveur, un amoureux du loisir, de la campagne et de l’amour ; un amoureux de la vie et qui eût préféré les réalités nobles ou souriantes à leur laborieuse imitation littéraire. […] Arnould n’a pas la faculté d’évoquer et le don de la vie : sa phrase est lourde, sa méthode est lente, son livre est gros. […] Amusante comme sa vie extérieure, l’histoire de son esprit, des amis qui l’entouraient, du milieu singulier qui transforma parfois son originalité native en monstruosité.

2238. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « VII. M. Ferrari » pp. 157-193

Ferrari a appliquée, pour l’éclairer, à l’histoire d’un peuple qui renferme en lui tous les contrastes, et dont on se demande s’il vit ou s’il meurt, tant sa vie ressemble à la mort, tant sa mort ressemble à la vie ! […] L’homme qui passe sa vie à brasser les réalités de l’histoire, ce qui demande de la solidité et de l’aplomb, ne peut pas rester compromis et lancé sur ce principe glissant du devenir de Hegel ou du tout coule d’Héraclite, sur lequel il patine aujourd’hui. […] Lorsque le malade n’en peut plus et ne tient plus à la vie, il tire sa couverture par-dessus sa tête. […] On ne met pas le bien dans un plateau, le mal dans un autre, et la vie morale n’est pas une affaire de balance. […] Très remarqué en ce moment (nous avons dit pourquoi), son livre actuel n’aura pas la vie plus longue que les faits morts qu’il a exhumés de la poudre des bibliothèques.

2239. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Émile Zola »

Zola, dans le milieu bas où il se vautrait, un reste d’âme, un lambeau de vie spirituelle ; mais il a fini par tuer tout cela avec les couteaux de cuisine — avec les couteaux à boudin — de sa littérature. […] Son livre semble n’avoir pour but que de peindre la nature et d’exalter les forces physiques de la vie. […] voilà le crapaud, voilà le dessous de la signification de cette courte églogue, jetée à travers les détails les plus prosaïques, les plus mesquins, les plus aplatis de la vie d’un pauvre curé de campagne, qui pourrait être si poétique dans sa pauvreté. […] Zola, et que, d’ailleurs, celle qui le dit représente dans le livre la vie physique, — la seule vie qu’il y ait pour M. Zola, et qu’il oppose si impudemment et si insolemment à la vie morale !

2240. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « De la tradition en littérature et dans quel sens il la faut entendre. Leçon d’ouverture à l’École normale » pp. 356-382

Soit directement, soit dorénavant par les Romains, cette âme légère, cette étincelle (car il ne faut pas plus qu’une étincelle), cet atome igné et subtil de civilisation n’a cessé d’agir aux époques décisives pour donner la vie et le signal à des floraisons inattendues, à des renaissances. […] Le jugement, ainsi retrempé à sa source, dût-il rester inférieur quelquefois à ce qu’on avait trouvé précédemment, y reprend du moins de la vie et de la fraîcheur. […] Mais soyez tranquilles sur le résultat : toutes celles de ces admirations qui sont bien fondées, et si lui-même, lecteur, en son âme secrète, n’est pas devenu, dans l’intervalle, moins digne d’admirer le Beau, toutes ou presque toutes gagneront et s’accroîtront à cette revue sincère : les vraiment belles choses paraissent de plus en plus telles en avançant dans la vie et à proportion qu’on a plus comparé. […] Vous me serez tout d’abord utiles, messieurs, en me les rappelant ; vous me le serez plus encore (et c’est un bienfait salutaire que j’attends de vous), en m’offrant journellement, dans vos groupes de sérieuse et fervente jeunesse, la meilleure et la plus vivante réponse à ce qui est trop souvent le dernier mot, le dernier résultat stérile d’une vie d’isolement et de réflexion trop concentrée. […] [NdA] Cela fait souvenir de ces deux vers charmants de La Fontaine : L’innocente beauté des jardins et du jour Allait faire à jamais le charme de ma vie.

2241. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville (suite et fin.) »

C’est là, dans cette vallée qu’ont chantée les poètes, au milieu de la société d’amis de son choix, qu’il se recueillit de nouveau, fit son examen de conscience et se dit sans doute qu’il avait assez et trop dépensé de sa vie à des efforts infructueux, à des collaborations politiques sans résultat et sans issue : il résolut de redevenir une dernière fois ce que la nature l’avait surtout prédestiné à être, un observateur historique et un écrivain. […] Cependant, voilà la jeunesse passée, et le temps qui marche ou, pour mieux dire, qui court sur la pente de l’âge mûr : les bornes de la vie se découvrent plus clairement et de plus près, et le champ de l’action se resserre. […] Montaigne qui a passé sa vie à faire son portrait ne s’est pas montré à nous plus à nu, et ne s’est pas livré surtout avec une plus entière bonne foi : il n’y a pas ici ombre de coquetterie comme chez Montaigne. […] N’y a-t-il donc pas, dans la vie des nations, des moments et des heures où il est bon et utile d’être conduit ? […] Ces croquis rapides, ces pensées et ces notes primesautières ont une vie qui n’est pas toujours dans les grands ouvrages de Tocqueville, et y font une heureuse diversion.

2242. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « PENSÉES FRAGMENTS ET LETTRES DE BLAISE PASCAL, Publiés pour la première fois conformément aux manuscrits, par M. Prosper Faugère. (1844). » pp. 193-224

Ce qui reste de la pensée et de la vie intérieure des hommes, par rapport au courant continuel de leur esprit, n’est jamais que le fragment des fragments ; il nous manque les intermédiaires, ce qu’en ses ébauches surtout supprimait pour soi cette pensée rapide, parce qu’elle le supposait connu, ce que les amis habituels avaient chance de savoir tout simplement mieux que nous ne le devinons. […] On peut le dire, le doute et la foi vivante, l’un passager, l’autre immuable, naquirent pour lui le même jour ; comme si Dieu, en laissant l’ennemi pratiquer des brèches dans les ouvrages extérieurs, avait voulu munir le cœur de la place d’un inexpugnable rempart. » Cette belle parole, qui exprime si bien un des mystères de la vie chrétienne intérieure, peut s’appliquer avec beaucoup de vraisemblance au vrai Pascal. […] Écoutez Pindare sur la richesse : à la manière dont il la célèbre, dont il la proclame l’astre glorieux et la vraie lumière des humains 67, on ne sait en vérité s’il n’en fait pas non-seulement l’accompagnement naturel et le cadre brillant des vertus, mais encore la condition et le moyen direct de la sagesse et de la félicité après la vie. […] Revue du Midi, 25 novembre 1843. — M. l’abbé Flottes cite un passage de Mme Perier qui dit de son frère que, dans son enfance et sa première jeunesse, cet esprit si précoce, si actif sur d’autres points, restait soumis comme un enfant en ce qui concernait la foi, et que cette simplicité a régné en lui toute sa vie. […] Quant à ce qu’elle ajoute ici sur le reste de la vie, cela est plus vague et ne tient pas compte des divers temps ; il y a jour à la conjecture.

2243. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre VIII »

La tradition de la famille est que chaque enfant passe sous le drapeau ; l’uniforme est la robe virile qu’il revêt avant d’entrer dans la vie. […] L’appétit de la fortune lui vient en mangeant au banquet de la grande vie parisienne ; il monte à la Bourse, et en quelques tours de râteau y rafle une fortune. […] Ils s’étonnent bien un peu de n’avoir jamais reçu, depuis quinze ans, ni une lettre, ni un signe de vie de leur père ; la mère excuse de son mieux ce silence ; jamais elle n’a blâmé ni accusé son mari devant eux. […] On croit entendre un cri espagnol ou romain de Corneille, répété par un écho de la vie moderne. […] Et l’art est justement fait pour en offrir de pareils, son rôle étant d’opposer aux réalités iniques de la vie l’idéal de la bonté et de la vertu.

2244. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Études sur Saint-Just, par M. Édouard Fleury. (2 vol. — Didier, 1851.) » pp. 334-358

Fleury, à qui l’on doit déjà une biographie très complète de Camille Desmoulins et qui habite à Laon, s’est donné pour mission de rassembler tout ce qu’il pourrait trouver sur la vie et les actes des révolutionnaires fameux qui ont appartenu plus ou moins à ces départements de la Picardie. […] L’était-elle dans les vingt-deux derniers mois de sa vie, lorsqu’il se livra à tous ses appétits d’orgueil, de cruauté, de domination ? […] Rousseau, je ne te pardonne pas, ô grand homme, d’avoir justifié le droit de mort ; si le peuple ne peut communiquer le droit de souveraineté, comment communiquera-t-il les droits sur sa vie ? […] Certes, c’est quitter peu de chose qu’une vie malheureuse, dans laquelle on est condamné à végéter, le complice ou le témoin impuissant du crime… Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle ; on pourra la persécuter et la faire mourir, cette poussière ; mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux ! […] Âgé de vingt-cinq ans moins un mois, que peut-on conclure de sa vie et de sa mort ensanglantées ?

2245. (1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Essai sur la littérature merveilleuse des noirs. — Chapitre II. Le fond et la forme dans la littérature indigène. »

Dans tous ces contes, il en coûte la vie à qui, détenteur de ce secret, se laisserait aller à le révéler. […] Le héros ingénu lors de ses débuts dans la vie. — Cf. […] L’ami dévoué qui se porte garant, au péril de sa vie, du retour de son ami condamné. […] Le mari se séparant de sa femme pour sauver la vie d’un ami, malade de désir ou d’amour pour celle-ci. — Cf.  […] Les griots n’ont pas un plus mauvais rôle que les autres indigènes, encore que dans la vie réelle ils bénéficient d’une très relative estime.

2246. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Bourdaloue. — II. (Fin.) » pp. 281-300

Pour aller droit à la réformation des mœurs, il commençait toujours par établir sur des principes bien liés et bien déduits une proposition morale, et après, de peur que l’auditeur ne se fît point l’application de ces principes, il la faisait lui-même par un détail merveilleux où la vie des hommes était peinte au naturel. […] La Bruyère a très finement touché ce coin singulier, et ce travers d’être en tout l’opposé du commun des mortels, dans le portrait qu’il a donné de Tréville sous le nom d’Arsène (chapitre « Des ouvrages de l’esprit ») : Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes, et, dans l’éloignement d’où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse : loué, exalté et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir, et qu’il n’aura jamais : occupé et rempli de ses sublimes idées, il se donne à peine le loisir de prononcer quelques oracles : élevé par son caractère au-dessus des jugements humains, il abandonne aux âmes communes le mérite d’une vie suivie et uniforme, et il n’est responsable de ses inconstances qu’à ce cercle d’amis qui les idolâtrent ; eux seuls savent juger, savent penser, savent écrire, doivent écrire… À l’heure dont nous parlons, Tréville n’avait point encore eu d’inconstance proprement dite, mais une simple conversion ; seulement il l’avait faite avec plus d’éclat et de singularité peut-être qu’il n’eût fallu et qu’il ne put le soutenir : il avait couru se loger avec ses amis du faubourg Saint-Jacques, il avait rompu avec tous ses autres amis ; il allait refuser de faire la campagne suivante sous les ordres de Louis XIV : « Je trouve que Tréville a eu raison de ne pas faire la campagne, écrivait un peu ironiquement Bussy : après le pas qu’il a fait du côté de la dévotion, il ne faut plus s’armer que pour les croisades. » Et il ajoutait malignement : « Je l’attends à la persévérance. » Tel était l’homme dont la retraite occupait fort alors le beau monde, lorsque Bourdaloue monta en chaire un dimanche de décembre 1671 et se mit à prêcher Sur la sévérité évangélique : il posait en principe qu’il faut être sévère, mais que la sévérité véritablement chrétienne doit consister, 1º dans un plein désintéressement, un désintéressement même spirituel et pur de toute ambition, de toute affectation même désintéressée ; — 2º qu’elle doit consister dans une sincère humilité, et 3º dans une charité patiente et compatissante. […] Et parce que l’humilité même se trouve exposée en certains genres de vie dont toute la perfection, quoique sainte d’ailleurs, a un air de distinction et de singularité, la vraie austérité du christianisme, surtout pour les âmes vaines, est souvent de se tenir dans la voie commune, et d’y faire, sans être remarqué, tout le bien qu’on ferait dans une autre route avec plus d’éclat. […] Dans les dernières années de sa vie, et à deux reprises, il écrivit à ses supérieurs pour être déchargé par eux de ce ministère de la parole publique dont il commençait à sentir le poids, et pour obtenir de prendre enfin une retraite dont la nature en lui éprouvait le besoin : Il y a cinquante-deux ans que je vis dans la compagnie, non pour moi, mais pour les autres ; du moins plus pour les autres que pour moi. […] Je souhaite de me retirer et de mener désormais une vie plus tranquille ; je dis plus tranquille, afin qu’elle soit plus régulière, plus sainte.

2247. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. de Stendhal. Ses Œuvres complètes. — II. (Fin.) » pp. 322-341

Dans le cas présent, dans Le Rouge et le noir, Julien, avec les deux ou trois idées fixes que lui a données l’auteur, ne paraît plus bientôt qu’un petit monstre odieux, impossible, un scélérat qui ressemble à un Robespierre jeté dans la vie civile et dans l’intrigue domestique : il finit en effet par l’échafaud. […] avoir trop vu l’Italie, avoir trop compris le xve  siècle romain ou florentin, avoir trop lu Machiavel, son Prince et sa vie de l’habile tyran Castruccio, a nui à Beyle pour comprendre la France et pour qu’il pût lui présenter de ces tableaux dans les justes conditions qu’elle aime et qu’elle applaudit. […] Le roman est moins un roman que des mémoires sur la vie de Fabrice et de sa tante, Mme de Pietranera, devenue duchesse de Sanseverina. […] On en trouverait, en descendant, d’autres exemples compatibles avec l’agrément et une certaine décence dans la vie, amour ou liaison, ou attachement respectueux et tendre, peu importe le nom79. […] Plusieurs écrivains dans ces derniers temps, et après M. de Balzac, se sont occupés de Beyle, de sa vie, de son caractère et de ses œuvres : M. 

2248. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le baron de Besenval » pp. 492-510

L’agriculture, les arts sont poussés à leur plus haut point de perfection ; le luxe, les commodités et toutes les recherches qui contribuent à l’agrément de la vie sont des moyens sûrs et faciles de s’enrichir pour les uns, tandis que les autres en jouissent ; la nation est heureuse, et l’État florissant. […] De la hardiesse, de l’intelligence, de l’esprit, et même un assez bon esprit, de qualité ferme et assez judicieuse, tout cela se dépensa dans une vie de courtisan et dans un cercle d’intérêts frivoles. […] Vieux, il y revenait en souvenir et avec regret comme aux meilleurs instants de sa vie, « instants heureux, s’écrie-t-il, où, loin de s’occuper d’événements sinistres tels que ceux qui ont empoisonné la fin de notre carrière, on ne s’occupait que d’amours et de plaisirs !  […] Tout a un période ; et vouloir le reculer au-delà du but qu’y mettent les circonstances, c’est se préparer des chagrins qui empoisonnent la vie, et bien souvent une chute dont on ne se relève plus. » Ceci est sage, et s’appliquerait même à de plus grands emplois que celui d’inspecteur des régiments suisses. […] Dirigé immédiatement sur Paris, sa vie était en danger si M. 

2249. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance inédite de Mme du Deffand, précédée d’une notice, par M. le marquis de Sainte-Aulaire. » pp. 218-237

On peut même dire qu’on ne connaît bien la vie de Chanteloup et cet exil triomphant, qu’on ne s’en peut faire une juste et entière idée qu’après avoir lu ces lettres qui en sont comme un bulletin confidentiel, où l’enthousiasme des intimes et des intéressés ne faiblit pas un seul instant. […] combien j’en ai fait dans ma vie ! […] Je connais si bien le prix de ce que je possède, que je donnerais ma vie pour ne pas le perdre. […] Ce n’est pas nous qui prendrons plaisir à ajouter notre commentaire au sien et à l’écraser du voisinage de Mme de Sévigné : oui, Mme de Sévigné avait proprement reçu d’une fée en naissant l’imagination, ce don magique, cette corne d’or et d’abondance ; mais, de plus, elle avait su ménager sa vie et sa sensibilité. […] Dans les dernières années de sa vie, elle logeait rue Saint-Dominique, dans un appartement de l’hôtel habité depuis par le maréchal Soult.

2250. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Histoire du roman dans l’Antiquité »

Il vient lui-même, d’ailleurs, d’ajouter tout un volume au précédent : il nous donne la Vie d’Apollonius de Tyane par Philostrate, cette histoire toute remplie de pérégrinations lointaines, de guérisons miraculeuses, de prodiges, prédictions, divinations de songes, apparitions, et qui nous représente comme en un tableau de choix tout le merveilleux de l’Antiquité68. L’esprit humain, dans son tour en rond ou en spirale, est si sujet à rencontrer les mêmes courants d’influences malignes, que cette Vie du plus grand faiseur de miracles qu’ait produit le monde païen peut presque paraître encore aujourd’hui un livre de circonstance : L’homme est de glace aux vérités, Il est de feu pour les mensonges. […] Quelque conteur de belle imagination y aura passé, y aura soufflé la vie et la couleur, aura rejoint les divers anneaux du récit, mais un conteur amusé et amusant, un vrai Milésien encore, soucieux avant tout de plaire, un digne habitant de cette cité qui avait pour devise : « Défense à personne céans d’être sage et sobre : sinon, qu’on le bannisse !  […] Plus tard, on a eu par le roman des tableaux complets de la vie humaine, à la manière de Gil Blas, ou des tableaux limités, tels que Manon Lescaut ou Paul et Virginie, qui surpassent en valeur Daphnis et Chloé, la perle antique elle-même. […] Apollonius de Tyane, sa Vie, ses Voyages, ses Prodiges, par Philostrate, et ses Lettres, ouvrages traduits du grec, avec introduction, notes et éclaircissements, par M. 

2251. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire. »

La vie n’est qu’une ombre qui marche ; un pauvre comédien qui piaffe et trépigne, son heure durant, sur ses tréteaux, et puis on n’en entend plus parler ; c’est un conte raconté par un idiot, plein de bruit et de fracas, qui ne signifie rien !  […] Deleyre, ami de Jean-Jacques Rousseau, qui l’estimait plus qu’il ne l’a témoigné dans ses Confessions, et qui ne cessa de le recevoir jusqu’à la fin de sa vie, Deleyre dont le nom ne se rencontre qu’incidemment dans les mémoires des contemporains, était un de ces hommes secondaires du xviiie  siècle, qui offrent bien de l’intérêt à qui les observe de près. […] Après une vie assez errante à l’étranger où il fut attaché d’abord à l’ambassade devienne, puis à l’éducation du duc de Parme, revenu à Paris et très mêlé aux Encyclopédistes, il portait dans cette société si tranchée d’opinion et si mordante d’accent une âme timide, craintive, rongée de scrupules. […] Dites-moi ce qu’il y a de vrai… » Mais voilà Ducis, cet homme bon, naïf, tout cœur et tout âme, talent chaud et simple, lui qui n’a jamais parlé de sa vie à M. de Voltaire, et qui n’a été ni loué ni connu personnellement de lui, le voilà qui est choisi, sans brigue, pour remplacer Voltaire à l’Académie. […] Et en général, toutes ces lettres de Ducis sont la poésie même de la vie intérieure, du foyer ou de la charmille.

2252. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Vaugelas. Discours de M. Maurel, Premier avocat général, à l’Audience solennelle de la Cour impériale de Chambéry. »

Il a passé sa vie à observer cet usage en bon lieu, à en épier, à en recueillir tous les mouvements, toutes les variations, les moindres incidents remarquables, à les coucher par écrit. […] Il fut gouverneur, sur la fin de sa vie, des enfants du prince Thomas (de Carignan), dont l’un était sourd-muet, et l’autre bègue. […] On rapporte que, sur la fin de sa vie, pour éviter ses créanciers, il ne sortait que le soir, et on le comparait à un oiseau de nuit. […] Il lui aurait fallu une seconde vie pour en venir à bout et en voir la fin. […] Après avoir disposé de tous ses effets pour acquitter ses dettes, le testateur ajoutait : « Mais comme il pourrait se trouver quelques créanciers qui ne seraient pas payés quand même on aura réparti le tout, dans ce cas, ma dernière volonté est qu’on vende mon corps aux chirurgiens le plus avantageusement qu’il sera possible, et que le produit en soit appliqué à la liquidation des dettes dont je suis comptable à la société ; de sorte que, si je n’ai pu me rendre utile pendant ma vie, je le sois au moins après ma mort. » Il faut entendre probablement par là que Vaugelas, depuis longtemps malade d’une tumeur vers la rate ou l’estomac, autorisa l’autopsie après sa mort.

2253. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise, par M. Taine, (suite) »

Il ne considérait point les objets face à face, et de plain-pied, en mortel, mais de haut comme les archanges… Ce n’était point la vie qu’il sentait, comme les maîtres de la Renaissance, mais la grandeur, à la façon d’Eschyle et des prophètes hébreux, esprits virils et lyriques comme le sien, qui, nourris comme lui dans les émotions religieuses et dans l’enthousiasme continu, ont étalé comme lui la pompe et la majesté sacerdotales. […] Taine : le critique nous fait bien comprendre cette vie mélangée, besogneuse, et ce talent qui va un peu au hasard comme la vie, mais ample, abondant, imaginatif, et qu’une sève vigoureuse anime, qu’une veine de copieuse poésie nourrit et arrose. […] soyez ce poète-là. » Pope suivit le conseil, et toute sa vie, qui dura cinquante-six ans, fut consacrée à cette étude et à ce noble but qu’il sut atteindre et remplir. […] … » Il avait retourné la vie ; la réalité pour lui était le rêve.

2254. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « La reine Marie Leckzinska (suite et fin.) »

si la reine avait été plus souvent dans la vie ce qu’elle paraît sur cette toile de Tocqué, elle aurait eu plus d’entrain, plus d’empire ; elle n’aurait pas été si effacée. […] En partant, les deux sœurs n’obéissaient pas moins à la prudence qu’à l’ordre du roi, car le déchaînement du peuple eût mis leur vie en danger. […] « Le roi (nous dit le Journal de Luynes) lui a répondu avec la même sécheresse : « Ce n’est pas la peine, je n’y serai presque pas. » Elle lui a demandé ensuite si au moins elle ne pourrait pas rester ici ; il lui a répondu sur le même ton : « Il faut partir trois ou quatre jours après moi. » — La reine est, comme l’on peut juger, fort affligée d’un traitement aussi dur. » Tous ces beaux sentiments, enfants de la maladie et de la peur, étaient dissipés et avec la santé étaient revenus les désirs, les habitudes, toutes les ivresses de la vie. […] Une fois quitte de ce jeu, la reine, tant que vécut le duc de Luynes, se retirait volontiers chez la duchesse, sa dame d’honneur, où elle soupait et où elle continuait assez tard de converser avec sa société intime et ce qu’elle appelait « ses honnêtes gens. » Son bonheur était de pouvoir faire tous les jours de la vie la même chose. […] C’est le même qui a été si bien gravé par Tardieu (voir tome II, page 358, des Mémoires inédits sur la Vie et les Ouvrages des Membres de l’Académie royale de Peinture, par MM. 

2255. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par M. A. Chéruel »

C’est ainsi qu’il donnait à tout ce qu’il voyait et qu’il dépeignait ensuite cette chose unique, incomparable, la vie, physionomie, la flamme. […] Je ne savais auquel courir, du général ou de mon père ; la nature en décida : je me jetai dans les bras de mon père et je lui cherchais un reste de vie, que je craignais ne plus lui trouver, lorsqu’il m’adressa ces paroles que toute la France trouva si belles, qu’elle compara le cœur qui les avait dictées à ceux des anciens et véritables Romains ; et je crois que la mémoire s’en conservera longtemps. […] ajouta-t-il ; puis en se remettant tout d’un coup, il reprit : “Allez, mon fils, laissez-moi, je deviendrai ce qu’il plaira à Dieu ; remontez à cheval ; je vous le commande, le temps presse ; allez faire votre devoir ; et je ne désire plus de vie qu’autant qu’il m’en faudra pour apprendre que vous vous en serez bien acquitté.” […] Les courtisans souhaitèrent chacun qu’il se trouvât aussi importuné d’eux, puisque ces trois hommes avaient fait avec lui tout ce qu’ils avaient voulu toute leur vie. » Je ne sais si c’est là de la vérité historique, mais c’est assurément de la grande et éternelle vérité morale. […] Avoir passé sa vie dans les études innocentes du cabinet n’est pas la meilleure préparation pour le bien comprendre.

2256. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Idées et sensations : par MM. Edmond et Jules de Goncourt. »

La Vierge à la chaise sera toujours l’académie de la divinité de la femme. » Je me sens peu juge en matière d’art, n’ayant pas eu dans ma vie assez d’occasions de regarder et de comparer ; mais, à première vue, je n’aurais pas cru que Raphaël fût si gros ni si opposé au Vinci, dont je l’aurais plutôt considéré comme la fleur dernière et l’épanouissement. […] Ils sont bien des hommes de la fin du xviiie  siècle en cela ; mais ils sont tout à fait des artistes du xixe   par les touches successives du tableau et les nuances à l’infini : « Se trouver, en hiver, dans un endroit ami, entre des murs familiers, au milieu de choses habituées au toucher distrait de vos doigts, sur un fauteuil fait à votre corps, dans la lumière voilée de la lampe, près de la chaleur apaisée d’une cheminée qui a brûlé tout le jour, et causer là à l’heure où l’esprit échappe au travail et se sauve de la journée ; causer avec des personnes sympathiques, avec des hommes, des femmes souriant à ce que vous dites ; se livrer et se détendre ; écouter et répondre ; donner son attention aux autres ou la leur prendre ; les confesser ou se raconter ; toucher à tout ce qu’atteint la parole ; s’amuser du jour, juger le journal, remuer le passé comme si l’on tisonnait l’histoire ; faire jaillir, au frottement de la contradiction adoucie d’un : Mon cher, l’étincelle, la flamme, ou le rire des mots ; laisser gaminer un paradoxe, jouer sa raison, courir sa cervelle ; regarder se mêler ou se séparer, sous la discussion, le courant des natures et des tempéraments ; voir ses paroles passer sur l’expression des visages, et surprendre le nez en l’air d’une faiseuse de tapisserie ; sentir son pouls s’élever comme sous une petite fièvre et l’animation légère d’un bien-être capiteux ; s’échapper de soi, s’abandonner, se répandre dans ce qu’on a de spirituel, de convaincu, de tendre, de caressant ou d’indigné ; jouir de cette communication électrique qui fait passer votre idée dans les idées qui vous écoutent ; jouir des sympathies qui paraissent s’enlacer à vos paroles et pressent vos pensées comme avec la chaleur d’une poignée de main : s’épanouir dans cette expansion de tous et devant cette ouverture du fond de chacun ; goûter ce plaisir enivrant de la fusion et de la mêlée des âmes, dans la communion des esprits : la conversation, — c’est un des meilleurs bonheurs de la vie, le seul peut-être qui la fasse tout à fait oublier, qui suspende le temps et les heures de la nuit avec son charme pur et passionnant. […] Ils ont une philosophie, une vue de la vie et de la mort, une idée de Dieu. […] Senac de Meilhan n’eût pas désavoué leur triste et amère pensée sur la vie : « Qu’est-ce que la vie ?

2257. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « JASMIN. » pp. 64-86

1837 On a beaucoup parlé, dans ces derniers temps, de poésie populaire ; on en a remis en honneur le règne et la floraison, trop oubliés jusqu’alors, et qui avaient orné un certain âge adolescent de la vie des nations ; on est même allé jusqu’à se figurer un temps privilégié où la poésie circulait comme dans l’air, où chacun plus ou moins y participait, et où l’œuvre admirée se formait du génie de tous. […] Les Papillotes sont un recueil des diverses poésies de l’auteur depuis 1825 jusqu’en 1835 : toute sa vie s’y réfléchit. […] Si Jasmin avait vécu au temps des troubadours, s’il avait écrit en cette littérature perfectionnée dont il vient, après Goudouli, Dastros et Daubace, et, à ce qu’il paraît, plus qu’aucun d’eux, embellir encore aujourd’hui les débris, il aurait cultivé la romance sans doute, et quelques heureux essais de lui en font foi ; mais il aurait, j’imagine, préféré le sirvente, et, en présence des tendres chevaliers, des nobles dames, des Raymond de Toulouse et des comtesses de Die, il aurait introduit quelque récit railleur d’un genre plus particulier aux trouvères du Nord, quelque novelle peu mystique et assez contraire au vieux poëme de la vie de sainte Fides d’Agen. […] Ce chant est rempli de la peinture légère de la double vie poétique et amoureuse aussi qui le partage, et qui cependant ne l’empêche bientôt pas d’ouvrir son petit salon, pour son compte, sur la belle promenade du Gravier, et de prospérer, d’abord doucement, par la frisure. […] La blancheur du lait s’étend sur son visage ; un froid pesant comme le plomb, tombant, à la voix de l’enfant, sur son cœur bientôt sans battements, suspend assez longtemps sa vie, et la voilà pareille, près du petit qui pleure, à une vierge de cire habillée en bergère49. » Jeanne, la diseuse de bonne aventure, survient ; mais Marguerite, qui veut s’assurer de son malheur, dissimule ; elle a l’air d’attendre encore Baptiste.

2258. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre XI. L’antinomie sociologique » pp. 223-252

On peut citer encore comme suicides dus à un excès d’intégration sociale les suicides de soldats qui ne peuvent se faire à la vie de la caserne ; les suicides sont beaucoup plus nombreux dans la bourgeoisie que dans le peuple parce qu’on y a davantage le souci de l’opinion bourgeoise, de la respectabilité de classe, des préjugés mondains. […] La division du travail, avec sa spécialisation à outrance, avec sa canalisation des activités dans certaines directions, n’assure nullement aux individus une vie intérieure plus riche, plus intense, plus profonde, ni plus originale. […] Quand Nietzsche fait l’apologie de la fiction et de son rôle dans la vie sociale, il n’a pas suffisamment élucidé ce point ; car il emploie tour à tour et un peu au hasard les mots mensonge ou illusion. […] Durkheim, rien n’est artificiel, rien n’est truqué dans la vie sociale. […] Dans la mesure où nous ne sommes pas socialisés et restons réfractaires à la vie sociale, nous répugnons à ces mensonges et nous nous insurgeons contre eux.

2259. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre IV. Précieuses et pédantes »

Chez l’un comme chez l’autre, le didactisme tue l’art et la vie : il n’y a pas un seul être vivant ou harmonieux parmi tant de Rougon-Macquart, parmi tant de Cavrois-Héricourt. […] Mais, tandis que Paul Adam transforme en immobilités puantes et froides les idées, ces vivantes véhémentes ; Zola donnait une vie étrange, parfois vigoureuse et presque humaine, aux massives machines. Et, en sa bonne époque, il agita souvent d’un geste robuste la vie élémentaire et formidable d’une foule. Peut-être Paul Adam se croit-il un pouvoir semblable à celui de faire grouiller la vie d’une époque. […] Leur banalité à la dernière mode révèle un de ces écoliers obstinés qui ont fait, au lycée puis ailleurs, cinq ou six rhétoriques au lieu d’une et qui restent toute leur vie « élèves de l’École Normale ».

2260. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Le père Lacordaire orateur. » pp. 221-240

« À vingt-cinq ans, il l’a remarqué, une âme généreuse ne cherche qu’à donner sa vie. […] On sent si bien une puissance qui, du haut de cette chaire, est dans la sincérité de sa direction et dans la plénitude de sa nature, une parole qui a cru entendre son mot d’ordre d’en haut : « N’interrogez pas le cours des fleuves ni la direction des montagnes, allez tout droit devant vous ; allez comme va la foudre de Celui qui vous envoie, comme allait la parole créatrice qui porta la vie dans le chaos, comme vont les aigles et les anges. » Il va donc et nous emporte mainte fois sur les crêtes et sur les cimes ; on frémit, mais il ne tombe pas. […] Il fit un Mémoire pour le rétablissement en France de l’ordre des Frères prêcheurs, qu’il dédia pour premier mot « À mon pays » ; il écrivit une Vie de saint Dominique, qui serait à discuter historiquement, mais où respire et reluit l’intelligence vive du Moyen Âge. […] Ce n’est point sa vie que je retrace, et je m’en tiens aux applications de son éloquence. […] Drouot était fils d’un boulanger de Nancy, le troisième de douze enfants : Issu du peuple par des parents chrétiens, il vit de bonne heure, dans la maison paternelle, un spectacle qui ne lui permit de connaître ni l’envie d’un autre sort, ni le regret d’une plus haute naissance ; il y vit l’ordre, la paix, le contentement, une bonté qui savait partager avec de plus pauvres, une foi qui, en rapportant tout à Dieu, élevait tout jusqu’à lui, la simplicité, la générosité, la noblesse de l’âme, et il apprit, de la joie qu’il goûta lui-même au sein d’une position estimée si vulgaire, que tout devient bon pour l’homme quand il demande sa vie au travail et sa grandeur à la religion.

2261. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Discours sur l’histoire de la révolution d’Angleterre, par M. Guizot (1850) » pp. 311-331

Tel il était à ses débuts, avant le pouvoir, tel dans les intervalles de sa vie politique. […] Supposez que, dans le poème de l’Iliade, une syllabe soit douée, un moment, d’âme et de vie : cette syllabe, placée comme elle l’est, pourrait-elle comprendre le sens et le plan général du poème ? […] Les habitudes de race et d’éducation première se marquent encore dans le talent et se retrouvent dans la parole, même lorsqu’elles ont disparu des habitudes de notre vie : on en garde la fibre et le ton. […] Les personnages ne vivent pas d’une vie à eux ; l’historien les prend, les saisit, il en détache le profil en cuivre. […] Même lorsqu’il raconte, comme dans sa Vie de Washington, c’est d’une certaine beauté abstraite qu’il donne l’idée, non d’une beauté extérieure et faite pour le plaisir des yeux.

2262. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Florian. (Fables illustrées.) » pp. 229-248

Une jeune fille, vêtue de même, soutenait avec moi une grande corbeille pleine de fleurs. » Le petit Florian chanta ensuite avec sa bergère une chanson en dialogue, composée par Voltaire en l’honneur de Mlle Clairon : Je suis à peine à mon printemps, Et j’ai déjà des sentiments… Mais ne voilà-t-il pas, dès l’entrée, toute une vie qui se dessine ? […] N’en médisons pas trop cependant ; ces pastorales de Florian ne sont pas seulement un livre, c’est un âge de notre vie : Vous souvient-il d’Estelle ? […] Les éloges y étaient prodigués : Buffon venait de mourir, et Florian dit que la vie de l’immortel écrivain serait comptée au nombre des époques de la nature, ce qui parut pourtant un peu excessif. […] En terminant ses Fables à une époque où déjà l’ancienne société française était bouleversée et en train de périr, Florian exprimait un vœu sincère, le désir vrai d’être oublié ; il souhaitait la paix secrète, la paix du cœur, un abri studieux, Le travail qui sait éloigner Tous les fléaux de notre vie ; Assez de bien pour en donner, Et pas assez pour faire envie. […] C’est là la véritable épitaphe de Florian, de cet homme heureux, de ce talent facile et riant, que tout favorisa à souhait dès son entrée dans le monde et dans la vie, mais qui ne put empêcher un jour l’inévitable douleur, l’antique douleur de Job, qui se renouvelle sans cesse sur la terre, de se faire sentir à lui, et de lui noyer tout le cœur dans une seule goutte d’amertume.

2263. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Madame Sophie Gay. » pp. 64-83

mon amie, le monde est partout le même ; il n’y a que la différence d’une miniature à un tableau. » Il y eut là une interruption dans la vie littéraire de Mme Gay9. […] Gay, qui devint receveur général du département de la Roer, elle habita durant près de dix ans, tantôt à Aix-la-Chapelle, tantôt à Paris, et vécut pleinement de cette vie d’un monde alors si riche, si éclatant, si enivré. […] voilà, dit-elle, tout le secret des chagrins de ma vie. » Arrivée chez son père, Léonie voit une tante, Mme de Nelfort, bonne personne, mais très exagérée, et qui a pour fils un Alfred, joli garçon, étourdi, dissipé, un peu fat déjà et lancé dans les aventures à la mode, colonel, je le crois, par-dessus le marché ; car la scène se passe dans l’Ancien Régime et à une date indécise. […] Un soir, au sortir de l’Opéra, il sauve la vie de Valentine, de Mme de Saverny, qui allait être écrasée sous les pieds des chevaux ; lui-même est blessé et disparaît. […] Parfois de ses chagrins tu plaignais Léonie, Et, sans les imiter, tu riais de ses torts ; Plus sage en tes projets, sans ruse, sans efforts, Tu m’as laissé le soin du bonheur de ta vie.

2264. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Beaumarchais. — III. (Suite et fin.) » pp. 242-260

On racontait alors de Beaumarchais et de sa vie intérieure mille singularités vraies ou fausses, mais qui visaient au scandale ou au ridicule : celle-ci, par exemple, qui est assez piquante, et que je donne pour ce qu’elle vaut : Beaumarchais a une pantoufle en or clouée sur son bureau, c’est celle de sa maîtresse ; avant de travailler, il la baise, et cela l’inspire. — Il embrasse tout et se croit propre à tout. […] Sa vie s’était, jusqu’à un certain point, régularisée. […] C’étaient sans cesse des visites domiciliaires, des menaces de pillage et d’incendie ; on accusait Beaumarchais d’être accapareur de blés, puis d’être accapareur d’armes cachées, et de les entasser dans des souterrains qui n’existaient pas : Quant à moi, disait-il dans ces espèces de mémoires et pétitions à la Convention qu’il faudrait toujours mettre en regard du monologue de Figaro, quant à moi, citoyens, à qui une vie si troublée est devenue enfin à charge ; moi qui, en vertu de la liberté que j’ai acquise par la Révolution, me suis vu près, vingt fois, d’être incendié, lanterné, massacré ; qui ai subi en quatre années quatorze accusations plus absurdes qu’atroces, plus atroces qu’absurdes ; qui me suis vu traîner dans vos prisons deux fois pour y être égorgé sans aucun jugement ; qui ai reçu dans ma maison la visite de quarante mille hommes du peuple souverain, et qui n’ai commis d’autre crime que d’avoir un joli jardin, etc. […] Mon frère, mon ami, mon Gudin, s’entretient souvent avec moi de cet avenir incertain ; et notre conclusion est toujours : Méritons au moins qu’il soit bon ; s’il nous est dévolu, nous aurons fait un excellent calcul ; si nous devons être trompés dans une vue si consolante, le retour sur nous-mêmes, en nous y préparant par une vie irréprochable, a infiniment de douceur. […] Bouchot, paraissaient très convaincus que Beaumarchais s’était délivré lui-même (avec le poison dit de Cabanis) d’une vie qui lui était devenue trop à charge à force de gêne, et trop pénible.

2265. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « L’abbé Barthélemy. — I. » pp. 186-205

Vieux, arrivé au terme d’une existence jusque-là des plus favorisées et des plus également douces, l’abbé Barthélemy se vit tout d’un coup privé par la Révolution de la fortune, de l’aisance et de la liberté ; dans ces instants d’ennui et de retraite, il eut l’idée d’écrire des Mémoires sur sa vie, restés inachevés, mais suffisants, et qui sont la source où l’on apprend le mieux à le connaître. […] Il reste évident, malgré tout, après la lecture de ces lettres d’Italie, qu’il s’est senti un peu perdu dans ce champ immense ; son voyage l’a encore plus humilié que réjoui, en lui révélant toute l’étendue de ce qu’il est forcé d’ignorer ou d’effleurer ; il sent le besoin de se concentrer au retour, de s’enfermer tout en vie et de ne sortir de sa retraite qu’avec quelque gros ouvrage : Vous êtes heureux, dit-il trop obligeamment à M. de Caylus, mais avec un regret très sincère pour lui-même, d’avoir des sujets isolés et piquants. […] Au retour de ce voyage d’Italie, la vie de l’abbé Barthélemy s’assoit et se complète de plus en plus ; il devient inséparable des Choiseul et ne distingue plus sa fortune de leur destinée. […] À souper avec Mme Du Deffand, ou en la mettant au fait du train de vie de Chanteloup dans sa gazette, cet abbé de bonne compagnie avait un coin de Gresset. […] Lorsque, arrivé à l’âge de soixante-dix ans, on lui conseilla de ne plus différer de publier son Jeune Anacharsis, l’ouvrage de toute sa vie, il hésita longtemps, et, lorsqu’il se décida enfin à le laisser paraître, en décembre 1788, c’est-à-dire à la veille des États généraux, son espoir était que l’attention publique, occupée ailleurs, ne se porterait que peu à peu et insensiblement sur le livre, et qu’il n’y aurait lieu ainsi ni à un succès ni à une chute : « Je voulais, dit-il, qu’il se glissât en silence dans le monde. » En tout ce qui précède, je n’ai voulu présenter l’abbé Barthélemy que dans l’ensemble de son existence et dans la distinction tempérée de son caractère : il nous en sera plus facile de parler de l’ouvrage même.

2266. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Le cardinal de Richelieu. Ses Lettres, instructions et papiers d’État. Publiés dans la Collection des documents historiques, par M. Avenel. — Premier volume, 1853. — II. (Fin.) » pp. 246-265

Dans un admirable portrait de Wallenstein, ce glorieux généralissime de l’Empire assassiné par ordre de son maître, Richelieu, qui se reporte à sa propre situation de ministre calomnié et sans cesse menacé de ruine, trouve de magnifiques paroles pour caractériser l’infidélité et l’ingratitude des hommes ; et, après avoir raconté la vie de ce grand guerrier, après nous l’avoir montré avec vérité dans sa personne et dans son habitude ordinaire, il ajoute en une langue que Bossuet ne surpassera point : Tel le blâma après sa mort, qui l’eût loué s’il eût vécu : on accuse facilement ceux qui ne sont pas en état de se défendre. Quand l’arbre est tombé, tous accourent aux branches pour achever de le défaire ; la bonne ou mauvaise réputation dépend de la dernière période de la vie ; le bien et le mal passent à la postérité, et la malice des hommes fait plutôt croire l’un que l’autre. […] Il y a, dans tout ce qu’il nous expose de sa vie aux diverses époques, un dessous de négociations qui échappe : qu’il nous suffise de saisir sa ligne générale de conduite. […] On a un tableau ironique comme en aurait pu tracer un Philippe de Commynes, et il le termine par ces considérations si dignes de lui, de l’homme resté, en tout temps, royal : Je reconnus en cette occasion que tout parti composé de plusieurs corps qui n’ont aucune liaison que celle que leur donne la légèreté de leurs esprits…, n’a pas grande subsistance ; que ce qui ne se maintient que par une autorité précaire n’est pas de grande durée ; que ceux qui combattent contre une puissance légitime sont à demi défaits par leur imagination ; que les pensées qui leur viennent, qu’ils ne sont pas seulement exposés au hasard de perdre la vie par les armes, mais, qui plus est, par les voies de la justice s’ils sont pris, leur représentant des bourreaux au même temps qu’ils affrontent les ennemis, rendent la partie fort inégale, y ayant peu de courages assez serrés pour passer par-dessus ces considérations avec autant de résolution que s’ils ne les connaissaient pas. […] À la fin de ce portrait de Luynes, l’écrivain a, je ne sais comment, une fraîcheur et une légèreté d’expression qui ne lui est point ordinaire, et qui montre que cette âme n’était point destinée si absolument à la sécheresse et à l’austérité : Sa mort fut heureuse, dit-il, en ce qu’elle le prit au milieu de sa prospérité, contre laquelle se formaient de grands orages qui n’eussent pas été sans péril pour lui à l’avenir ; mais elle lui sembla d’autant plus rude, qu’outre qu’elle est amère, comme dit le Sage, à ceux qui sont dans la bonne fortune, il prenait plaisir à savourer les douceurs de la vie, et jouissait avec volupté de ses contentements.

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