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369. (1889) Essai sur les données immédiates de la conscience « Conclusion »

La plupart du temps, nous vivons extérieurement à nous-mêmes, nous n’apercevons de notre moi que son fantôme décoloré, ombre que la pure durée projette dans l’espace homogène. […] Mais la vérité est que nous apercevons ce moi toutes les fois que, par un vigoureux effort de réflexion, nous détachons les yeux de l’ombre qui nous suit pour rentrer en nous-mêmes.

370. (1894) La bataille littéraire. Sixième série (1891-1892) pp. 1-368

Elle portait un grand chapeau de paille lourde, dont les bords en avant et en arrière ployaient et balançaient à chacun de ses pas ; et ses larges yeux qui étaient à l’ombre, pouvaient rester ouverts et fixes malgré la clarté vive du matin. […] Au bout de l’avenue, dans une ombre plus épaisse, sous une voûte obscure de platanes, je m’arrête devant la petite porte de l’impénétrable mosquée sainte. […] Veux-tu dans la lumière inconcevable et pure Ouvrir tes yeux par l’ombre affreuse appesantis ? […] Dans l’ombre ravivez votre fraîcheur de roses ! […] « On eût dit que nous tirions sur des ombres !

371. (1895) Les mercredis d’un critique, 1894 pp. 3-382

Le Paon est mort, d’ombre effleuré, Sur son col de saphyrs descend son bec de proue. […] Francis Poictevin vient d’ajouter à ses œuvres un nouveau volume qu’il a intitulé : Ombres. L’esprit se sent effectivement comme enfermé d’ombre en pénétrant dans les mystérieux milieux où l’auteur a enveloppé ses pensées. […] Et je me demande s’il est permis de se borner à faire vibrer des cordes sonores, quand la nuit menace de nous noyer dans ses ombres. […] « Un long éclat de rire railleur grinça, et les deux yeux phosphorescents de l’inconnu crépitèrent de malice dans l’ombre.

372. (1895) La comédie littéraire. Notes et impressions de littérature pp. 3-379

Il s’est élevé, solide et vigoureux arbuste, à l’ombre du chêne ; il a grandi sous l’aile de Victor Hugo, ne s’absorbant pas en lui, mais ne s’en dégageant qu’à demi, et laissant flotter sur ses œuvres, comme l’ombre vague et lointaine du dieu… Cette amitié, qu’aucun dissentiment ne troubla, est touchante. […] Et chacun, à l’ombre des cartons administratifs, préparait un recueil qui devait émerveiller les contemporains. […] Veux-tu dans la lumière inconcevable et pure Ouvrir tes yeux, par l’ombre affreuse appesantis ? […]   Tout au contraire des autres, Maurice Maeterlinck s’applique à laisser dans l’ombre ce qu’ils placent en plein jour. […] Il se cache chez eux sous un déguisement et ourdit dans l’ombre sa conspiration.

373. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — H — Herold, André-Ferdinand (1865-1940) »

Il aime à répandre sur ses vers une teinte plate à la Puvis de Chavannes, uniformément lumineuse et dont les ombres mêmes sont pâles.

374. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — B — article » pp. 311-314

Des feux de mon bûcher, j’irai jusqu’en l’abîme Allumer dans ton cœur les remords de ton crime ; Et mon ombre par-tout te suivant pas à pas, Te montrera par-tout ton crime & ton trépas ; Et jusque dans l’Enfer faisant vivre ma haine, Mon ame, chez les Morts, jouira de ta peine, Ceux qui connoissent les vers Latins, verront qu’il seroit difficile de les rendre plus fidélement.

375. (1767) Salon de 1767 « Dessin. Gravure — Cochin » p. 332

Il ne sait pas peindre ; la magie des lumières et des ombres lui est inconnue, rien n’avance, rien ne recule ; et puis comparé à Bouchardon, à d’autres grands dessinateurs, je trouve qu’il emploie trop de crayon, ce qui ôte à son faire de la facilité, sans lui donner plus de force.

376. (1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Deuxième partie. — L’école critique » pp. 187-250

Mais ils ont tellement vieilli l’un et l’autre depuis le 1er juin 1665276, qu’ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, deux abstractions mortes, deux personnifications plutôt que deux personnes. […] Aristophane sait bien que non, et son ombre se moque des théoriciens allemands. […] Mais rendez-moi ce qui m’appartient. » Pendant que l’ombre d’Aristophane murmure ces choses à l’oreille des théoriciens d’outre-Rhin, ceux de la patrie de Molière disent en chœur : Aristophane, ce rieur, n’est pas assez moraliste pour être comique ; l’imagination, dans son théâtre, prévaut trop sur la satire des mœurs et sûr la raison. […] Mais que les théoriciens français ne s’avisent pas de dire quelle est a priori, de peur que l’ombre de Molière ne vienne aussi troubler leur conscience. […] Les caractères spéciaux de chaque grand poète et de chaque grand théâtre, voilà la seule chose intéressante, vivante, réelle dans les études de la critique303 ; quant aux caractères généraux qui peuvent être communs à tous les théâtres et à tous les poètes, les prendre pour le grand objet de la critique littéraire, c’est, sous une apparence de profondeur philosophique, s’attacher à ce qui est insignifiant, vide et superficiel ; c’est poursuivre l’ombre pour le corps.

377. (1859) Cours familier de littérature. VII « XLe entretien. Littérature villageoise. Apparition d’un poème épique en Provence » pp. 233-312

Il avait le loisir du poète dans les longues soirées de l’étable, après les bœufs rattachés à la crèche ou sous l’ombre des maigres buissons de chênes verts, en gardant de l’œil les taureaux et les chèvres ; il était de plus encouragé à chanter je ne sais quoi, dans cette langue adorée de Provence, par quelques amis plus lettrés que lui, qui l’avaient connu et pressenti à Aix ou à Avignon pendant ses études, et qui venaient quelquefois le visiter chez sa mère pendant la vendange des raisins ou des olives. […] — « Et toutes ces grandes touffes d’arbres qui font ombre sur les tuiles, et cette belle fontaine qui coule en un vivier, et ces nombreuses ruches d’abeilles que chaque automne dépouille de leur miel et de leur cire, et qui, au renouveau du mois de mai, suspendent cent essaims aux grands micocouliers ! […] — « C’est bien vrai, Mademoiselle, dit le jeune apprenti ; mais la soif s’étanche aussi bien par l’agacement d’une groseille aux dents que par l’eau de toute la cruche ; et si, pour trouver de l’ouvrage, il faut essuyer les injures du temps, tout de même le voyage a ses moments de plaisir, et l’ombre sur la route fait oublier le chaud. » Le récit que Vincent fait de ses voyages à la jeune fille est incomparable en grâce, en vérité, en nouveauté et cependant en poésie. […] qu’à peine aux lézards gris il donnait autant d’ombre qu’une touffe de jasmin. […] « Quand vient la saison, dit le poète, où les violettes éclosent par touffes dans les vertes pelouses, les couples amoureux ne manquent pas pour aller les cueillir à l’ombre ; quand vient le temps où la mer agitée apaise sa fière poitrine et respire lentement de toutes ses mamelles, les prames et les barques ne manquent pas pour aller sur l’aile des rames s’éparpiller sur la mer tranquille ; quand vient le temps où l’essaim des jeunes vierges fleurit parmi les femmes, les poursuivants ne manquent ni dans la Crau, ni dans les manoirs des châtelains, ni au mas des Micocoules.

378. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXe entretien. Œuvres diverses de M. de Marcellus (3e partie) et Adolphe Dumas » pp. 65-144

« Parmi les ombres mythologiques groupées autour d’Homère, vous avez nommé Orphée, et cité quelques lignes de mes Épisodes littéraires. […] « Telles étaient, mon cher ami, les grandes idées religieuses émanées du culte de Jéhova bien plus que de celui de Jupiter, qui se groupaient encore, à l’aurore du christianisme, sous l’ombre d’Orphée, et se paraient de son nom. […] Ces espaces irréguliers, coupés de sentiers qui s’entrecroisent pour aller chercher chaque porte, sont pleins d’ombre et resplendissants de soleil ; on y entend sur les sureaux, cet arbuste du pauvre, chanter les oiseaux qui découvrent partout une feuille pour se nicher, une tuile pour se chauffer, une miette pour se nourrir. […] Le voisinage malfaisant de ces hommes de proie est la seule ombre de ces oasis de la pauvreté honnête ; immondice morale qui attriste un peu la sérénité de ces lieux. […] Il y vécut pendant six semaines, les plus douces peut-être de sa vie, en pleine paix, en plein amour dans la maison, en pleine ombre, en plein soleil dans le jardin, comme ces haltes du voyageur, quand le jour va tomber et qu’il aperçoit déjà les clochers de la ville où le sommeil l’attend, après les lassitudes de la route.

379. (1888) Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870) « Année 1869 » pp. 253-317

Elle quitte notre terre empoisonnée de civilisation, et le temps est peut-être proche, où le décor naturel sera contrefaçonné par l’industrie, et où les capitales modernes, les monstrueuses accumulations d’humanités, n’auront plus pour ombre et pour verdure, que le fer-blanc découpé et peint des palmiers de la Samaritaine. […] Nous promenant à travers ce fouillis de nature, le bohème nous mène, tout en bas du jardin, à la ligne des beaux arbres qui le finissaient dans leur grande ombre… Ici sera une guinguette, un bouchon pour les dimanches et les lundis des parties de campagne, et où la canaille, abhorrée de Gavarni, viendra sous le portique toujours vert, où il promenait sa haute rêverie, arroser de bleu des tripes à la mode de Caen, dans des berceaux qu’arrondit devant nous, un marchand de vin basque. […] Elle nous parlait de l’extrême délicatesse de la sienne, qui est en effet fine comme un papier de soie, et qui laisse apercevoir, sous un microscope, la circulation du sang : une peau si sensible que deux journées à Marseille avaient rendu la femme presque méconnaissable, une peau qui prend dans l’ombre d’une chambre ou le séjour au lit, pendant une semaine, la blancheur du lilas poussant dans une cave. […] En entrant, nous avons devant nous le profil perdu de l’accusé, à la pommette saillante qui fait une ombre sur sa joue. […] Enfin la terrible sonnette du jury, et par la porte ouverte, sur la paroi de l’escalier éclairé par lequel descendent les jurés, leurs ombres les annoncent et les précèdent d’une façon saisissante, presque fantastique.

380. (1893) Des réputations littéraires. Essais de morale et d’histoire. Première série

Seule immortalité réelle, c’est elle qui donne pleinement le droit aux croyants de prendre en pitié les poursuivants d’une ombre. […] Ce serait abandonner pour une chance fort incertaine le réel, le solide, et, pour l’ombre, lâcher le corps. […] Mais l’éclat des Maximes a rejeté les Mémoires dans l’ombre. […] Mais il faut distinguer entre l’anonymat réel, dont les ombres restent impénétrables, et l’anonymat, simple artifice de succès, qui n’est qu’un moyen d’intriguer la curiosité, et dont les voiles sont levés sûrement tôt ou tard. […] L’imagination humaine, attendrie par ces tristes spectacles, se montre d’une générosité magnifique ; elle rêve, devant ces beaux jeunes arbres couchés par la tempête, une cime montant jusqu’aux cieux et des branches couvrant la terre de leur ombre.

381. (1898) Impressions de théâtre. Dixième série

Pas l’ombre de symbole, et pas la moindre mousseline de brume ou de brouillard. […] Pas l’ombre de lutte, dans aucune de ces âmes, entre des sentiments contraires ; et pas l’ombre de progression dans la lutte qui est engagée entre les personnages. […] Et, au contraire, ce qu’ils nous ont fait souffrir s’atténue comme eux-mêmes, participe de leur évanouissement : comment en vouloir à ce qui n’est qu’une ombre ? […] L’imagination puérile, mais fleurie, du patriarche Jacob s’amuse à l’idée que le premier rayon du jour va dissoudre leurs ombres falotes. […] Elle rappelle tout haut, sans l’ombre de gêne, et en termes trop directs pour être rapportés ici, les sensations qu’elle doit à Maxime.

382. (1882) Hommes et dieux. Études d’histoire et de littérature

Épuisée de fatigue, elle s’arrête à Éleusis, à l’ombre d’un olivier, près du puits de Parthénios. […] Ce n’est pas le marbre fait chair, c’est le marbre fait ombre. […] Si la race de Charles-Quint s’était perpétuée, l’Ombre de Philippe II régnerait encore à Madrid. […] Un pays léthargique et vague, peuplé d’ombres plus pâles que les fantômes du sommeil. […] Il n’a pas vécu, il a passé sur la vie, fantastique et superficiel comme l’Ombre chinoise.

383. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Lamartine.] » pp. 534-535

L’Ombre de Joseph Delorme a dû tressaillir de se voir si bien traitée et louée si magnifiquement pour une des pièces les plus contestées de tout temps et les plus raillées de son recueil.

384. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — B — Bourget, Paul (1852-1935) »

Il n’a pas effacé de son front ce grand et beau reflet de Dieu, qui s’y débat contre les ombres du doute quand tous les autres l’ont éteint sur le leur.

385. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Glatigny, Albert (1839-1873) »

. — L’Ombre de Callot, prologue en un acte et en vers (1863). — Vers les Saules, comédie en un acte et en vers (1866). — Les Flèches d’or (1864). — Pès de Puyanne, drame en trois actes (1866). — Prologue pour l’ouverture des Délassements-Comiques (1867). — Le Bois, saynète (1868). — Le Compliment à Molière (Odéon, 1873). — Le Singe, comédie en un acte (1872). — Gilles et Pasquins, poème (1872). — L’illustre Brisacier, drame en un acte (1873).

386. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — B — article » pp. 234-238

On se rappelle alors ce Lacédémonien qui poursuivoit une ombre, pour la faire mourir une seconde fois.

387. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — V. — article » pp. 448-452

Les Mariages assortis, la Coquette fixée, le Retour de l’Ombre de Moliere, sont d’une touche vraiment comique ; & avec une intrigue mieux combinée, mieux suivie, un dénouement mieux préparé, on pourroit le comparer à ce que nous avons eu de meilleur depuis Moliere & Regnard.

388. (1864) Le roman contemporain

Le doute était entré dans bien des esprits ; on appréhendait un désastre, et l’ombre était descendue sur plus d’un front. […] Comme si cette glorieuse et sublime substance qui, sous le nom d’intelligence, comprend les vérités les plus hautes, et, sous le nom de cœur, éprouve tous les nobles sentiments, était quelque chose de chimérique et d’illusoire, une légère vapeur ; moins qu’une vapeur, une ombre ; moins encore, le rêve d’une ombre ! […] C’est un peu l’effet que produit Énée lorsque, dans sa descente aux enfers, il se trouve au milieu des ombres et s’embarque dans la nacelle du vieux Caron. […] Elle y est à sa place et ne fait pas ombre dans un tableau où il n’y a que des ombres. […] Je n’y vois que des ombres ; j’y cherche en vain la lumière.

389. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Riposte à Taxile Delord » pp. 401-403

Jeune homme, qui vous destinez aux lettres et qui en attendez douceur et honneur, écoutez de la bouche de quelqu’un qui les connaît bien et qui les a pratiquées et aimées depuis près de cinquante ans, — écoutez et retenez en votre cœur ces conseils et cette moralité : Soyez appliqué dès votre tendre enfance aux livres et aux études ; passez votre tendre jeunesse dans l’etude encore et dans la mélancolie de rêves à demi-étouffés ; adonnez-vous dans la solitude à exprimer naïvement et hardiment ce que vous ressentez, et ambitionnez, au prix de votre douleur, de doter, s’il se peut, la poésie de votre pays de quelque veine intime, encore inexplorée ; — recherchez les plus nobles amitiés, et portez-y la bienveillance et la sincérité d’une âme ouverte et désireuse avant tout d’admirer ; versez dans la critique, émule et sœur de votre poésie, vos effusions, votre sympathie et le plus pur de votre substance ; louez, servez de votre parole, déjà écoutée, les talents nouveaux, d’abord si combattus, et ne commencez à vous retirer d’eux que du jour où eux-mêmes se retirent de la droite voie et manquent à leurs promesses ; restez alors modéré et réservé envers eux ; mettez une distance convenable, respectueuse, des années entières de réflexion et d’intervalle entre vos jeunes espérances et vos derniers regrets ; — variez sans cesse vos études, cultivez en tous sens votre intelligence, ne la cantonnez ni dans un parti, ni dans une école, ni dans une seule idée ; ouvrez-lui des jours sur tous les horizons ; portez-vous avec une sorte d’inquiétude amicale et généreuse vers tout ce qui est moins connu, vers tout ce qui mérite de l’être, et consacrez-y une curiosité exacte et en même temps émue ; — ayez de la conscience et du sérieux en tout ; évitez la vanterie et jusqu’à l’ombre du charlatanisme ; — devant les grands amours-propres tyranniques et dévorants qui croient que tout leur est dû, gardez constamment la seconde ligne : maintenez votre indépendance et votre humble dignité ; prêtez-vous pour un temps, s’il le faut, mais ne vous aliénez pas ; — n’approchez des personnages le plus en renom et le plus en crédit de votre temps, de ceux qui ont en main le pouvoir, qu’avec une modestie décente et digne ; acceptez peu, ne demandez rien ; tenez-vous à votre place, content d’observer ; mais payez quelquefois par les bonnes grâces de l’esprit ce que la fortune injuste vous a refusé de rendre sous une autre forme plus commode et moins délicate ; — voyez la société et ce qu’on appelle le monde pour en faire profiter les lettres ; cultivez les lettres en vue du monde, et en tâchant de leur donner le tour et l’agrément sans lequel elles ne vivent pas ; cédez parfois, si le cœur vous en dit, si une douce violence vous y oblige, à une complaisance aimable et de bon goût, jamais à l’intérêt ni au grossier trafic des amours-propres ; restez judicieux et clairvoyant jusque dans vos faiblesses, et si vous ne dites pas tout le vrai, n’écrivez jamais le faux ; — que la fatigue n’aille à aucun moment vous saisir ; ne vous croyez jamais arrivé ; à l’âge où d’autres se reposent, redoublez de courage et d’ardeur ; recommencez comme un débutant, courez une seconde et une troisième carrière, renouvelez-vous ; donnez au public, jour par jour, le résultat clair et manifeste de vos lectures, de vos comparaisons amassées, de vos jugements plus mûris et plus vrais ; faites que la vérité elle-même profite de la perte de vos illusions ; ne craignez pas de vous prodiguer ainsi et de livrer la mesure de votre force aux confrères du même métier qui savent le poids continu d’une œuvre fréquente, en apparence si légère… Et tout cela pour qu’approchant du terme, du but final où l’estime publique est la seule couronne, les jours où l’on parlera de vous avec le moins de passion et de haine, et où l’on se croira très clément et indulgent, dans une feuille tirée à des milliers d’exemplaires et qui s’adresse à tout un peuple de lecteurs qui ne vous ont pas lu, qui ne vous liront jamais, qui ne vous connaissent que de nom, vous serviez à défrayer les gaietés et, pour dire le mot, les gamineries d’un loustic libéral appelé Taxile Delord.

390. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Louÿs, Pierre (1870-1925) »

Soyez sûrs que les cendres de Gautier ont frémi de joie, à l’apparition de ce livre, et que, dans le paradis des lettrés, l’ombre de Flaubert hurle, à l’heure qu’il est, des phrases de Pierre Louÿs, les soumet à l’infaillible épreuve de son gueuloir, et qu’elles la subissent victorieusement… Enfin voilà donc un jeune, un vrai jeune — Pierre Louÿs n’a pas vingt-six ans — qui nous donne un beau livre ; un livre écrit dans une langue impeccable, avec les formules classiques et les mots de tout le monde, mais rénovés et rajeunis à force de goût et d’art ; un livre très savant et où se révèle, à chaque page, une connaissance approfondie de l’antiquité et de la littérature grecque, mais sans pédantisme aucun et ne sentant jamais l’huile et l’effort ; un livre dont la table contient sans doute un symbole ingénieux et poétique, mais un symbole parfaitement clair ; un livre, enfin, qui est vraiment issu de notre tradition et animé de notre génie et dans lequel la beauté, la force et la grâce se montrent toujours en plein soleil, et inondées d’éclatante lumière !

391. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des romans — Préfaces de « Han d’Islande » (1823-1833) — Préface de 1833 »

C’est la phase précieuse, le point intermédiaire et culminant, l’heure chaude et rayonnante de midi, le moment où il y a le moins d’ombre et le plus de lumière possible.

392. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre troisième. Histoire. — Chapitre II. Causes générales qui ont empêché les écrivains modernes de réussir dans l’histoire. — Première cause : beautés des sujets antiques. »

En même temps les arts et les sciences se développent, mais tranquillement, mais dans les ombres.

393. (1899) Arabesques pp. 1-223

Le soleil, déclinant, teignait de pourpre les futaies assoupies, de grandes ombres violettes envahissaient les taillis ; le rossignol commençait à chanter. — Je regagnai l’auberge. […] Un monolithe se dresse qui surplombe le sentier, le couvre de son ombre et tourne vers moi sa face semblable à celle d’un sphinx. […] Ses derniers rayons emplissaient d’or sombre les anfractuosités des roches et découpaient de grandes ombres sur le sol de la gorge. […] On pourrait le comparer à un étang dans une clairière, où se mêleraient aux reflets de l’eau tranquille l’ombre mouvante des feuilles et l’or miroitant d’un rayon de soleil. […] Parmi des fusées bancroches et des feux de Bengale livides, il est le grand artificier du royaume des ombres.

394. (1911) Études pp. 9-261

Ce n’est pas la profondeur de l’objet qu’elle exprime, mais son visage plein de sourire dans la diaphanéité de l’ombre. […] Et n’est-ce pas elle qui se tient dans le fond comme une femme voilée par l’ombre et retirée ? […] Aucune ombre. […] Elle est une ligne sans ombres. […] petite figure que j’ai caressée sous les feuilles — jamais assez d’ombre n’aura pu ternir ton éclat — et l’ombre des boucles sur ton front paraît toujours encor plus sombre227.

395. (1897) Aspects pp. -215

La face d’ombre des idées leur est familière comme la face de clarté. […] Ici, l’on dirait que l’ombre de M.  […] L’ombre de Barquin et celle de M. de Bouilly se penchaient sur M.  […] « J’éprouve, parfois, l’étreinte de l’ombre. […] Bien entendu, je me gardais bien d’y mettre l’ombre d’une idée.

396. (1901) Des réputations littéraires. Essais de morale et d’histoire. Deuxième série

Mais elles ne durent pas très longtemps, parce que le même intérêt qui conseille aux artistes de laisser un rival dans l’ombre les obligera de l’en tirer dès qu’il pourra servir à éclipser d’autres ambitions naissantes. […] Frédéric Logau était obscur ; Lessing le tira un jour de l’ombre en publiant ses épigrammes, et depuis lors Logau n’a cessé de tenir une place honorable parmi les écrivains allemands. […] La seule ombre au tableau, c’est qu’il peut encore se trouver de naïfs jeunes gens qui tiennent à l’argent moins qu’à l’honneur, en sorte que leur rêve de gloire n’est point satisfait. […] Et voilà pourquoi, si l’idée de Cournot est juste, tous nos efforts pour le tirer de son ombre relative resteront impuissants et vains. […] L’effort d’un enfant pour sauter hors de son ombre n’est pas plus vain que ne le serait celui de l’homme ayant fait ce rêve, d’échapper aux influences qui pèsent sur son esprit de toutes parts.

397. (1817) Cours analytique de littérature générale. Tome III pp. 5-336

Là vous entendez l’ombre d’Achille, détrompé de ses illusions dans les enfers, s’écrier qu’il aimerait mieux être encore le dernier des pâtres sur la terre, que le souverain des mânes chez Pluton. […] que l’on s’obstine à croire les tyrans doués de quelque magnanimité, après cet exemple de la peur qui les agite, et du trouble dont ils sont saisis par une ombre, par un seul nom ! […] Mais quel est ce vieillard malheureux « Qui, dans l’ombre, ose entrer sous la tente d’Achille ? […] Alors les clameurs d’Érichtho, formées du mélange des plus épouvantables sons, forcent Hécate et les Euménides à relâcher des liens de l’enfer l’ombre évoquée que ces déités n’osent plus retenir. […] pourquoi, souillant des mains si pures, « Viens-tu troubler mon ombre et rouvrir mes blessures ?

398. (1949) La vie littéraire. Cinquième série

Il les regarde passer comme des marionnettes ou des ombres chinoises. […] Et qu’est-il autre chose qu’une ombre, une illusion, un mensonge, un voile, une fumée ? […] Chaque soir, dans ce cabaret élégant, les ombres chinoises de M.  […] Il aime tant la vérité que l’ombre même du plus léger mensonge lui est insupportable. […] L’homme, que Dieu a fait à son image, n’est-il qu’une ombre ?

399. (1857) Causeries du samedi. Deuxième série des Causeries littéraires pp. 1-402

Ils luttent ; l’ombre emplit lentement leurs yeux d’ange Et de leur bouche froide il sort un râle étrange. […] ô ombre ! […] L’ours qui va dans les bois cherchant un arbre à ruches, L’ombre, le plomb, la mort, la tombe, le néant ! […] L’auteur se suppose enlevé par un spectre au haut d’un promontoire, et là, de sa bouche d’ombre, le spectre lui enseigne des choses qui sont, en effet, très ombrées. […] Quel surcroît de clarté que l’ombre des abîmes         S’écriant : Sois béni !

400. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Guérin, Charles (1873-1907) »

Il excelle souvent à commencer un poème par des paroles à la fois musicales et songeuses et qui, le livre fermé, pleurent encore dans la mémoire : Ô mon ami, mon vieil ami, mon seul ami, Rappelle-toi nos soirs de tristesse parmi L’ombre tiède et l’odeur des roses du Musée.

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