Jamais l’imagination n’approchera des invraisemblances et des antithèses du vrai. […] On se tâte, on passe la main sur quelque chose de mort qui est votre imagination… On se dit qu’on ne peut rien faire, qu’on ne fera plus rien. […] tâtonner ainsi, dans la nuit de l’imagination, l’âme d’un livre, et ne rien trouver, ronger ses heures à tourner autour, descendre en soi et n’en rien rapporter, se trouver entre le dernier livre qu’on a mis au monde, dont le cordon est coupé, qui ne vous est plus rien, et le livre auquel vous ne pouvez donner le sang et la chair, être en gestation du néant : ce sont les jours horribles de l’homme de pensée et d’imagination. […] Mon imagination va à ses dernières heures, les cherche à tâtons, les reconstruit dans la nuit, et elles me tourmentent de leur horreur voilée, ces heures ! […] Quelle imagination dans l’hybride.
Si, par bonheur, il est doué d’un sens droit, la mesure sera gardée ; mais il en est beaucoup que leur imagination déborde, et alors ils ont plus d’un rapport avec les romantiques tant décriés par eux. […] Le romancier, lui, s’en tient à l’hypothèse, à l’idée préconçue, à l’imagination, qui est précisément la part de l’idéalisme véritable dans la science. […] — dans son imagination ; — et il vérifie la bestialité radicale de la nature humaine, — où ? — toujours dans son imagination. […] Les magnifiques scélérats à plumet vert, invoqués par George Elliot, tombent un peu dans le domaine de la fantaisie : ce sont pures arabesques d’imagination de poète.
Avec cela de l’imagination, de la vraie. […] Autrement dit, et c’est une découverte que je viens de faire, Shakspeare a de l’imagination, et toutes les formes connues et possibles de l’imagination. […] Mais c’est un homme d’imagination puissante dans le drame et ravissante dans la fantaisie. […] mes amis, quelle pauvreté d’imagination ! […] Une belle voix, et un poing solide, il faut l’avouer ; mais une imagination bien élémentaire.
Votre imagination confond mes faibles esprits. […] De ceci, ne vous mettez point en peine ; vous nous avez maintes fois prouvé qu’elle ne se fatigue pas plus que votre imagination. […] Elle était familière aux imaginations, elle s’offrait d’elle-même au poëte. […] Son imagination, comme celle de Dante, s’emportait à toutes les ardeurs. […] L’Angleterre et son spleen assombrissaient les imaginations allemandes.
De nos jours, trois hommes qui ont écrit dans des genres et avec des mérites divers, mais toujours avec une grande richesse d’imagination, ont dû à de tels voyages la poésie neuve et brillante dont leur prose étincelle. […] Aucun poète plus que Camoëns ne fut inspiré par les grands spectacles des tropiques : c’est à l’Inde qu’il emprunte ses plus riches descriptions ; son imagination, frappée des trombes, des tempêtes et des divers aspects de l’Océan, les a exprimés avec une vérité et une vigueur qui répandent sur ses écrits un charme éternel.
On doit dire, il est vrai, pour sa justification, que ses lettres n’ont été écrites à personne ; qu’elles ne traitent ni de nouvelles ni d’affaires ; qu’elles ne sont proprement que des discours travaillés avec autant de soin que ses autres écrits ; qu’ainsi son imagination étoit moins à craindre & qu’il a pu se donner carrière, s’éloigner du ton des Bussy-Rabutin & des Sévigné, faire des ouvrages académiques plutôt que des lettres simples & ordinaires. […] Il ne manque à cet écrivain d’une imagination élevée, d’un stile énergique, harmonieux, pittoresque & correct, que d’être né trente ans plus tard, & d’avoir pris le goût des grands écrivains du siècle de Louis XIV.
Par suite de cette froideur d’Imagination, de cette quiétude littéraire qui vous fait assister au déroulement des merveilles de l’art comme des témoins à demi-insensibles, et non comme des adorateurs émus et transportés. […] Placez avec moi devant ces classiques aimés le jeune homme qui sait admirer : transporté par l’essor de l’imagination dans les régions supérieures, il habite, cet adolescent épris de Sophocle et de Corneille, il habite une cité idéale qui n’est pas encore la cité de Dieu mais qui n’est déjà plus la cité des hommes.
Quelque imagination que vous ayiez, vous resterez médiocre. […] Les yeux devant le tableau, plus vous détaillerez, chaque petit détail ayant toujours quelque chose de vague et d’indéterminé, plus vous compliquerez le problème pour l’imagination.
Il y a là une esquisse de Gros, le Roi Lear et ses Filles, qui est d’un aspect fort saisissant et fort étrange ; c’est d’une belle imagination. […] Ary Scheffer est un homme d’un talent éminent, ou plutôt une heureuse imagination, mais qui a trop varié sa manière pour en avoir une bonne ; c’est un poëte sentimental qui salit des toiles.
À l’égard d’Horace, né avec de l’imagination, un esprit délicat, la manie de plaire aux grands et l’art de réussir, il eut les talents et les vices d’un courtisan poli. […] Stace, qui naquit à Naples, et qui avait une imagination forte, quoique déréglée, avilit son génie par les mêmes éloges.
Ceux qui ont reçu de la nature une âme forte, ceux qui ont le bonheur ou le malheur de sentir tout avec énergie, ceux qui admirent avec transport et qui s’indignent de même, ceux qui voient tous les objets de très haut, qui les mesurent avec rapidité et s’élancent ensuite ailleurs, qui s’occupent beaucoup plus de l’ensemble des choses que de leurs détails, ceux dont les idées naissent en foule, tombent et se précipitent les unes sur les autres, et qui veulent un genre d’éloquence fait pour leur manière de sentir et de voir, ceux-là sans doute ne seront pas contents de l’ouvrage de Pline ; ils y trouveront peut-être peu d’élévation, peu de chaleur, peu de rapidité, presqu’aucun de ces traits qui vont chercher l’âme et y laissent une impression forte et profonde ; mais aussi il y a des hommes dont l’imagination est douce et l’âme tranquille, qui sont plus sensibles à la grâce qu’à la force, qui veulent des mouvements légers et point de secousses, que l’esprit amuse, et qu’un sentiment trop vif fatigue ; ceux-là ne manqueront pas de porter un jugement différent. […] Cette recherche importune des agréments arrête les mouvements libres et fiers de l’imagination, et l’oblige sans cesse à ralentir sa marche.
Les idées religieuses, en Asie surtout, et dans l’époque d’une religion naissante, devaient communiquer plus de chaleur à l’imagination. […] De tout cela ensemble, dut naître un mélange de beautés et de défauts, de négligence dans le style et de grandeur dans les idées, quelquefois toute la force et toute l’impétuosité du zèle religieux, quelquefois toute la faiblesse d’une morale froide et monotone, ce qui peut souvent frapper l’imagination, ce qui doit souvent révolter le goût.
Le lecteur va juger du caractère espagnol, non d’après les œuvres d’imagination qui le mettent en scène, mais d’après un témoin qui l’a vu. […] Ici, dans la femme et dans la mode, on ne trouve rien qui provoque la grosse sensualité positive, et on trouve tout ce qui excite la violente imagination échauffée. […] Dans une imagination qui se repaît de pareils objets, les hautes parties manquent. […] Voyez toutes ces femmes réduites à se promener et à faire salon, parmi des fougues et des délicatesses d’imagination que le monde avive comme une serre chaude. […] Cette trame immense aux innombrables nœuds, nulle mémoire, nulle imagination n’est capable de se la représenter distinctement tout entière.
Voilà le vice que j’étais forcé de désigner d’abord, vice radical qui empoisonne les fruits de l’imagination, et d’où résulte l’absence ou la rareté des nobles conceptions, si fréquentes sous les règnes de sagesse et de liberté. […] L’abus du raisonnement mine peu à peu les facultés de l’imagination : n’en est-il pas de la jeunesse des peuples et de leur maturité, comme de ces deux époques dans la vie des hommes ? […] Aussi les épopées sont-elles rares, non seulement par la rareté des esprits capables de les composer, mais par la rareté des faits susceptibles de la grandeur idéale de l’imagination. […] À quoi bon attiser le feu de sa propre imagination au souvenir des licencieux épisodes de Voltaire ? […] Ce dérèglement d’une imagination sans frein n’était pas nécessaire au récit du fait, et le rend burlesquement invraisemblable.
La mémoire prend parfois la place de l’imagination, à l’insu même du poète, qui s’applaudit de son larcin comme d’une œuvre enfantée par son génie. […] S’il a reçu du ciel l’imagination en partage, c’est au travail, c’est à l’étude qu’il a demandé la franchise, la simplicité, la clarté. […] Une image bien choisie frappe vivement son imagination et se grave sans peine dans sa mémoire. […] Si la raison condamne comme puérile cette pieuse rêverie, l’imagination l’accepte, et le cœur l’absout. […] Jamais l’imagination la plus riche, l’esprit le plus exercé n’ont réussi à composer un tel tableau.
Car la race est, par nature, capable d’émotions profondes, disposée, par la véhémence de son imagination, à comprendre le grandiose et le tragique, et cette Bible, qui est à leurs yeux la propre parole du Dieu éternel, leur en fournit. […] Les sourdes pensées qui ont longuement fermenté dans ces imaginations mélancoliques éclatent tout d’un coup en orages, et le lourd tempérament brutal est secoué par des accès nerveux qu’il n’a pas encore connus. […] Ni verve, ni véhémence, point d’esprit, point d’imagination, nulle idée originale et brillante, nulle philosophie, des citations d’érudit vulgaire, des énumérations de manuel. […] Ces sermons n’ont point l’art et l’artifice, la correction et la mesure des sermons français ; ils ne sont pas comme eux des monuments de style, de composition, d’agrément, de science dissimulée, d’imagination tempérée, de logique déguisée, de goût continu, de proportion exquise, égaux aux harangues du forum romain ou de l’agora athénienne. […] Sans doute il y a de l’écume sur ses remous, il y a de la bourbe dans son lit ; des milliers d’étranges créatures se jouent tempêtueusement à la surface ; il ne choisit pas, il prodigue ; il précipite par myriades ses imaginations pullulantes, emphase et crudités, déclamations et apostrophes, plaisanteries et exécrations, tout l’entassement grotesque ou horrible des régions reculées et des cités populeuses que sa science et sa fantaisie infatigables ont traversées.
— La légende fantastique du Petit-Homme-Bleu, le garçon de banque, transformé par l’imagination de l’auteur, n’est-ce pas un ressouvenir encore de Dickens ? […] Il n’existe pas de cœur qui n’ait jamais battu, d’intelligence qui n’ait jamais pensé, d’imagination qui n’ait jamais rêvé. […] Au contraire, c’est plaisir pour l’imagination que de mettre en déroute les plus beaux raisonnements du monde. […] Pourquoi pas « du rêve dans du souvenir mêlé à de l’imagination » ? ou « du souvenir dans de l’imagination mêlée à du rêve ?
Cette éducation l’a faite idéologue, femme de conversation mondaine, et femme de sentiment exalté ; cette éducation atténuait ou empêchait de naître l’imagination artistique ; elle inclinait cette âme, déjà puissante, à mettre son imagination dans le maniement des idées. […] C’était sa pensée qui avait de l’imagination. […] Ce sont bien les œuvres d’imagination d’une femme très sensible, très fine aussi et bon moraliste, très ingénieuse encore dans le maniement adroit d’une intrigue, mais qui n’a d’imagination que dans les idées. […] J’ai déjà donné, je donnerai encore raison à ceux qui signalent dans Constant un certain défaut d’imagination. […] Et voilà précisément le genre d’imagination, et le seul à le bien prendre, qui manque à Benjamin Constant.
Car je parle ici non du reliquat indestructible de l’imagination philosophique reliquat forcément réduit, même chez les plus grands mais de l’intensité, de la variété de cette imagination. […] Son imagination est nombreuse et riche ; la tige en est grêle ; d’où ses oscillations perpétuelles. […] Il y a un beau, extrait de l’imagination. Il y a un beau, enfin, extrait, partie de la nature, et partie de l’imagination. […] Darwin avait l’imagination solide, assez courte et dramatique.
« L’imagination, dit M. […] Quand, au contraire, la société s’apaise et se repose, l’imagination se reprend de goût pour les crimes. […] Ce qui paraît d’abord en lui, c’est l’imagination, l’éloquence et la sensualité : voilà les qualités gasconnes. […] Ce n’est ni un parti pris de l’intelligence, ni une affaire d’imagination ; c’est un fait réel, physiologique. […] Turner y ajoute les élans d’une imagination aventureuse.
— C’est le travail de l’imagination, répondra-t-on peut-être. […] Non, si l’on réduit le rôle de l’imagination à créer des combinaisons capricieuses, si riches puissent-elles être. L’imagination ! […] Il est le garde-fou de l’imagination, l’adversaire permanent, implacable du maniérisme dans les lettres et dans les arts. […] Vous tenez à l’idéalisme, à l’imagination.
Le bonheur est entré dans l’imagination des hommes. […] Je n’ai jamais, je l’avoue, interrogé mon imagination à ce sujet. […] Elles n’agissent que sur l’imagination et l’animal n’a pas d’imagination. […] Heureusement que les maîtres n’ont pas non plus beaucoup d’initiative ni beaucoup d’imagination. […] Les merveilles qui enchantaient l’imagination des anciens étaient presque toutes architecturales.
Oser cela, c’est être sûr de soi, c’est avoir la conscience d’une maîtrise, c’est affirmer, tout au moins que, venant après Leconte de Lisle et après M. de Heredia, on ne faiblira pas en un métier qui demande avec la splendeur de l’imagination une singulière sûreté de main. […] L’un est un poème lyrique ; l’autre, un poème dramatique en prose, très simple, très curieux et très extraordinaire par le mélange qu’on y voit des rêves doux d’un poète tendre et des imaginations un peu rigides et un peu naïves de l’utopie anarchiste. […] Donc ce vieux-neuf déco, est là comme le plus simple, le plus sous la main, et celui où l’imagination neutre d’une foule spectatrice pourra, avec le moindre effort, situer un combat mental dont les armes sont des accessoires de théâtre. […] Son génie naturel fait de sensibilité, d’ironie, d’imagination et de clairvoyance, il avait voulu le nourrir de connaissances positives, de toutes les philosophies, de toutes les littératures, de toutes les images de nature et d’art ; et même les dernières vues de la science semblent lui avoir été familières. […] Saint Pol-Roux est doué d’une imagination et d’un mauvais goût également exubérants.
Le monde champêtre et ses ineffables charmes pour les yeux, pour les oreilles, pour l’imagination et pour le cœur, leur sont interdits ! […] Ce sont ces réflexions, que je n’ai faites que plus tard, qui m’ont appris comment cette femme, dont l’imagination n’était qu’ordinaire et dont l’instruction ne dépassait pas celle de son sexe, était cependant si supérieure par l’inspiration et par la grandeur d’âme. […] C’est par ces tableaux naïfs, pathétiques, si propres à colorer de couleurs vraies et à toucher de sentiments justes l’imagination et le cœur des enfants, qu’elle voulut à cette époque nous lire elle-même l’Odyssée d’Homère. […] Mais tout cela n’est-il pas rendu dans ces vers avec tant de vérité que cela frappe vos imaginations comme si vous assistiez pour la première fois à cette scène d’intérieur, et que la simplicité même des détails et des expressions en relève à vos yeux la naïve beauté ? […] Que celui qui nie la poésie lise l’Odyssée, et, s’il n’est pas converti au génie d’Homère, qu’il soit maudit de tous ceux qui ont une imagination et un cœur !
Il amuse dans le sens que l’imagination qui n’est pas très exigeante, que l’imagination bonne fille donne à ce mot-là. […] Seulement, est-ce à une gloire de journal, c’est-à-dire de journée ; est-ce à cette fonction littéraire de conteur pour le plaisir de l’imagination du plus grand nombre, qui est toujours une imagination vulgaire ; est-ce au rôle de Perrault pour les grandes personnes que Féval, fait pour mieux que cela, a consacré définitivement ses facultés et sa vie ? […] Ce succès, comme on n’en a pas revu depuis pour des livres bien supérieurs, dut être un de ces faits décisifs dont l’influence reste sur l’imagination d’un jeune homme qui débutait, comme tout jeune homme débute, par l’imitation, mais qui, dans son imitation cependant, en donnant la patte comme Eugène Sue, laissa percer à plus d’une place une griffe d’originalité. […] Cet homme d’imagination romanesque s’est jeté dans la réalité historique avec un incroyable élan, et de toutes les histoires qu’il pouvait écrire il a choisi la plus troublée, la plus méconnue, la plus travestie, la plus insultée et la plus dangereuse au talent qui la touche, si le talent a la malheureuse ambition de cette sottise qu’on appelle la gloire… L’impopularité tente les esprits héroïques. […] Or, en ce siècle pressé et ennuyé, il n’y a que l’imagination qui, dans un livre, puisse se permettre la longueur.
Dans les romans (je citerai seulement ceux de Cyrano) se donne libre carrière une imagination débridée, capricieuse, celle qu’on allait nommer bientôt la folle du logis. […] Alors les imaginations, ébranlées par des spectacles terribles, peindront des choses inconnues à ceux qui n’en ont pas été les témoins. » La prophétie s’est réalisée à la lettre66. […] Les faits ont eu besoin de passer par la mémoire pour enflammer les imaginations. […] Un simple coup d’œil révèle l’immense développement pris par le roman, cette réduction de l’épopée, qui est le régal des femmes, de, la jeunesse et des gens du peuple, parce que ces trois catégories de personnes, ayant une imagination plus neuve ou une sensibilité plus vive, éprouvent un insatiable besoin d’aventures et d’émotions factices. […] D’abord, l’Europe bouleversée, les royaumes et les républiques abattus et dépecés, la carte du monde remaniée sans relâche par la puissante main de Napoléon, tant de victoires et d’exploits merveilleux suivis si rapidement d’un effondrement terrible, c’étaient là de ces coups capables d’émouvoir les cœurs les plus calmes, d’ébranler les imaginations les plus paresseuses.
Des théories analogues ont plusieurs fois traversé l’imagination des hommes, et des théories analogues la traverseront encore plus d’une fois. […] Aucun des dons par lesquels on peut frapper et retenir l’attention ne manque à ce style, ni l’imagination grandiose, ni le sentiment profond, ni la vivacité du trait, ni la délicatesse des nuances, ni la précision vigoureuse, ni la grâce enjouée, ni le burlesque imprévu, ni la variété de la mise en scène. […] Non seulement les vues sur le monde et sur l’homme, les idées générales de toute espèce y abondent, mais encore les renseignements positifs et même techniques y fourmillent, petits faits semés par milliers, détails multipliés et précis sur l’astronomie, la physique, la géographie, la physiologie, la statistique, l’histoire de tous les peuples, expériences innombrables et personnelles d’un homme qui par lui-même a lu les textes, manié les instruments, visité les pays, touché les industries, pratiqué les hommes, et qui, par la netteté de sa merveilleuse mémoire, par la vivacité de son imagination toujours flambante, revoit ou voit, comme avec les yeux de la tête, tout ce qu’il dit à mesure qu’il le dit. […] Rousseau aussi est un artisan, un homme du peuple mal adapté au monde élégant et délicat, hors de chez lui dans un salon, de plus mal né, mal élevé, sali par sa vilaine et précoce expérience, d’une sensualité échauffée et déplaisante, malade d’âme et de corps, tourmenté par des facultés supérieures et discordantes, dépourvu de tact, et portant les souillures de son imagination, de son tempérament et de son passé jusque dans sa morale la plus austère et dans ses idylles481 les plus pures ; sans verve d’ailleurs, et en cela le contraire parfait de Diderot, avouant lui-même « que ses idées s’arrangent dans sa tête avec la plus incroyable difficulté, que telle de ses périodes a été tournée et retournée cinq ou six nuits dans sa tête avant qu’elle fût en état d’être mise sur le papier, qu’une lettre sur les moindres sujets lui coûte des heures de fatigue », qu’il ne peut attraper le ton agréable et léger, ni réussir ailleurs que « dans les ouvrages qui demandent du travail482 » Par contre, dans ce foyer brûlant, sous les prises de cette méditation prolongée et intense, le style, incessamment forgé et reforgé, prend une densité et une trempe qu’il n’a pas ailleurs. […] Au moindre choc, il frémit, et, dans la défense, il est terrible483, hors de lui484, venimeux même, par exaspération contenue, par sensibilité blessée, acharné sur l’adversaire qu’il étouffe dans les fils tenaces et multipliés de sa toile, mais plus redoutable encore à lui-même qu’à ses ennemis, bientôt enlacé dans son propre rets485, persuadé que la France et l’univers sont conjurés contre lui, déduisant avec une subtilité prodigieuse toutes les preuves de cette conspiration chimérique, à la fin désespéré par son roman trop plausible, et s’étranglant dans le lacs admirable qu’à force de logique et d’imagination il s’est construit.
Son imagination, où fleurissent tous les lieux communs, est d’autant plus heureuse et sereine en son expansion spontanée, que le jeu n’est pas troublé chez lui par d’inquiétantes dépenses du cœur ou de l’intelligence. […] À travers une grêle de bouffonneries, de crudités, de goguenarderies, de calembours, de doctes réminiscences (car enfin il a ses grades et licentiam docendi), le joyeux compagnon lance l’inoubliable formule, où l’imagination entrevoit toute une vie, tout un monde. […] Mais Villon est autre chose qu’un gueux peintre des gueux : ce meurtrier, ce filou, cet ami de je ne sais quelle Margot, qu’on estimerait gâté jusqu’aux moelles, et qui l’est, a d’étonnantes fraîcheurs d’imagination ; il pousse sur la pourriture de cette âme d’exquises fleurs de sentiment. […] Il en est par la profusion relative de son érudition scolastique, quoique déjà son imagination de poète lasse de vives sensations des lambeaux d’antiquité dérobés au pédantisme de la mémoire. […] Moins encore que son devancier, Commynes s’amuse à peindre : il ne demande rien à ses sens, ni à son imagination.
Un esprit juste, et une imagination souple et flexible, naturellement disposée à repousser tout ce qui était faux et affecté, à se mettre à la place de chaque personnage, voilà ce qui lui apprit à prêter à Andromaque, à Hermione, à Pyrrhus, à Oreste un langage si vrai, si caractérisé, qui semble toujours appartenir à leurs passions, et jamais à l’esprit du poëte. […] âmes sensibles et presque toujours malheureuses, qui avez un besoin continuel d’émotion et d’attendrissement, c’est Racine qui est votre poëte, et qui le sera toujours : c’est lui qui reproduit en vous toutes les impressions dont vous aimez à vous nourrir ; c’est lui dont l’imagination répond toujours à la vôtre, qui peut en suivre l’activité et les mouvemens, en remplir l’avidité insatiable ; c’est avec lui que vous aimerez à pleurer ; c’est à vous qu’il a confié le dépôt de sa gloire ; et vous la défendrez sans doute, pour prix des larmes qu’il vous fait répandre. […] Pour en voir tous les effets, c’est au théâtre qu’il faut se transporter ; c’est là qu’il faut voir les tendres pleurs d’Iphigénie, les larmes jalouses d’éryphile, et les combats d’Agamemnon ; c’est là qu’il faut entendre les cris si douloureux et si déchirans des entrailles maternelles de Clytemnestre ; c’est là qu’il faut contempler d’un côté le roi des rois ; de l’autre Achille, ces deux grandeurs en présence, prêtes à se heurter, le fer prêt à étinceler dans les mains du guerrier, et la majesté royale sur le front du souverain : et quand vous aurez vu la foule immobile et en silence, attentive à ce grand spectacle, suspendue à tous les ressorts que l’art fait mouvoir sur la scène ; quand vous aurez entendu de ce silence universel sortir tout à coup les sanglots de l’attendrissement, ou les cris de la terreur ; alors, si vous vous méfiez des surprises faites à vos sens et à votre ame par le prestige de l’optique théâtrale, revenez à vous-même dans la solitude du cabinet ; interrogez votre raison et votre goût, demandez-leur s’ils peuvent appeler des impressions que vous avez éprouvées, si la réflexion condamne ce qui a ému votre imagination, si retournant au même spectacle vous y porteriez des objections et des scrupules ; et vous verrez que tout ce que vous avez senti n’était pas de ces illusions passagères qu’un talent médiocre peut produire avec une situation heureuse et la pantomime des acteurs, mais un effet nécessaire et infaillible, fondé sur une étude réfléchie de la nature et du coeur humain ; effet qui doit être à jamais le même, et qui loin de s’affaiblir augmentera dans vous à mesure que vous le considérerez de plus près. […] Sera-ce l’impérieux besoin d’une imagination active, qui se consume elle-même, et qui cherche à se répandre au dehors, ou ce retour secret, cette invincible pente qui ramène toujours vers la gloire ceux qui l’ont une fois connue ? […] Quant au mérite personnel, la différence des époques peut le rapprocher malgré la différence des ouvrages ; et si l’imagination veut s’amuser à chercher des titres de préférence pour l’un ou pour l’autre, que l’on examine lequel vaut le mieux d’avoir été le premier génie qui ait brillé après la longue nuit des siècles barbares, ou d’avoir été le plus beau génie du siècle le plus éclairé de tous les siècles.
Supposez une fantaisie sinistre qui manque aux fantaisies du conteur américain, une imagination qui va de pair avec ses imaginations désordonnées ; supposez, dans un palais comme celui du prince Prospero, par exemple, à la suite des sept grandes salles éclairées du côté du corridor par leurs fenêtres flamboyantes, une serre de vitrage disposée pour servir de jardin d’hiver. […] Telle est la moralité, inattendue, involontaire peut-être, mais certaine, qui sortira de ce livre cruel et osé dont l’idée a saisi l’imagination d’un artiste ! […] Elle n’a pas le merveilleux épique qui enlève si haut l’imagination et calme ses terreurs dans la sérénité dont les génies, tout à fait exceptionnels, savent revêtir leurs œuvres les plus passionnées. […] Or, la mémoire est une faculté calme qui ne fait pas trembler la main comme l’imagination.
Le mal de tout cela, c’est qu’il est impossible à l’imagination dégoûtée de s’intéresser à ce Jack imbécile, sentimental et raté… comme les autres, — pas plus intéressant, quoique plus à plaindre que les autres. […] Alphonse Daudet avait des liaisons littéraires dangereuses, qui devaient produire la camaraderie des idées… Dans son roman de Jack, il tendait, sans en avoir, je crois, le sentiment bien net, vers cette corruption du Réalisme contemporain, si tentant, non pour lui, mais pour les imaginations sans idéal et les talents sans invention et sans noblesse. […] Ces giroflées ont la vie plus dure que les murs sur lesquels elles ont poussé ; et cela, avec le vaste génie de Balzac, de ce chef de Dévorants qui a tout dévoré, même le temps qui a suivi sa mort, est une double raison pour qu’une Étude de mœurs parisiennes, à cette heure, quelque force de rendu qu’elle ait, ne produise pas sur l’imagination l’effet profond d’une œuvre dans laquelle ces mœurs seraient saisies et exprimées pour la première fois. […] Qui n’aurait pas d’audace serait moins artiste… Parisien, trop Parisien peut-être, et trop jeune encore pour ne pas s’éprendre et s’enivrer de choses contemporaines, il a osé son pan de fresque après l’immense fresque du Maître des Maîtres, qui — même inachevée — fait croire à l’imagination que Balzac a peint tout, quand, interrompu par la mort, il lui restait tant à peindre encore ! […] Quand on a ce don de vie et de couleur dans le talent, il faut l’appliquer aux choses de nature immortelle, pour que l’Imagination humaine en jouisse toujours et ne s’en fatigue jamais.
Dozy comment il a pu se faire que le Cid, tel que vient de nous le montrer l’histoire, lui, l’exilé, qui vivait a augure, comme on disait, à l’aventure, au jour le jour, consultant le vol des corbeaux et des oiseaux de proie, oiseau de proie lui-même, « qui passa les plus célèbres années de sa vie au service des rois arabes de Saragosse ; lui qui ravagea de la manière la plus cruelle une province de sa patrie, qui viola et détruisit mainte église ; lui, l’aventurier, dont les soldats appartenaient en grande partie à la lie de la société musulmane, et qui combattait en vrai soudard, tantôt pour le Christ, tantôt pour Mahomet, uniquement occupé de la solde à gagner et du pillage à faire ; lui, cet homme sans foi ni loi, qui procura à Sanche de Castille la possession du royaume de Léon par une trahison infâme, qui trompait Alphonse, les rois arabes, tout le monde, qui manquait aux capitulations et aux serments les plus solennels ; lui qui brûlait ses prisonniers à petit feu ou les donnait à déchirer à ses dogues… », — comment il s’est fait qu’un tel démon ait pu devenir le thème chéri de l’imagination populaire, la fleur d’honneur, d’amour et de courtoisie, qu’elle s’est plu à cultiver depuis le xiie siècle jusqu’à nos jours : — « un cœur de lion joint à un cœur d’agneau », comme elle l’a baptisé et défini avec autant d’orgueil que de tendresse ? […] A ces difficultés et à ces questions, il faut bien répondre que l’imagination des peuples, lorsqu’elle est abandonnée à elle-même, comme cela arrive aux époques d’obscurité relative et d’ignorance, et lorsque rien ne vient la refréner et la contrôler, se joue aux inventions les plus bizarres, aux transformations les plus étranges ; les grandes renommées qui en résultent recèlent presque toujours, on l’a dit, un contre-sens ou un caprice. […] L’imagination populaire, tant qu’elle ne s’est pas fixée et figée par écrit, fait perpétuellement pour ses héros ce qu’on reproche à Racine d’avoir fait pour les siens : elle les modernise. […] Sur ce canevas, l’imagination castillane s’est émue, s’est mise à l’œuvre et s’est brodé son héros.