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764. (1912) L’art de lire « Chapitre IV. Les pièces de théâtre »

L’auteur, en effet, en pleine possession non seulement de son génie, mais de son expérience théâtrale, aurait voulu forcer l’actrice, même de trois siècles après lui, à jouer comme il l’entendait et non pas à son gré à elle, qu’il n’aurait pas écrit autrement ; il semble avoir dicté la mimique mot à mot et c’est-à-dire geste par geste : N’allons pas plus avant, demeurons, chère Œnone, Phèdre n’a fait que quelques pas sur le théâtre et s’arrête, fatiguée, presque épuisée ; l’arrêt doit être brusque, une des mains de la reine cramponnée au bras de sa nourrice : Je ne me soutiens plus, ma force m’abandonne ; Toute une attitude lassée, déprimée ; une sorte d’écroulement du corps. […] Ce mot indique tout un jeu de scène, coupe nettement le dialogue, sépare tout ce qui suit de tout ce qui précède, prépare l’attention du spectateur pour la révélation qui enfin va se produire, dessine aux yeux Phèdre encore assise et Œnone debout, attentive et anxieuse. […] Dans le troisième cas, la confidence est faite par ce mot même : « C’est toi qui l’as nommé » ; il reste à la donner dans tout son détail Ce détail même étant honteux, il est naturel que Phèdre, qui en prévoit toutes les hontes, se rapproche de sa confidente et pour cela se lève. […] Cela veut dire : « Cléante a raison, non seulement parce qu’il raisonne bien ; mais parce qu’Orgon ne trouve pas un mot à lui répliquer ; et donc Orgon n’obéit qu’à sa passion et Cléante obéit à son jugement ». […] — Je ne vous dis plus mot.

765. (1900) Le lecteur de romans pp. 141-164

En un mot quelle valeur faut-il accorder, esthétiquement, à la fameuse formule du roman « qui peut être mis entre toutes les mains » ? […] Remarquez, en outre, que dans la pensée de l’abonné, les mots « romans pour toutes les mains » ont un sens bien étroit et bien singulier. […] Il a écrit pour des hommes et des femmes qui peuvent pénétrer et compléter son idée, deviner les sous-entendus, peser les mots, et faire à côté de l’œuvre du maître ce qu’on pourrait nommer l’œuvre du lecteur. […] Oublions qu’on les juge trop souvent, ces personnages imaginaires, comme s’il s’agissait de les faire entrer dans son salon, sur leur sourire, leur naissance, le tour plus ou moins élégant de leur conversation, en un mot sur leurs qualités mondaines. […] Il conte sobrement, avec des mots clairs et simples ; il a la phrase variée et solide ; il voit tout, et cependant il n’exprime de sa vision que ce qui est nécessaire à l’action.

766. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre V : M. Cousin historien et biographe »

On se corrige des métaphores excessives, on fuit les images hasardées, on diminue le nombre des mots familiers, on commence à n’employer que les termes généraux. […] On mit en mots piquants les questions graves ; la philosophie resta profonde, et devint enjouée. […] Les romans de Mlle Scudéri sont d’une longueur infinie et d’une fadeur étonnante ; elle met une page à expliquer ce que nous dirions en un mot. […] L’emploi du style régulier et des mots généraux contribuait encore à effacer l’originalité des idées ; souvent une remarque ordinaire, écrite en style familier ou tournée en manière de paradoxe, amuse ; mais alors le tour familier eût paru bas, et le tour paradoxal eût semblé choquant. […] Et, pour cela, l’on n’a pas besoin d’une longue explication ; souvent une phrase suffit ; un seul mot, comme un éclair, déchire le voile obscur du temps, ramène en pleine lumière les figures cachées, rallume dans leurs yeux ternes la divine flamme de la vie.

767. (1910) Muses d’aujourd’hui. Essai de physiologie poétique

Même, par le jeu magique de son art, le poète peut donner aux mots qu’il manie un sens inattendu. […] de songer aux mots qui les auraient grisés Parmi le clair de lune écoutés bouche à bouche ! […] Le jeu des mots comme le jeu des couleurs est infini, et de même que le peintre peut mettre du sentiment dans ses couleurs, le poète peut, par la combinaison des mots, peindre toutes ses sensations de son être, et les rendre palpables, visibles, sensibles. […] Chez Victor Hugo, les rimes gardent leur plénitude traditionnelle : c’est un mot qui répond, en écho, à un mot. […] Mais quand Zarathoustra eut dit ces mots, il considéra de nouveau le peuple et se tut.

768. (1895) Nouveaux essais sur la littérature contemporaine

« Il s’est continué » ; selon le mot de M.  […] Ô duperie des mots, et fureur de « blasonner » les gens ! […] quelle abondance de mots ! […] Voilà de bien grands mots ! […] Quel abus du vrai sens des mots !

769. (1864) Histoire anecdotique de l’ancien théâtre en France. Tome I pp. 3-343

Au moyen de quatre vers et d’un jeu de mots, la confidente tranche toute difficulté. […] En un mot, tout s’améliora dans ce que l’on appelle la mise en scène. […] Colletet, qui a combattu hier avec moi sur un mot, ne se rend pas encore. […] Quinault soutenait que le mot est du genre féminin. […] C’était un bel esprit dans toute l’acception du mot.

770. (1907) L’évolution créatrice « Chapitre IV. Le mécanisme cinématographique de la pensée  et l’illusion mécanistique. »

Dans les deux cas, ces concepts sont représentés par les mêmes mots conventionnels. […] Et, plus on descend de l’idée immobile, enroulée sur elle-même, aux mots qui la déroulent, plus il y a de place laissée à la contingence et au choix : d’autres métaphores, exprimées par d’autres mots, eussent pu surgir ; une image a été appelée par une image, un mot par un mot. […] Notre oreille n’entend que les mots ; elle ne perçoit donc que des accidents. […] Nous en avons encore touché un mot dans le premier chapitre de ce livre. […] On aboutissait, en un mot, au mécanisme universel.

771. (1932) Les deux sources de la morale et de la religion « La religion statique »

Entendons-nous d’abord sur le sens des mots. […] Vous tiendriez le mot pour inexistant, comme la chose. […] Il sera donc bien établi que le mot circonscrit cette fois une réalité. […] Ce dernier mot a un sens plutôt négatif. […] Disons seulement un mot des deux principaux : le sacrifice et la prière.

772. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre deuxième. Les images — Chapitre II. Lois de la renaissance et de l’effacement des images » pp. 129-161

On consulta ses livres, et l’on y retrouva, mot pour mot, plusieurs des morceaux récités par la malade. […] Tout le monde sait qu’on oublie beaucoup de mots d’une langue lorsqu’on cesse pendant plusieurs années de la lire ou de la parler. […] Comme il dirigeait une ferme, il avait dans sa chambre une liste des mots qui avaient chance de se rencontrer dans les discours de ses ouvriers. […] Bientôt il ressentit une attaque d’apoplexie légère, suivie de la perte de la mémoire des mots, puis de la langue française. […] Dietrich a conservé l’histoire d’un individu qui avait oublié la moitié des mots et se rappelait les faits.

773. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXVIIe entretien. J.-J. Rousseau. Son faux Contrat social et le vrai contrat social (3e partie) » pp. 5-56

En un mot, c’est l’anarchie dans l’individu réclamant l’ordre dans la nation. […] Il n’y en a pas, ou bien il n’y en a pas d’autre que le mot par lequel je vous l’ai définie tout à l’heure : révolte de l’égoïsme individuel contre la volonté de l’ensemble. […] Et pourquoi tant parler d’une chose qui n’existe que dans les mots ? […] S’il y avait liberté dans cette acception du mot, il n’y aurait plus gouvernement ni société ; il y aurait anarchie, révolte de chacun et de tous contre tous. Ce mot de liberté ainsi compris est donc un sophisme : la liberté de chacun serait l’esclavage de tous.

774. (1824) Observations sur la tragédie romantique pp. 5-40

En un mot le pouvoir du paradise dans les théâtres de Londres est égal à celui qu’exerce notre parterre, ou qu’il exerçait librement jadis. […] Les admirateurs de Schiller, en rappelant ici l’ancien mot de Trilogie, le prennent à contresens. Ce mot, dans son origine, ne tient qu’à l’usage qui s’était établi en Grèce, d’obliger les concurrents au prix de la tragédie, de présenter à la fois, chacun trois ouvrages. […] On sait quels mots Racine a su ennoblir, et que sous sa plume savante, l’expression la plus propre et la plus simple demeure la plus tragique. […] Personne encore ne nous a expliqué ni l’origine ni la valeur du mot romantisme on romanticisme : car il paraît qu’on nous laisse le choix des deux : autrefois on ne disait ni l’un ni l’autre ; de tels mots n’étaient pas français.

775. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre deuxième »

C’est ainsi qu’en un passage du livre III, où au lieu du mot âme on lisait âne, il s’excusait sur la maladresse de son éditeur, qui avait mis une lettre pour une autre. […] Par l’addition de quelques mots, il avait fait d’un portrait commun aux disputeurs des deux partis, une caricature grossière des théologiens catholiques. On lisait à la suite des moraulx sophistes de Rabelais, les mots de sorbonisans sorbonagres, sorbonigènes sorbonicoles. […] Les tours et les mots n’en sont pas perdus, si ce n’est pour les ignorants, dont la langue date toujours de la veille. […] Un torrent de mots, souvent inintelligibles s’échappe de sa mémoire surchargée, qui semble se répandre tout entière sur le papier, sans l’intervention de sa volonté.

776. (1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre III. Le théâtre est l’Église du diable » pp. 113-135

» Disant ces mots il me serrait la main d’une façon convulsive. […] Disant ces mots, je cédais ma plume et ma place, et vous n’auriez pas perdu à changer de maestro, mais Henri, dans un bel accès d’indignation : — Qui ? […] vous n’avez pas le plus petit mot d’indignation ou de pitié ! […] Le public a en horreur les personnalités, les gros mots, les offenses, les injures, les violences de tout genre. […] En un mot, le grand art de la comédie c’est de plaire, elle peut se soucier du reste.

777. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XIX. M. Cousin » pp. 427-462

Et nous disons actuel, en appuyant sur le mot et sans crainte. […] Entasser des mots ne caractérise rien. […] Cousin nous dit la même chose, quoiqu’il se serve de mots qui veulent dire précisément le contraire. […] Tous les soirs, on trouverait chez Mabille (qu’on nous passe le mot et l’endroit !) […] Les quelques mots dont il parle ont-ils été dits ?

778. (1879) L’esthétique naturaliste. Article de la Revue des deux mondes pp. 415-432

D’abord il se prend lui-même effroyablement au sérieux ; il n’admet pas le moindre mot pour rire, et c’est pour de bon qu’il pontifie. […] J’avoue que le mot est de lui ; je ne crois pas que l’Académie française lui en ait grande jalousie. […] Ce n’était pas la peine de forger un mot nouveau dans une langue déjà trop riche de mots pour redire ce que tout le monde entendait fort bien. […] Disons le vrai mot : le naturalisme sort bien moins de la nature elle-même que de l’esprit de messieurs les naturalistes. […] le beau mot et qu’il fait bien dans un programme !

779. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Véron.] » pp. 530-531

Vous avez dit ce qui était à dire : il aimait l’esprit et il en avait ; il avait un grand sens, — ce bon sens qui se trouve au fond de tout bonheur : il y mêlait, comme vous l’observez très bien, quelque légèreté (mot qui étonne à première vue) et de l’inconstance. Vous avez prononcé aussi le mot de vanité qui est inévitable en un tel sujet ; mais tant de gens ont leur vanité en dedans que la sienne, toute en dehors, était en quelque sorte commode pour autrui : cela accepté, on avait affaire à un esprit orné, plein d’anecdotes et de mots pris aux bons endroits, facile et coulant.

780. (1890) Les romanciers d’aujourd’hui pp. -357

Elle a dit elle-même quelque part : « J’adore la littérature, le bien dire, le mot pour le mot. […] Vous entendez bien ce mot. […] Je dirai seulement quelques mots du cas de M.  […] Avec toutes les lacunes que le mot comporte. […] Le mot est de M. 

781. (1853) Portraits littéraires. Tome I (3e éd.) pp. 1-363

Les idées refusant de l’accueillir, il est retourné parmi les mots. […] Voilà pourtant où mènent l’amour et le culte des mots. […] Un seul mot suffit en effet à caractériser tous les romans de M.  […] Les mots obéissent à la pensée et ne la gênent jamais dans son allure. […] Du clergé, de la noblesse, des communes, pas un mot.

782. (1927) Quelques progrès dans l’étude du cœur humain (Freud et Proust)

Mais nous ne pouvons pas éviter un autre mot : c’est : impureté. […] Sincère vient d’un mot latin qui veut dire : pur, en parlant du vin. […] Il détestait le mot : authentique. […] Et pour le pénétrer il se sert de tout ce qui peut les avoir accompagnés, ces mots, comme signes involontaires. […] Je passai donc sans prononcer un mot.

783. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XXII. Machinations des ennemis de Jésus. »

C’est dans la bouche de Caïphe que l’évangéliste tient à placer le mot décisif qui amena la sentence de mort de Jésus 1031. On supposait que le grand-prêtre possédait un certain don de prophétie ; le mot devint ainsi pour la communauté chrétienne un oracle plein de sens profonds. Mais un tel mot, quel que soit celui qui l’ait prononcé, fut la pensée de tout le parti sacerdotal. […] Pensant que le dernier mot du gouvernement est d’empêcher les émotions populaires, il croit faire acte de patriotisme en prévenant par le meurtre juridique l’effusion tumultueuse du sang. […] Jérôme, De situ et nom. loc. hebr., aux mots [Greek : Ephrôn] et [Greek : Ephraim].

784. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 22, que le public juge bien des poëmes et des tableaux en general. Du sentiment que nous avons pour connoître le mérite de ces ouvrages » pp. 323-340

On a donc raison de dire communément qu’avec de l’esprit on se connoît à tout, car on entend alors par le mot d’esprit, la justesse et la délicatesse du sentiment. Les françois sont en possession de donner au mot esprit, des significations bien plus abusives. […] Le mot de public ne renferme ici que les personnes qui ont acquis des lumieres, soit par la lecture, soit par le commerce du monde. […] Le mot de public est encore ou plus resserré ou plus étendu, suivant les temps et suivant les lieux dont on parle. […] Mais, comme je l’ai déja dit, je ne crains pas que mon lecteur se trompe sur l’extention qu’il conviendra de donner à la signification du mot de public, suivant les occasions où je l’emploïerai.

785. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Les Kœnigsmark »

Malgré ce titre qui nous prévient et auquel l’auteur a ajouté ces mots : Épisode de l’Histoire du Hanovre, pour qu’on ne pût pas s’y tromper, est-ce vraiment de l’histoire dans sa notion pure et respectée que ce livre sans gravité, sans profondeur, sans vue morale ? […] Philippe de Kœnigsmark, — dont l’Hisloire n’a dit qu’un mot et à voix basse, car le métier de l’Histoire est de tout savoir, et la honte d’ignorer se mêlait pour elle à l’ignorance et au mystère, ce héros byronien, avant Byron, qui disparaît comme Lara ou comme le Corsaire, dont les uns disaient qu’il avait été jeté dans un four par la jalousie de Georges Ier, roi d’Angleterre, et les autres qu’il avait été enterré sous une des feuilles du parquet de sa royale maîtresse, Sophie-Dorothée, — Philippe de Kœnigsmark sort enfin des ténèbres qui pesaient sur son tombeau, et il en sort avec tout un monde que l’Histoire n’a pas vu, dans l’éblouissement d’une époque qui nous a trop longtemps aveuglés de sa gloire et qu’il faut aujourd’hui savoir juger ! […] Les plus beaux types (et nous prenons ici ce mot dans le sens criminel et tragique), les plus beaux types de la Poésie et de la Réalité, n’offrent rien, selon nous, de plus complet et de plus effrayant à ceux qui étudient la force d’impulsion des passions que cette Élisabeth de Platen, dont on n’aurait rien dit encore quand on l’appellerait la lady Macbeth de l’amour ! […] Voilà, en aussi peu de mots que possible, le sujet touché par Blaze de Bury, la tragédie mise par lui en camée et à laquelle il fallait laisser ses colossales proportions. […] Son mérite actuel a été de savoir l’anglais et l’allemand, — ce qui est honorable et souvent utile, mais ce qui n’est pas tout, car le mot célèbre de Charles-Quint n’est pas vrai en littérature… Dans ce mystère dévoilé de la mort du comte de Kœnigsmark, que de questions à tenter un esprit qui aurait eu quelque puissance, et qu’il n’a pas effleurées !

786. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « César Daly »

Puisque j’ai osé écrire ce grand diable de mot, qu’on me permette d’ajouter qu’il y en a de deux espèces : celle précisément qui vient d’en haut et qui reste longtemps sans descendre, et celle qui vient d’en bas et qui ne reste pas longtemps même là. […] Et, d’ailleurs, la France a le droit d’être tout ce qu’elle veut, comme les femmes qu’on aime et qui savent qu’avec un mot ou un sourire elles peuvent toujours tout effacer ! Et n’a-t-elle pas commencé de le dire, ce mot, quand un jour son gouvernement confia à Daly la réparation et l’achèvement de la cathédrale d’Albi, un des plus admirables monuments religieux qu’elle possède ? […] IV Et il en est une parmi les autres, car César Daly a la fécondité des théories, il en est une dont je veux dire un mot, d’abord parce qu’elle prouve lumineusement ce que j’avance, mais aussi parce qu’elle refait et remet vaillamment sur pied cette vieille idée faussée de l’éclectisme, à laquelle Daly a restitué sa part de vérité exacte. […] Ce qu’on appelle de mots si grands, l’invention humaine, le génie, la faculté de créer, n’aboutissent jamais qu’à ce résultat : idéaliser un peu l’histoire !

787. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Lettres d’une mère à son fils » pp. 157-170

Il y a un mot de Kant, magnifiquement niais et bien digne, du reste, d’un anthropomorphite comme lui : « Quand un être parfait — dit-il quelque part — en aura élevé un autre, on saura alors quelles sont les limites du pouvoir de l’éducation. » On ne le saura donc jamais ; car d’êtres parfaits, il n’y en a point dans ce monde. […] Il ne porterait pas pour épigraphe ces mots irréfléchis, tracés par madame d’Alonville elle-même : « Destiné à vivre parmi les hommes, médite ces mots et prends-les pour devise : connaître, tolérer, aimer, servir. » Car la destinée de l’homme est d’habiter un jour le ciel conquis par ses œuvres, et non pas de passer chétivement parmi ses semblables trente-trois ans et demi, en moyenne actuelle. […] … On le voit, dès le premier mot du livre, ce qui lui manque, c’est le robuste et le net d’une doctrine, d’une doctrine qui empêcherait un esprit aussi distingué que Corne de glisser dans les logomachies bêtes de ce temps ; c’est l’efficacité d’un enseignement précis ; ce sont les principes supérieurs qui engendrent forcément une pratique de vie et maîtrisent l’homme. […] Il se prend à la glu des mots vagues.

788. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXVI. Médecine Tessier »

Il ganta sa main et masqua son visage, et l’on vit jusqu’à ce lion de Broussais dont Pariset disait : Quærens quem devoret , devenu tout à coup d’une prudence antipathique à son génie, mettre une sourdine à sa voix rugissante et inventer, pour mieux cacher le secret de la comédie, ce mot d’ontologie qui signifiait toutes les chimères et toutes les sottises de la religion, de la métaphysique et de la spiritualité ! […] « Le mot nature vient du mot nasci », dit M.  […] Hippocrate, en effet, ce vieillard divin, — car l’Histoire, pour honorer ce grand observateur, n’a trouvé rien de mieux que de l’appeler comme le vieil Homère — avait reconnu l’immutabilité des maladies, quand il s’écriait avec le pressentiment d’une révélation : « Il y a là quelque chose de Dieu (quid divinum) », et quand aussi Démocrite, tenant de plus près la vérité, écrivait ce mot singulier : « L’homme tout entier est une maladie », comme s’il eût deviné ce dogme de la Chute, après lequel il n’y a plus rien à l’horizon de l’Histoire ni à l’horizon de l’esprit humain ! […] Tout cela n’est pas nouveau ; mais rappelez-vous le mot de Pascal, vous qui avez au moins le respect des noms écrasants, et taisez-vous !

789. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Eugène Sue » pp. 16-26

Il a donc réalisé le terrible mot de Stendhal, qui était aussi de cette boutique de la Libre Pensée et qui mourut frappé d’apoplexie sur le pavé, sans que Dieu lui laissai le temps d’être inconséquent à son célèbre dire : « la pénitence est une sottise. […] Il a toujours répété le mot de quelqu’un. […] L’un et l’autre sont morts l’âme déchirée pour avoir voulu s’appliquer le mot de César, qui est le mot de tant de gens, très-peu Césars d’ailleurs   : « Être le premier dans une bicoque plutôt que le second à Rome. » Ce fut le mot de Lamennais dans le genre superbe ; ce fut celui d’Eugène Sue dans le genre pittoresque, car son ambition avait ce caractère.

790. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Les Mémoires d’une femme de chambre » pp. 309-321

Mais les Mémoires d’une femme de chambre, c’est-à-dire de la femelle de ce genre d’animal dont on a dit le mot resté proverbe : « Pour un valet de chambre, il n’y a pas de héros » (et, vous le savez, la femelle de toutes les espèces est, en fait d’observation, de finesse et de tact, bien au-dessus de tous les mâles de la terre, même dans cette espèce supérieure de messieurs les valets !)  […] La comédie, qui repose bien plus sur des conventions qu’on ne le croit, ne dit pas un mot de vrai avec ses valets et ses soubrettes, vieux types usés et recrépis par le génie de Molière, que les faiseurs de pièces de cette époque se sont passés de la main à la main. […] Que ce soit Trissotin ou Bélise, l’être littéraire, auteur de ce livre, qui devrait être écrit par une fille d’action, brave sur le mot, mais qui ne le caresse pas, n’a pas montré que le petit bout de l’oreille. […] Son livre n’a pas même le genre d’esprit qui dit : « Je me moque de tout, pourvu que je place mes mots. » Il n’a rien à placer. […] Elle n’a donc servi, disons le mot, que chez des coquines, et cette particularité seule ôte au livre toute nouveauté, toute profondeur et toute portée, rien n’étant plus connu et plus rabâché sur les théâtres, dans les livres et dans les journaux de ce temps, que l’existence de ces dames, qui n’a rien, du reste, de bien compliqué, puisque c’est toujours le même luxe extravagant et gâcheur, la même manière de tromper et de voler leurs hommes, la même abjection d’âme et de langage, le même mutisme de sens moral et d’autres sens, et enfin la même stupidité souveraine, que je ne reprocherais pas cependant à un observateur tout-puissant de peindre encore, s’il en tirait des effets nouveaux et des choses nouvelles !

791. (1890) L’avenir de la science « X » pp. 225-238

Autonomie parfaite, création intime, vie en un mot : telle est la loi de l’humanité. […] Je conçois de même pour l’avenir que le mot morale devienne impropre et soit remplacé par un autre. […] Là, au contraire, on prend l’organisme vivant, la variété spécifique, le mouvement, le devenir, l’histoire en un mot. […] L’histoire de la philosophie, en un mot, devrait être l’histoire des pensées de l’humanité. […] Je ne sache pas qu’au XVIIe siècle on ait écrit un mot plus avancé.

792. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « Figurines »

Et, sur la pierre funèbre, je graverais en beaux caractères le mot de Mme de Sévigné : « Il aime Dieu comme il aimait ses maîtresses » ; le mot de Mme de Maintenon : « Racine, qui veut pleurer, viendra à la profession de sœur Lalie », et le mot de Racine lui-même, recueilli par La Fontaine dans les Amours de Psyché : « Eh bien ! […] Elle n’a, sur les « penderies » de Bretagne, qu’un mot de pitié rapide et quelques réflexions prudentes. […] J’ajoute qu’il est à la fois bien plus honnête homme que la plupart des Encyclopédistes et, permettez-moi le mot, moins « gobeur ». […] Il n’est pas nécessaire que la vérité se trouve exactement dans tous les mots, pourvu qu’elle soit dans la pensée et dans la phrase. […] On connaît son mot : « Je ne loue jamais ce qui m’amuse ».

793. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. Daru. Histoire de la république de Venise. — I. » pp. 413-433

S’il fallait définir l’académicien modèle dans le meilleur sens du mot, l’homme qui aime à cultiver les lettres en commun, avec une émulation profitable, avec conseil et critique mutuelle, sans susceptibilité, sans envie, dans un sens d’ornement et de perfectionnement social, il suffirait de nommer M.  […] Un mot lâché mal à propos fait quelquefois un tort irréparable. […] Une lettre écrite par Daru à l’un de ses amis, et où se trouvaient ces mots ironiques : « J’attends ici nos amis les Anglais qui, dit-on, vont débarquer bientôt, etc. », fut interceptée et prise au sérieux par ceux qui la lurent. […] Saint-Ange a fait imprimer ses Métamorphoses ; Chénier prépare aux Français un Don Carlos… En un mot, elle parlait à Daru de tout ce qu’elle savait bien qui l’intéressait le plus et qui lui tenait le plus à cœur. […] En un mot, dans bien des cas il rend les armes, au nom de notre langue, avant d’avoir fait les derniers efforts d’adresse et de souplesse de nerf dans la lutte.

794. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « La comtesse de Boufflers (suite.) »

Je vous ai mandé en deux mots la substance de ce que M. le prince de Conti voulait me charger de vous dire. […] Mais, malgré sa misanthropie apparente, je ne crois pas qu’il y ait nulle part un homme plus doux, plus humain, plus compatissant aux peines des autres, et plus patient dans les siennes ; en un mot, sa vertu paraît si pure, si constante, si uniforme, que jusqu’à présent ceux qui le haïssent n’ont pu trouver que dans leur propre cœur des raisons pour le soupçonner. […] Necker, on lit tout haut une lettre de Hume au baron d’Holbach, dont les premiers mots sont : Mon cher baron, Jean-Jacques est un scélérat. On lit tout haut ces autres mots d’une lettre de Jean-Jacques à Hume : Vous êtes un traître… Ces deux mots, traître et scélérat, dans un temps où ils n’étaient pas prodigués comme ils l’ont été depuis (c’est Garat qui parle), retentissent dans ce souper, et la nuit même dans une partie de la capitale, comme deux coups de tocsin. » Hume, quoiqu’ayant eu pour but d’informer le monde de Paris, ne s’était pas douté du retentissement soudain qu’aurait une lettre, vive, il est vrai, et non confidentielle, mais qui, d’après les probabilités ordinaires, devait mettre quelque temps à s’ébruiter ; il n’avait pas compté sur l’atmosphère inflammable de ce Paris oisif et passionné. « Si le roi d’Angleterre avait déclaré la guerre au roi de France, on n’en eût pas fait plus soudainement, dit-il, le sujet de toutes les conversations. » Mme de Boufflers, à qui tous ceux qui savaient sa liaison intime avec les deux personnages, s’adressaient pour en apprendre plus long et pour avoir le mot de l’énigme, était muette ; elle n’avait reçu aucunes nouvelles d’Angleterre, aucune communication, ni elle, ni le prince de Conti non plus.

795. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Essai sur Talleyrand (suite.) »

En un mot, M. de Talleyrand, parfait diplomate et ambassadeur excellent, n’avait pas l’étoffe d’un premier ministre constitutionnel et d’un président du conseil. […] On aura remarqué le mot touché en passant sur sa petite nièce Pauline : « La douce approche d’une jolie enfant a un grand charme. » S’il y a eu un bon côté dans M. de Talleyrand arrivé à l’extrême vieillesse, ç’a été ce coin d’affection pure. […] Quand on songe qu’en ses heures d’austérité il avait dit ce mot : « Il y a deux êtres dans ce monde que je n’ai jamais pu voir sans un soulèvement intérieur : c’est un régicide et un prêtre marié », on conviendra qu’il eut à y mettre du sien. On raconte que la première fois que M. de Talleyrand fit sa visite à Château-Vieux à travers un pays fort accidenté, moitié rochers, moitié ravins, et de l’accès le plus raboteux, son premier mot à M.  […] » Talleyrand et Royer-Collard affectaient tous deux, dans la manière de s’exprimer, la brièveté concise et la formule : tous deux étaient volontiers sentencieux ; ils avaient le mot qui grave.

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