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464. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Mémoire de Foucault. Intendant sous Louis XIV »

Le plus grand obstacle qui s’y trouva fut M. de La Valade, lieutenant du roi de Navarrenx, qui, étant d’une prodigieuse grosseur et hors d’état de se donner de lui-même et sans aide aucun mouvement, avait cru de son honneur d’être du voyage, quoi que M. le maréchal et tous ses amis eussent pu lui dire ; il s’était fait porter, par des Suisses de la garnison de Navarrenx qui se relayaient, et, comme ils allaient très-doucement et faisaient de temps en temps des pauses, cela retarda notre marche, et on le fit partir au retour deux heures avant le jour pour,éviter un pareil inconvénient. » Il est grotesque, ce M. de La Valade qui se fait porter à l’algarade à bras d’hommes ; il parodie d’avance le mot de Bossuet, et veut montrer, lui aussi, « qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. » Foucault lui-même, qui ne rit guère, sent le comique de l’expédition ; et cela ne cesse pas pendant tout le temps. […] et ne sentez-vous pas que, maître ainsi du terrain et ayant ses coudées franches, il va ne se refuser aucun moyen. […] Ainsi ménagée, la douce pression militaire se fait sentir et opère tantôt de près, tantôt à distance. […] A ces odieux, procédés, il mêle parfois des airs d’honnête homme, des semblants de sentiment ; il joue le bon apôtre : « Le sieur d’Audrehon, ministre de Lembeye, m’étant venu voir ; me dit qu’il sentait de grands mouvements dans son cœur pour embrasser la religion catholique ; mais qu’il avait encore besoin d’un, mois pour prendre sa résolution ; sur quoi, l’ayant fait entrer dans la chapelle du château de Pau, où M. l’évêque d’Oléron recevait l’abjuration d’un ancien avocat de Pau et où il y avait beaucoup de monde, je lui demandai s’il ne sentait rien dans son cœur qui le sollicitât, à la vue de son véritable pasteur, de s’aller jeter entre ses bras. Il m’avoua qu’il se sentait ému, et dans le moment je le pris par le bras et le conduisis vers l’autel, où il se mit à genoux devant M. l’évêque, qui lui donna l’absolution.

465. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Salammbô par M. Gustave Flaubert. Suite et fin. » pp. 73-95

Dans une composition autrement conçue, et où l’on aurait moins usé jusque là des grands moyens, ce passage ferait de l’effet ; mais les nerfs humains ne sont pas des cordages, et, quand ils en ont trop, quand ils ont été trop broyés et torturés, ils ne sentent plus rien. […] On ne peut recomposer la civilisation antique de cet air d’aisance et la ressusciter tout entière ; on sent toujours l’effort ou le jeu, la marqueterie. […] Je dirai donc : son ouvrage est un poème ou roman historique, comme il voudra l’appeler, qui sent trop l’huile et la lampe. […] L’effort, le travail, la combinaison se font sentir jusque dans les parties de talent les plus éminentes. […] Flaubert, qui venait de faire Madame Bovary, comme s’il s’était senti humilié d’être trop lu, s’est mis à faire son roman archéologique.

466. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Œuvres de M. P. Lebrun, de l’Académie française. »

Il sent la Muse déjà prête à repartir ; il essaye de la retenir quelques instants de plus, en lui rappelant tous leurs chers souvenirs, à tous deux ; Te souviens-tu, Muse adorée, Du premier temps où je t’aimais ? […] Cependant, la sève se ralentit tout d’un coup et ne monte plus ; la lassitude se fait sentir. […] Il me semble en mon sein sentir battre des ailes ; Un air intérieur me soulève avec elles, Me porte, et je m’envole à chaque lieu connu, Léger comme un oiseau vers son nid revenu. […] Certes Victor Hugo les eût autrement décrites, ces Catacombes, et dans cette ode qu’il n’a pas faite, je vois d’ici en idée des merveilles de corridors, des profondeurs et des lacis de labyrinthes, et je crois sentir une impression glaciale de terreur ; mais, en dehors de toute comparaison pittoresque, l’idée philosophique et humaine, chez M.  […] Lui-même, il aime et agrée les poètes nouveaux ; il ne fut jamais des derniers à les accepter et à les sentir.

467. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « La Fontaine »

Ce qu’est La Fontaine dans le conte, tout le monde le sait ; ce qu’il est dans la fable, on le sait aussi, on le sent ; mais il est moins aisé de s’en rendre compte. […] Ami de la retraite, de la solitude, et peintre des champs, La Fontaine a encore sur ses devanciers du xvie  siècle l’avantage d’avoir donné à ses tableaux des couleurs fidèles qui sentent, pour ainsi dire, le pays et le terroir. […] Il sentit vivement le prix de ce bienfait ; et cette inviolable amitié, familière à la fois et respectueuse, que la mort seule put rompre, est un des sentiments naturels qu’il réussit le mieux à exprimer. […] Madame de La Sablière elle-même, qui reprenait La Fontaine, n’avait pas été toujours exempte de passions humaines et de faiblesses selon le monde ; mais lorsque l’infidélité du marquis de La Fare lui eut laissé le cœur libre et vide, elle sentit que nul autre que Dieu ne pouvait désormais le remplir, et elle consacra ses dernières années aux pratiques les plus actives de la charité chrétienne. […] A cette époque de croyances régnantes et traditionnelles, c’étaient les sens d’ordinaire, et non la raison, qui égaraient ; on avait été libertin, on se faisait dévot ; on n’avait point passé par l’orgueil philosophique ni par l’impiété sèche ; on ne s’était pas attardé longuement dans les régions du doute ; on ne s’était pas senti maintes fois défaillir à la poursuite de la vérité.

468. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Des lectures publiques du soir, de ce qu’elles sont et de ce qu’elles pourraient être. » pp. 275-293

Rousseau, deux actes de L’École des maris de Molière, et mettre en goût son auditoire ; au Palais-Royal (vestibule de Nemours), le docteur Lemaout faire sentir et presque applaudir la comédie des Deux Gendres d’Étienne ; au Conservatoire de musique, M.  […] Dans l’état actuel, beaucoup de bonnes choses, notez-le, et même d’excellentes, ne se peuvent pas lire, parce qu’elles ne seraient pas suffisamment goûtées et senties : par exemple, d’excellentes pages de Voltaire en histoire. […] On arriverait quelquefois à faire sentir en quoi le simple peut être supérieur à ce qui frappe plus d’abord. […] Paul-Louis Courier. — Quoique j’eusse choisi dans ses œuvres ce qu’il y a de plus général et ce qui sent le moins son œuvre de circonstance, l’effet a été médiocre. […] On parvint à le sauver, et on lui demanda pourquoi il avait voulu se noyer ; il répondit que c’était de désespoir d’avoir entrevu de si belles choses, et de sentir qu’il en était exclu par son ignorance. » On leur dirait : « Tout Grec libre savait écrire.

469. (1908) Jean Racine pp. 1-325

Il demeura sous-diacre, parce qu’il ne se sentait pas digne d’être prêtre. […] Mais on sent avec lui quel secret délice est l’humilité. […] D’abord parce qu’il se sent le don. […] Racine sent, à ce moment, toute sa force. […] Mais peut-être Racine n’a-t-il pas senti la beauté de la chasteté masculine.

470. (1887) Essais sur l’école romantique

Le public sent encore plus qu’il ne raisonne : il faut donc que le poète se fasse sentir, non qu’il se démontre en dialecticien. […] On sent que le poète, si souple aux grandes pensées, en combine péniblement de petites. […] La pensée des deux morceaux se sent des influences politiques des deux époques. […] Moi-même, j’ai senti s’affaiblir ma confiance. […] On ne sait trop ce qu’on sent.

471. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LVIII » pp. 220-226

Si celui qui entreprendra un si grand ouvrage ne se sent pas assez fort pour ne point avoir besoin de conseil, le mélange sera à craindre, et par ce mélange une espèce de dégradation dans l’ouvrage… La simplicité en doit être le seul ornement. […] Mais quand arrivent pour le coup les années sérieuses, quand l’irréparable outrage pèse et se fait sentir, oh ! […] Jamais, dans les vrais siècles de grandes et vertueuses œuvres, on n’a songé ainsi à étaler cette plainte secrète ; on travaillait, on mûrissait, et se sentir mûrir console des fleurs qu’on n’a plus : on croyait à ce perfectionnement intérieur qui va à l’inverse des grâces riantes et qui, en définitive, sait s’en passer.

472. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Malaise moral. » pp. 176-183

Bref, nous souffrons d’une contradiction trop forte entre ce que nous sentons, naturellement ou par tradition, et ce que nous faisons. […] On accepte tout quand il s’agit de politique extérieure, par appréhension de « se faire des affaires » et par la lamentable désaccoutumance de se sentir fort. […] Et il nous a démoralisés nous-mêmes en mêlant trop d’humiliation, de tristesse et de défiance de l’avenir aux seuls sentiments où nous puissions encore nous sentir unanimes.

473. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre septième. Les sentiments attachés aux idées. Leurs rapports avec l’appétition et la motion »

Dans les sentiments esthétiques, nous sentons pour sentir, plutôt que pour comprendre ou pour agir. […] Au contraire, le seul fait de réfléchir sur une sensation élémentaire contribue à la rendre plus agréable en même temps que consciente de soi ; on commence alors à sentir esthétiquement.

474. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 3, que le merite principal des poëmes et des tableaux consiste à imiter les objets qui auroient excité en nous des passions réelles. Les passions que ces imitations font naître en nous ne sont que superficielles » pp. 25-33

Ne pourroit-il pas produire des objets qui excitassent en nous des passions artificielles capables de nous occuper dans le moment que nous les sentons, et incapables de nous causer dans la suite des peines réelles et des afflictions veritables ? […] Le plaisir qu’on sent à voir les imitations que les peintres et les poëtes sçavent faire des objets qui auroient excité en nous des passions dont la réalité nous auroit été à charge, est un plaisir pur. […] C’est, sans nous attrister réellement, que la piece de Racine fait couler des larmes de nos yeux : l’affliction n’est, pour ainsi dire, que sur la superficie de notre coeur, et nous sentons bien que nos pleurs finiront avec la répresentation de la fiction ingenieuse qui les fait couler.

475. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — D. — article » p. 108

Tant que la Langue Latine sera cultivée parmi nous, on sentira l’utilité de ses Dictionnaires François-Latin, & Latin-François. […] Ceux qui ont travaillé depuis à des Ouvrages classiques, en ont senti toute l’utilité, & en ont fait usage.

476. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME GUIZOT (NEE PAULINE DE MEULAN) » pp. 214-248

L’auteur, ému mais toujours sensé, domine ses personnages, ses situations, les arrête, les prolonge ou les croise à son gré ; on y sent même trop cette combinaison de tête et l’absence de la réalité éprouvée et plus ou moins trahie. […] On sent que beaucoup de ces nuages d’épouvante, que l’imagination de loin assemble à plaisir, s’évanouissent dans le détail et à mesure qu’on aborde chaque sentier. […] A un endroit de cette discussion, le nom et l’autorité de Turgot sont invoqués, et l’on sent comment les prédilections de l’auteur reviennent encore et s’appuient par un bout au XVIIIe siècle, mais relevées et agrandies. […] De tout temps elle a moins songé à décrire, à peindre ce qu’elle sentait, qu’à exprimer ce qu’elle pensait. […] « Une femme arrivée au terme de la jeunesse ne doit plus supposer qu’elle puisse avoir commerce avec les passions, fût-ce même pour les vaincre ; on sent que sa force doit être dans le calme, et non dans le courage. » (19 avril 1806.)

477. (1864) Cours familier de littérature. XVII « XCVIIIe entretien. Alfieri. Sa vie et ses œuvres (3e partie) » pp. 81-152

L’ennui en est la sève : on sent qu’il s’est prodigieusement ennuyé à les écrire, et quand on les a lues on sent qu’on s’est prodigieusement ennuyé à les lire. […] « Je ne sais, madame, si j’ai su vous exprimer comme je le sentais mon respect pour vous et pour votre malheur. […] Il a pris la servilité pour le caractère de la religion, parce qu’il a appris cette religion au lieu de la sentir. […] On se sentait illustré en y posant le pied. […] On sentait en la décomposant qu’elle avait dû être remarquablement agréable dans ses belles années.

478. (1878) La poésie scientifique au XIXe siècle. Revue des deux mondes pp. 511-537

C’est de l’esprit, c’est souvent de la grâce, parfois même de la sensibilité, ce n’est pas de l’inspiration : tout cela révèle un fonds de sécheresse, et sous ce désert d’idées on sent les grandes sources taries. […] Il est naturel, dans cet épuisement momentané de la passion lyrique, que les vrais talents, ceux qui sentent leur force, se tournent ailleurs et cherchent s’il n’y a pas quelque part de nouvelles sources jaillissantes d’idée et d’émotion où la poésie puisse reprendre quelque chose de sa verdeur et de sa fraîcheur perdues. […] Chaque grand inventeur jette à son tour le cri d’Archimède, l’eurêka triomphant ; mais ce cri n’est pour lui que l’expression rapide et spontanée de l’esprit qui se sent victorieux de l’obstacle et qui va courir à un autre obstacle déjà entrevu. […] Nul n’est digne du nom de savant s’il ne sent ce qu’il y a d’inachevé dans son œuvre. […] Grave question, difficile à résoudre et qui laisse le lecteur indécis, d’autant plus qu’il ne se sent guère éclairé par la conclusion de l’auteur.

479. (1856) Mémoires du duc de Saint-Simon pp. 5-63

Le grand seigneur ne murmurait-pas plus que l’honnête homme ; avec la révolte du rang, on sentait en lui la révolte de la vertu. […] « J’acceptai ces sacs, parce que je sentis que cela ferait ma cour après tout le bruit qui s’était fait. » Soldat, il voulait bien obéir en soldat ; courtisan, il voulait bien parler en courtisan. […] L’impression que laisse sa vengeance contre Noailles est accablante ; il semble que lié et fixe, on sente crouler sur soi l’horrible poids d’une statue d’airain. […] Je me baignais dans sa rage, et je me délectais à le lui faire sentir. » Un pareil homme ne devait pas faire fortune. […] Quand un homme nous met le feu au cerveau, nous nous sentons presque du génie sous la contagion de sa verve ; par la chaleur notre esprit arrive à la lumière ; l’émotion l’agrandit et l’instruit.

480. (1870) La science et la conscience « Chapitre IV : La métaphysique »

Que devient notre volonté sous l’action d’un Dieu qui fait sentir partout sa puissance ? […] Avoir conscience de ses sensations, de ses pensées, de ses volitions, est-ce simplement savoir qu’on sent, qu’on pense, qu’on veut ? Alors il faudrait dire que l’animal a la conscience aussi bien que l’homme ; car il est évident qu’il ne sent, ne perçoit, n’agit pas sans savoir qu’il sent, perçoit et agit. […] C’est se sentir un, identique, actif, libre dans l’exercice de son activité. […] C’est parce que l’homme sent son être sous les phénomènes qui le manifestent extérieurement, qu’il comprend, sans le sentir, l’être des choses qui l’entourent.

481. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « L’abbé Prevost et les bénédictins. »

Cet adieu de Prevost à son supérieur le peint au naturel et plus au complet qu’on ne l’a vu nulle part encore ; on y sent percer, à travers les termes d’un respect fort dégagé, un accent d’ironie et une pointe de menace qui a son piquant, et qu’on n’est pas accoutumé de trouver sous sa plume. […] Sans prétendre peser les torts, on sent qu’il y avait entre la vie monastique et lui de ces incompatibilités d’humeur qui devaient s’accumuler à la longue et finir par un éclatant divorce. […] Au tome VI du Pour et Contre (1735), parlant du Voyage de Jordan qui venait de paraître, Prevost touche quelques mots de l’accusation, à la fois vague et grave, dont il s’y voit l’objet ; mais, soit qu’il se sente la conscience moins nette, soit que les compliments mêlés à ce mauvais propos l’aient amolli, il répond moins vivement qu’il n’avait fait, l’année précédente, à Lenglet-Dufresnoy : « Je me suis attendu, depuis mon retour en France, dit-il, à ces galanteries de MM. les protestants, et je ne suis pas fâché d’avoir occasion de m’expliquer sur la seule manière dont je veux y répondre. […] Il est dommage qu’on n’ait pas la clef des noms, mais on sent bien que le romancier peint ici d’après ses souvenirs. […] Ce feu, cette vivacité que Jordan lui avait vue à Londres vingt ans auparavant, avait sans doute diminué avec l’âge ; les fatigues d’une vie nécessiteuse, et tour à tour agitée ou abandonnée ; devaient à la longue se faire sentir et produire des sommeils.

482. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre V. Subordination et proportion des parties. — Choix et succession des idées »

Dans toute action, dans tout raisonnement qui se développe, il y a des moments décisifs, où l’on sent qu’un grand pas est fait, qu’un point important est acquis. […] « Les interruptions, les repos, les sections, dit excellemment Buffon, ne devraient être d’usage que quand on traite des sujets différents, ou lorsque, ayant à parler de choses grandes, épineuses et disparates, la marche du génie se trouve interrompue par la multiplicité des obstacles, et contrainte par la nécessité des circonstances : autrement, le grand nombre de divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l’assemblage ; le livre paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l’auteur demeure obscur ; il ne peut faire impression sur l’esprit du lecteur, il ne peut même se faire sentir que par la continuité du fil, par la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue, un mouvement uniforme, que toute interruption détruit et fait languir. » La constitution essentielle du sujet marque à l’écrivain les reposoirs naturels, où il peut reprendre haleine, et son lecteur avec lui ; elle délimite les portions où le regard peut successivement s’arrêter, quand le champ total est trop vaste et ne se laisse pas embrasser d’une seule vue. […] Au contraire, on sent vite quand l’esprit et la science de l’écrivain débordent son œuvre, et l’on est soi-même sollicité sans cesse en la lisant d’aller au-delà du texte. […] De là vient la surprise qu’on éprouve souvent, quand, tout échauffé encore d’une inspiration qu’on croit féconde, on veut faire l’examen rigoureux de ce qu’on a inventé : on sentait en soi un bouillonnement d’idées, prêtes à déborder, et voilà qu’on ne retrouve presque plus rien. […] » Il continue sa harangue, répétant encore diverses fois que Brutus est un homme honorable ; mais à mesure qu’il se sent plus maître de la populace qui l’entend, à mesure qu’il peut louer César sans ameuter contre lui toutes les fureurs, il espace le retour de l’éloge donné à Brutus, jusqu’à ce qu’enfin cet éloge ne serve plus qu’à provoquer contre lui les mêmes injures dont le nom de César était couvert tout à l’heure.

483. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « (Chroniqueurs parisiens II) Henry Fouquier »

Il n’ignore rien de ce que tous les esprits originaux de ce siècle ont pensé et senti ; il le repense avec une hardiesse légère, il le ressent avec une vivacité d’impression jamais émoussée. […] Mais en même temps (pardonnez-moi ces retours et ces retouches) on sent que ce voluptueux serait volontiers un homme d’action et qu’il suffirait (qui sait ?) […] Le matérialiste brutal ferait horreur aux femmes ; et c’est à l’idéaliste qu’elles pardonnent leurs douleurs… Nous, sentons que, quand il n’aime plus, c’est qu’il aime trop l’amour, dont la femme délaissée n’a pas su lui dire le dernier secret. […] Il se sent le complice élu de la Nature éternelle. […] Il sent en lui quelque chose de supérieur à lui-même, de tout-puissant et de mystérieux ; et son cœur se gonfle d’orgueil à songer qu’il est, quoi qu’il fasse et sans qu’il sache lui-même pourquoi, le rêve réalisé de tant de pauvres et folles et charmantes créatures.

484. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Barbey d’Aurevilly. »

Pourtant — et vous en avez fait sûrement l’expérience  parmi ces enveloppes mortelles, il y en a chez qui nous sentons ou croyons sentir une âme, une personne — peut-être parce que cette âme a quelque ressemblance intime avec la nôtre. Mais, par contre, ne vous est-il pas arrivé, en présence de tel homme obscur ou célèbre, de sentir que vous êtes bien réellement devant un masque impénétrable dont l’intérieur ne vous sera jamais révélé ? […] Il écrit couramment (et je ne sais si vous sentez comme moi ce qu’il y a d’impayable dans l’intonation à la fois hautaine et familière et, pour ainsi dire, dans le « geste » de ces phrases) : « Spirituelles, nobles, du ton le plus faubourg Saint-Germain, mais ce soir-là hardies comme des pages de la maison du roi, quand il y avait une maison du roi et des pages, elles furent d’un étincellement d’esprit, d’un mouvement, d’une verve et d’un brio incomparables. » — « Il fallait qu’il fût trouvé de très bonne compagnie pour ne pas être souvent trouvé de la mauvaise. […] Je crois que ce qu’il y a de sincère en lui, c’est le goût de la grandeur, de la force, de l’héroïsme, et la joie de se sentir « différent » de ses contemporains.

485. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Chefs-d’œuvre de la littérature française (Collection Didot). Hamilton. » pp. 92-107

À travers tout, on y sent du naturel et du piquant. […] Des esprits dans la mesure d’Hamilton auraient été moins goûtés dès lors et auraient dû forcer le ton pour être sentis. […] On sent d’abord combien les idées morales ont changé en ces matières, pour que, même en plaisantant, l’historien puisse faire honneur au héros de ce qui intéresse si fort la probité. […] Le style, généralement heureux, naturel, négligé, délicat sans rien de précieux, n’est pas exempt, en deux ou trois endroits, d’une apparence de recherche ou de papillotage, qui sent l’approche du xviiie  siècle. […] Épicurien sur tant de points peut-être, il a du moins la prudence de sentir que, pour l’être à son aise, il ne faut pas que tout le monde le soit.

486. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre IV. Critique »

Nous aimons plus ceci et moins cela ; mais nous, nous taisons là où nous sentons Dieu. […] Je conviens qu’il est doux à un homme de se sentir supérieur et de dire : Homère est puéril, Dante est enfantin. […] Et, comme de telles intelligences sont toujours complètes, on sent dans le drame un d’Eschyle se mouvoir toute la liberté de la passion, et dans le drame répandu de Shakespeare converger tous les rayons de la vie. […] On y sent l’horreur sacrée de l’art, et la terreur toute-puissante de l’imaginaire mêlé au réel. […] Il est bon qu’on sente dans Euripide les marchandes d’herbes d’Athènes et dans Shakespeare les matelots de Londres.

487. (1761) Apologie de l’étude

Après trente ans d’étude, vous me demanderiez en vain pourquoi une pierre tombe, pourquoi je remue la main, pourquoi j’ai la faculté de penser et de sentir. […] Les passions que ces derniers ouvrages prétendent nous développer, paraissent bien froides à un cœur inaccessible aux passions, et peut-être plus froides encore quand on en a une ; quelle distance on trouve alors entre ce qu’on lit et ce qu’on sent ! […] Une seule espèce d’écrivains m’a paru posséder un bonheur sans trouble ; c’est celle des compilateurs et commentateurs, laborieusement occupés à expliquer ce qu’ils n’entendent pas, à louer ce qu’ils ne sentent point, ou ce qui ne mérite pas d’être loué ; qui pour avoir pâli sur l’antiquité, croient participer à sa gloire, et rougissent par modestie des éloges qu’on lui donne. […] En repliant votre esprit sur lui-même, sans avoir besoin d’interroger celui des autres, vous auriez senti qu’en métaphysique ce qu’on ne peut pas s’apprendre par ses propres réflexions, ne s’apprend point par la lecture ; et que ce qui ne peut pas être rendu clair pour les esprits les plus communs, est obscur pour les plus profonds. […] Vous l’eussiez encore été davantage, si vous aviez su entremêler à propos la solitude et la société, l’étude et les plaisirs honnêtes : par là vous eussiez senti et goûté toute votre existence, dont vous n’avez joui qu’à moitié.

488. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « M. THIERS. » pp. 62-124

Ce parallèle, on le sent, avec ses contrastes, avec ses contacts aussi, serait fécond, mais délicat à poursuivre ; nous le posons seulement, et nous passons. […] Thiers devait sentir en effet. […] combien de choses ce berger, qui ne pense peut-être pas plus que l’oiseau chantant à ses côtés, combien de choses il me fait sentir et penser ! […] Thiers ; il sentait qu’il y avait à s’émanciper, à coloniser ailleurs. […] On a vu par degrés cette bonne harmonie s’altérer, à mesure que le poëte s’est senti devenir un politique, et depuis qu’il a son drapeau sur la même rive.

489. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CIVe entretien. Aristote. Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (2e partie) » pp. 97-191

On ne prouve pas qu’on existe, on le sent. […] La force que nous sentons en nous vouloir, penser et sentir, est-elle la même que cette autre force qui conserve et répare notre organisme ? […] L’intelligence même ne pense, ne sent, n’aime, ne se souvient, qu’en compagnie du corps. […] La plante a une âme puisqu’elle se nourrit, et pourtant elle ne sent ni ne se meut. Certains animaux, qui sentent, sont immobiles.

490. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIe entretien. Conversations de Goethe, par Eckermann (3e partie) » pp. 5-96

on sent qu’ils puisent l’eau primitive du rocher. […] Il paraissait sentir qu’un vide irréparable s’était creusé dans son existence. […] Il sentait que la colonne fondamentale du monde conservateur auquel il tenait allait s’écrouler. […] Dans l’adolescent, on ne sent que l’abondance et l’âpreté de la sève. […] On y sent son origine indoue ; il faut remonter jusque-là pour trouver sa divine ressemblance.

491. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre I. Des poëtes anciens. » pp. 2-93

Son art, comme on le sent bien, étoit alors extrêmement grossier. […] Malheur à ceux qui ne sentent pas le charme de ses églogues. […] Le même défaut ne se fait pas sentir dans les Satyres & les Epîtres. […] Il sent tout ce qu’il dit, & le dit toujours de la maniere dont il faut le dire. […] Le goût ne s’y fait pas moins sentir que le raisonnement.

492. (1891) Impressions de théâtre. Cinquième série

… Et l’on voit si bien qu’elle se sent sublime à ce moment-là ! […] Pour le plaisir, et parce qu’il sent en lui une force invincible qui le pousse. […] Ce dernier trait me fait sentir ce que tu vaux. […] Vous sentez venir, n’est-ce pas ? […] Mais on le sent.

493. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Chateaubriand — Chateaubriand, Mémoires »

Dans les pages datées de 1811, comme dans celles de 1833, l’auteur de la grande tentative chrétienne et monarchique se sent toujours, mais il ne se pose pas en travers. […] En présence surtout de l’œuvre et de la vie de M. de Chateaubriand, j’ai senti combien il sied à la faculté puissante, au génie, d’enfanter de longues espérances, de se proposer de grands buts, d’épouser d’immenses causes. […] Si le vieillard revivait, s’il se voyait ainsi retracé et immortel, comme on sent qu’il se reconnaîtrait ! […] Allez, ces grands soucis de poëte ne sont que feinte. » — Bonnes gens, qui ne concevez pas qu’on puisse agréablement vous sourire, et n’en pas moins sentir le néant et l’interminable ennui de toute chose ! […] Quand j’entendais lire ces obscurs et murmurants passages, il me semblait sentir un parfum profond comme d’un oranger voilé. 

494. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « DES MÉMOIRES DE MIRABEAU ET DE L’ÉTUDE DE M. VICTOR HUGO a ce sujet. » pp. 273-306

Michelet a senti en un endroit cette absence de soin moral qui caractérise le moment présent, si animé d’ailleurs, si intelligent et si vivement poétique ; il a exprimé son regret et son espoir en paroles ardentes qu’on est heureux d’avoir pour auxiliaires : ne pourrait-on pas les lui opposer à lui-même quelquefois ? […] L’admiration, pour s’épanouir avec bonheur, doit se sentir aller vers des mortels de même nature, de même race que nous, quoique plus grands. […] Lucas-Montigny, que ces étincelles de première passion ne furent pas chez Mirabeau sans combat, qu’il chercha même par un attachement peu sérieux et assez subalterne à détourner l’orage qu’il sentait naître, et à faire avorter son périlleux amour. […] Nommer Rousseau, Pascal, Voltaire, Bernardin de Saint-Pierre ou Fénelon, c’est assez rappeler ces analogies délicates à qui doit les sentir mieux que nous. […] Lerminier a l’art d’exceller en ces sortes de statues qu’il dresse ; l’orateur, on le sent par lui, s’adresse volontiers aux masses comme le statuaire ; la solennité, l’ampleur, le sacrifice des détails, l’exagération poussée au colossal, leur vont à tous deux et sont conformes à leurs fins.

495. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre deuxième. Les images — Chapitre II. Lois de la renaissance et de l’effacement des images » pp. 129-161

Aujourd’hui que j’ai vu quantité de vastes salles et de théâtres pleins, je ne puis plus, quand j’entre au spectacle, me sentir engouffré, englouti et comme perdu dans un puits énorme et éblouissant. Le médecin de soixante ans, qui a beaucoup souffert et qui a senti en imagination beaucoup de souffrances, serait moins bouleversé par une opération chirurgicale aujourd’hui que lorsqu’il était enfant. […] Pareillement, le chuchotement des petits flots et le tintement des clochettes me reviennent lorsque mes images visuelles sont celles du flot et de la rive ; un commencement de son imaginaire accompagnait déjà les formes colorées imaginaires ; il se dégage, et nous le sentons se reproduire avec toutes ses nuances et jusqu’au bout. […] Étant dans la seconde mine et épuisé de fatigue et d’inanition, je me sentis absolument incapable de parler davantage avec l’inspecteur allemand qui m’accompagnait. […] Il sentait que sa tête était blessée, mais ne soupçonnait pas comment il avait reçu la blessure.

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