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632. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre V. Des trois ordres de causes qui peuvent agir sur un auteur » pp. 69-75

Il a des aptitudes, des prédispositions, des virtualités de sentiments et d’idées. […] Qui niera que la maladie, l’âge, la vieillesse ne modifient fréquemment et d’une façon profonde nos idées, nos sentiments, notre humeur ? […] Que d’idées, que de sensations et de sentiments entrent ainsi dans l’homme par tous les pores ! […] Nous remarquons, en lisant les tragédies de Racine, que tous ses personnages ont toujours un langage noble ; qu’ils gardent, même dans la passion, un sentiment profond des bienséances ; qu’Achille en fureur, que Néron prêt au crime, enveloppent de politesse leur colère et leurs desseins de meurtre ; que Mithridate expire avec une majesté théâtrale ; qu’un enfant comme Joas, qu’une nourrice comme Œnone, parlent en termes choisis où ne détonne aucune expression basse ou vulgaire ; que, en dépit d’une amitié restée proverbiale, Pylade ne tutoie pas Oreste (par lequel il est tutoyé), parce que l’un est simple citoyen, et l’autre héritier du trône d’Agamemnon.

633. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXII. Des panégyriques latins de Théodose ; d’Ausone, panégyriste de Gratien. »

Le Romain, fier et courageux, voyant approcher les tyrans, choisit la mort pour barrière ; alors il crut avoir trouvé une ressource contre le malheur : et par un sentiment bizarre, mais vrai, le pouvoir de se donner la mort fit braver la mort même. […] l’homme qui, pour prévenir tout sentiment de pitié, et étouffer d’avance les impressions que la faiblesse, les cris, les larmes ne pouvaient faire sur les assassins même, donna l’ordre exprès de ne rien épargner, et de massacrer tout, sans distinction d’âge ni de sexe ? […] Ce n’est presque partout que des sons brisés et heurtés les uns contre les autres, un choc éternel de petites phrases qui se repoussent, des déclamations, des figures incorrectes, de l’exagération, enfin nulle noblesse dans les sentiments. […] Je sais bien qu’il y a, dans Cicéron même, de ces petits détails de vanité ; mais, dans l’orateur romain, ces faiblesses d’amour-propre sont relevées par la beauté du style, par une éloquence harmonieuse et douce, par une certaine fierté de sentiment républicain qui s’y mêle, enfin par le souvenir de ses grandes actions, et le parallèle qu’il fait souvent de lui-même et de ses travaux, avec ces grands de Rome, endormis sous les images de leurs ancêtres, fiers d’un nom qu’ils déshonoraient, inutiles à l’État et prétendant à le gouverner, rejetant tous les travaux et aspirant à toutes les récompenses.

634. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XIX. »

Le charme de ces préludes était dans leur sainteté, dans le rappel de l’âme à elle-même, dans le contraste de cette pureté religieuse avec les vices du monde profane, et enfin dans les espérances de la vie spirituelle supérieure à tous les sentiments de l’existence ici-bas. […] « Un calme puissant pénètre tous les membres, et ne laisse aux malheureux nul sentiment de douleur. […] » S’agit-il des meilleurs sentiments de l’homme, de la fidélité des souvenirs, le poëte n’attend pour l’ami qu’il a perdu qu’un perpétuel sommeil219. […] C’est pour la fête du martyr, dont il occupait la chaire épiscopale, qu’il revint aux goûts poétiques de sa jeunesse, et exprima dans un des mètres d’Horace ces sentiments d’un ordre si nouveau.

635. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre premier. Idée générale de la seconde Partie » pp. 406-413

Ils n’ont point encore de littérature formée : mais quand leurs magistrats sont appelés à s’adresser, de quelque manière, à l’opinion publique, ils possèdent éminemment le don de remuer toutes les affections de l’âme, par l’expression des vérités simples et des sentiments purs ; et c’est déjà connaître les plus utiles secrets du style. […] Personne ne conteste que la littérature n’ait beaucoup perdu depuis que la terreur a moissonné, en France, les hommes, les caractères, les sentiments et les idées. […] Si vous portez des talents supérieurs au milieu des passions humaines, vous vous persuaderez bientôt que ces talents mêmes ne sont qu’une malédiction du ciel ; mais vous les retrouverez comme des bienfaits, si vous pouvez croire encore au perfectionnement de la pensée, si vous entrevoyez de nouveaux rapports entre les idées et les sentiments, si vous pénétrez plus avant dans la connaissance des hommes, si vous pouvez ajouter un seul degré de force à la morale, si vous vous flattez enfin de réunir par l’éloquence les opinions éparses de tous les amis des vérités généreuses.

636. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre premier. » pp. 5-11

Mais un dédommagement s’offre à nous ; c’est le tableau d’une société d’élite, qui s’éleva, avec le xviie  siècle, au sein de la capitale ; unit les deux sexes par de nouveaux liens, par de nouvelles affections ; mêla les hommes distingués de la cour et de la ville, les gens du monde poli et les gens de lettres ; créa des mœurs délicates et nobles, au milieu de la plus dégoûtante dissolution ; réforma et enrichit la langue, prépara l’essor d’une nouvelle littérature, éleva les esprits au sentiment et au besoin de jouissances ignorées du vulgaire. […] Molière vint : le talent du poète comique suppose une vive sympathie avec le sentiment général des ridicules, sans exclure, sans doute, l’appréciation du fond des choses, mais aussi sans y disposer. […] Les écrivains qui accréditent cette erreur ne remarquent pas que si leur opinion était juste, la gloire de Molière, qu’ils croient rehausser, serait au contraire rabaissée : car, s’il était vrai qu’il eut fait la guerre à la marquise de Rambouillet, à sa fille Julie, aux Sévigné, aux La Fayette, aux La Suze, au lieu de la faire seulement aux Scudéry, on pourrait dire qu’il est sorti vaincu d’un côté, étant vainqueur de l’autre, un effet, s’il a purgé la langue et les mœurs des affectations hypocrites et ridicules des Peckes, d’un autre côté les femmes illustres, qui ont survécu à l’hôtel de Rambouillet et en avaient fait partie, ont banni du langage et des mœurs des grossièretés et des scandales qu’il protégeait, et y ont apporté des délicatesses et des larmes dont elles ont eu les premières le sentiment.

637. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — C — article » pp. 40-47

Jamais personne n’a porté plus loin que Corneille les ressources de l’imagination & l’énergie du sentiment. […] On pourroit seulement lui reprocher d’avoir trop dirigé les essors de sa Muse vers l’admiration ; mais s’il subjugue trop despotiquement l’esprit, il a tant de ressort dans l’action, une marche si aisée, si imposante, si ferme, si rapide ; ses intrigues sont si habilement ménagées, conduites avec tant de dextérité, terminées par une explosion (qu’on nous passe ce terme) si lumineuse, si frappante, que la terreur & la pitié qui naissent au gré du Poëte & saisissent le Spectateur, ne sont jamais affoiblies par le sentiment de l’admiration. […] De petits Auteurs froids & composés auront beau disserter, raisonner, subtiliser, ressasser ces mots imposans de vûes justes & fines, de discernement sûr, de sentiment, de convenance, de sensibilité ; le Héros de notre Tragédie sera toujours en droit de dire, au sujet de ses sentimens & de sa Poésie : Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis.

638. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Champfleury ; Desnoireterres »

On a chaud de toute cette bonne et grasse couleur qu’Hebel étend sur la nature et les choses visibles ; on est encore tout attendri du sentiment moral qui spiritualise et poétise cette couleur d’école hollandaise appliquée sur des sujets allemands, et voilà que de ces fomentations délicieuses pour l’imagination et pour le cœur on entre dans le froid de la nudité et de la pauvreté réunies, — pauvreté d’idées, nudité de style, toutes les indigences à la fois ! […] Champfleury, comme tous les hommes de son triste système, décrit pour décrire, mais il ne peint pas ; car peindre, c’est nuancer les couleurs, c’est entendre les perspectives, c’est creuser ou faire tourner par les ombres, c’est éclairer par le sentiment presque autant que par la lumière. […] Quoiqu’il n’ait point, nous l’avons dit, cette puissance d’imagination qui n’aurait pas accepté la honte d’une théorie faite contre elle, quoique ce volume ait besoin d’être racheté par un livre meilleur, il y a cependant çà et là, et particulièrement dans les Souffrances du professeur Delteil, le morceau capital du recueil des Contes d’Été, quelques accents de sentiment qu’on voudrait plus longtemps entendre et qui disent que l’âme d’un talent se débat sous toutes ces banalités et ces insignifiances de détail.

639. (1885) L’Art romantique

S’il est un sentiment vulgaire, usé, à la portée de toutes les femmes, certes, c’est la pudeur. […] L’immense appétit que nous avons pour les biographies naît d’un sentiment profond de l’égalité. […] Il ne suffit pas d’avoir la voix juste ou belle, il est beaucoup plus important d’avoir du sentiment. […] C’est de l’homme passionné, de l’homme de sentiment qu’il est ici question. […] Tout le sentiment filial, philosophiquement comprimé, faisait alors explosion.

640. (1891) Essais sur l’histoire de la littérature française pp. -384

Mais je ne le remercie qu’avec un profond sentiment de crainte. […] J’applaudis de tout cœur au sentiment profond d’honnêteté qui l’a inspirée. […] Mais le bel esprit tue les sentiments humains ou force à les dissimuler. […] Son Distrait sera pétri de vertus et de bons sentiments. […] Il a le sentiment du gîte et de ce qui s’y rapporte.

641. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Eugène Gandar »

Il ne ménage jamais les expressions. » Gandar avait un profond sentiment de reconnaissance pour M.  […] « Un pareil voyage fait si vite est propre à donner le sentiment plutôt que la connaissance des choses. » Mais enfin ce premier sentiment, c’est beaucoup déjà, c’est l’éveil de l’esprit et la vie. […] Rien n’y éclate : le sentiment sous forme voilée est partout présent, comme dans ces tièdes matinées où une brume légère, qui n’est pas un nuage, dissimule pourtant le soleil. […] Si mon âme est vide, à quel sentiment fais-je appel pour la remplir ? […] Gandar avait bien le sentiment vrai de ce genre semi-oratoire, car un professeur n’est qu’un demi-orateur.

642. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Discours prononcé à la société des visiteurs des pauvres. » pp. 230-304

C’est d’abord le sentiment de la solidarité humaine, laquelle est un fait, quoique nous ne l’apercevions pas toujours. […] C’est aussi un sentiment de fraternité dans la souffrance, la faiblesse et l’ignorance communes à tous les hommes, riches ou pauvres. […] Et il a soin de communiquer ce sentiment à quelques-uns de ses personnages « sympathiques ». […] Et voilà qu’elle apprend de son père et de sa mère que M. le syndic s’était trompé sur ses sentiments, le pauvre homme ! […] quel sentiment de l’art !

643. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre III. Variétés vives de la parole intérieure »

L’homme passionné sait cela ; il vit avec lui-même ; si sa pensée parle haut, il sait que c’est en lui, et qu’elle est ce qu’elle doit être, intérieure comme son objet : elle aura beau crier, il lui refusera avec persistance l’extériorité, comme au sentiment qu’elle traduit. […] Ordres et défenses, quand le devoir est clair, simple permission dans le cas contraire, sentiment dramatisé du démérite, aucun phénomène moral ne manque au tableau, si ce n’est peut-être le moins moral de tous, le sentiment du mérite, la satisfaction du devoir accompli ; encore peut-on le voir dissimulé sous une forme discrète, la seule qu’admette une conscience scrupuleuse, dans la promesse du secours de Dieu et dans l’annonce du succès final. […] Tous les phénomènes de conscience ont leur expression intérieure, quand ils sont bien distincts, à moins que l’activité de l’âme ne soit trop grande et ne permette pas de tout exprimer : au milieu d’un discours, Socrate n’éprouvait sans doute qu’un sentiment ; mais dans la promenade solitaire, par exemple, il était naturel que le sentiment s’exprimât par une forme brève de langage analogue ou équivalente à un impératif203 ; expression d’un sentiment, cette parole devait être sur un ton assez élevé ; étant vive et subite, elle avait les caractères d’une voix étrangère, et, n’étant accompagnée d’aucun phénomène spatial, elle ne paraissait pas avoir un lieu d’origine distinct de l’âme même qui la percevait204. […] Nous avons déjà remarqué que Socrate avait du désigner par la voix du divin tantôt une véritable parole intérieure, tantôt un sentiment subit intérieurement inexprimé ; dans le second cas, le mot voix était une image. […] Joyeuse ; mais sa passion s’exprime par des symboles et non pas directement, en termes abstraits, et dans sa vérité nue ; cette expression détournée du sentiment, voilà son originalité : il est surtout un imaginatif.

644. (1908) Jean Racine pp. 1-325

Tous ses sentiments sont d’une extrême intensité. […] Et puis, il y a la décence officielle, les sentiments qu’il convient de paraître avoir. […] Ce sentiment fait de l’oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre un chef-d’œuvre très particulier. […] L’intrigue et les sentiments sont d’une comédie galante. […] Les sentiments de Roxane sont simples ; elle est naïve et terrible.

645. (1898) Politiques et moralistes du dix-neuvième siècle. Deuxième série

L’Académie des sciences fera un « code des intérêts » ; celle des Beaux-Arts perfectionnera nos facultés d’imagination et de sentiment, et fera un « code des sentiments ». […] Est-ce le sentiment, l’inspiration personnelle ? […] On ne dit pas (on devrait le dire) : un sentiment faux ; mais on dit : un sentiment pervers, une perversion de sentiment, ce qui est à peu près la même chose. […] Il l’est par sentiment d’abord, par charité d’apôtre. […] On prévoit que le « sentiment » n’est là que pour servir d’une transition aisée au « sentiment religieux » et à la religion proprement dite.

646. (1826) Mélanges littéraires pp. 1-457

La réflexion dans le chagrin doit toujours prendre la forme du sentiment et de l’image ; et dans Young, au contraire, le sentiment se change en réflexion et en raisonnement. […] Necker qui ait répandu quelque tendresse sur les sentiments tirés de la religion. […] Ce que nous gagnons en connaissance, nous le perdons en sentiment. […] Le dernier a quelques sentiments particuliers que je ne voudrais pas toujours adopter. […] Question que nous n’aurions pas de peine à résoudre, si nous ne consultions que notre sentiment.

647. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. RODOLPHE TÖPFFER » pp. 211-255

Son vœu secret, dès lors, son ambition, eût été d’atteindre aussi à servir un jour le sentiment et la moralité populaire dans ce cadre parlant de la littérature en estampes. […] Un simple outil a, pour l’ouvrier qui s’en sert, sa jeunesse, son âge mûr, ses vieux jours, et excite en lui, selon ses phases diverses, des sentiments divers aussi. […] Un sentiment qui se trouve où il y a travail, exercice, économie, médiocre aisance ; qui se perd où il y a luxe prodigue, paresse, inutile oisiveté, serait-il indifférent aux yeux de l’homme de sens ? […] Töpffer répond à ce sentiment local dans ses gouaches franches sans hâblerie et sans pompe. […] Charles, en devinant, s’est trompé, mais de peu ; il s’est trompé sur les incidents, non pas sur les sentiments.

648. (1890) L’avenir de la science « X » pp. 225-238

Combien notre manière sèche et abstraite de traiter la psychologie est peu propre à mettre en lumière ces nuances différentielles des sentiments de l’humanité ! […] Sans doute on peut dire qu’il n’y a qu’une psychologie, comme on peut dire qu’il n’y a qu’une littérature, puisque toutes les littératures vivent sur le même fond commun de sentiments et d’idées. […] Or, si nous analysons le sentiment que produisent en nous ces œuvres antiques, à quel titre leur décernons-nous le prix de la beauté ? […] Les choses ne valent que par ce qu’y voit l’humanité, par les sentiments qu’elle y a attachés, par les symboles qu’elle en a tirés. […] Grande folie que d’admirer l’expression littéraire des sentiments et des actes de l’humanité et de ne pas admirer ces sentiments et ces actes dans l’humanité !

649. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XLV » pp. 176-182

Personne dans le ministère ni dans le parti ministériel ne tenait à ce mot flétri qui excédait le sentiment à exprimer ; et pourtant, une fois admis, on l’a laissé par embarras de le retirer. […] Le malheur pourtant, c’est que l’opinion publique de loin se conforme trop souvent à l’idée fausse qu’on lui imprime, et que ce qui n’est pas très-sérieux pour les acteurs, produit des sentiments vrais et passionnés dans le parterre. […] Laprade, dont la Revue indépendante a publié plusieurs pièces recueillies dans le volume que nous indiquons, a de l’élévation surtout, de l’harmonie, une langue en général pure, une forme large, brillante et sonore ; sa poésie respire un sentiment vrai et profond de la nature : il y mêle peut-être un peu trop de sacerdotal et d’hiérophante.

650. (1874) Premiers lundis. Tome I « Bonaparte et les Grecs, par Madame Louise SW.-Belloc. »

Ils assurent à son ouvrage un intérêt particulier, au milieu de tant d’écrits qui se confondent bien plus qu’ils ne se distinguent par la noblesse des intentions et des sentiments. […] L’auteur étale trop souvent peut-être ce vague instinct de sentiment, qu’il ne faut ni dédaigner ni prodiguer, et dont madame de Staël elle-même n’a pas toujours été assez sobre dans ses admirables écrits. […] Il est beau, il est consolant sans doute de voir, dans les mouvements des peuples, les inspirations de l’esprit de Dieu, et, dans le sentiment qui les pousse au bien-être, la marque infaillible et divine qu’ils l’atteindront ; il serait doux de penser que les obstacles apparents contre l’affranchissement des Hellènes n’en sont que des moyens dans l’ordre de la providence ; qu’Ali-Pacha, par exemple, a servi la Grèce en détruisant les Armatolikes et en renversant les peuplades libres ; que surtout les puissances d’Europe la servent par leur politique indifférente ou ennemie ; que la Russie la sert, que l’Autriche la sert, que la France et Soliman-bey aident à son triomphe : tout cela, encore une fois, serait doux à croire.

651. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Introduction. Origines de la littérature française — 4. Physionomie générale du moyen âge. »

Paris9, l’enlèvent à la poésie du moyen âge beaucoup de ce qui fait le charme et la profondeur de celle d’autres époques : l’inquiétude de l’homme sur sa destinée, le sentiment douloureux de grands problèmes moraux, le doute sur les bases mêmes du bonheur et de la vertu, les conflits tragiques entre l’aspiration individuelle et la règle sociale. » Elles tarissent en un mot les profondes sources du lyrisme. […] La grandeur du moyen âge est dans son double principe : par ce libre contrat féodal qui assure les relations en maintenant l’indépendance des individus, il crée un sentiment nouveau, celui de l’honneur, et en fait la base même de l’organisation sociale. […] Plus pur est le sentiment qui dresse les églises, et plus belle la forme par où il se réalise en elles.

652. (1886) Le roman russe pp. -351

Et le sentiment religieux paraissait inséparable des interprétations temporaires qu’on identifiait avec lui. […] Plus qu’à toute autre forme d’art, le sentiment religieux lui est indispensable ; ce sentiment lui communique la charité dont il a besoin ; comme il ne recule pas devant les laideurs et les misères, il doit les rendre supportables par un perpétuel épanchement de pitié. […] Concentrés et bouillants dans ce sombre jeune homme, tous les sentiments se changent pour lui en poison. […] La génération de poètes de 1820 avait puisé son inspiration dans le sentiment de la personnalité ; la génération de romanciers de 1840 trouva la sienne dans le sentiment humain, dans ce qu’on pourrait appeler la pitié sociale. […] Il y a des sentiments qui nous soulèvent de terre.

653. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. VILLEMAIN. » pp. 358-396

Ce sentiment, qui paraît être excité surtout aux époques de grande concurrence et de plénitude, au second ou au troisième âge des littératures très-cultivées, sentiment utile et bon, à vrai dire, en tant qu’il n’est qu’avertissement et aiguillon, devient faux s’il renferme une crainte sérieuse et une tristesse jalouse. […] Retiré dans sa province méridionale où l’enchaînaient d’honorables devoirs fortement compris, où le refoulaient des douleurs patriotiques et républicaines qu’il est beau à lui d’avoir exagérées, il perdit assez vite le sentiment vrai des choses, il fit fausse voie dans sa destinée. […] Dans ses trois morceaux académiques couronnés, l’Éloge de Montaigne, le Discours sur la Critique, l’Éloge de Montesquieu, ce sentiment domine. […] Villemain, même dans l’ordre des sentiments publics et nationaux, gradation par nuances avec les années, acquisition croissante sans rupture, modification en mieux sans disparate et sans oubli. […] l’exception est toujours possible, et il y a raison de plus, aux esprits qui ont le sentiment éveillé, de se garantir près des sources, et de combattre, non en prêchant, mais en pratiquant.

654. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIVe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 257-320

Si le chant de Childe Harold était le début d’un auteur complètement inconnu, si la vie et les ouvrages de M. de Lamartine étaient totalement ignorés, on comprendrait plus aisément peut-être l’erreur qui lui fait attribuer aujourd’hui les sentiments qu’il désavoue. […] Qu’on rabaisse son talent poétique tant qu’on voudra, il n’y attache pas lui-même plus de prix qu’il n’en mérite ; mais si on veut bien lui accorder au moins le bon sens le plus vulgaire et le plus usuel, comment supposera-t-on que si la haine qu’on lui impute était dans son cœur, que s’il avait prétendu exhaler ses propres sentiments en écrivant les imprécations d’Harold, il eût au même moment demandé à être renvoyé dans ce pays qu’il abhorrait, et qu’enfin il fût venu se jeter seul au milieu des ennemis de tout genre que la manifestation de ces sentiments aurait dû lui faire ? Qui ne sent l’absurdité d’une pareille supposition, et quel homme de bonne foi, en comparant les paroles du poète et ses actions, en opposant tous les vers où il exprime sous son propre nom ses propres impressions à ceux où il exprime les sentiments présumés de son personnage, quel homme de bonne foi, disons-nous, pourra suspendre son jugement ? […] De ce qu’il y a quelques traits de vérité dans le fragment d’Harold, on veut conclure que ce ne sont point des sentiments feints, et qu’ils expriment la pensée de l’auteur plus que la passion du héros. […] J’y fus particulièrement bien reçu, et son fils, Anatole Demidoff, enfant alors, m’a conservé et témoigné depuis des sentiments survivant à toutes les circonstances heureuses ou malheureuses de ma vie.

655. (1903) Hommes et idées du XIXe siècle

C’est des mots que dérivent chez lui les idées, les sentiments, les actes. […] Ce révolutionnaire de science était très pénétré du sentiment de la hiérarchie. […] Tous les grands sentiments y tenaient ensemble et y tenaient à l’aise. […] Il n’a voulu arracher du cœur de l’homme aucun des sentiments qui y sont comme la chair de sa chair. […] Qui ne voit que ce dilettantisme est tout le contraire du sentiment chrétien ?

656. (1949) La vie littéraire. Cinquième série

Par quels sentiments pense-t-il la mériter ? […] L’art exprima ce sentiment. […] J’ai dit avec assez de rudesse mon sentiment à M.  […] Le sentiment religieux était très fort en lui. […] Le sentiment y suffit çà et là.

657. (1805) Mélanges littéraires [posth.]

Pourquoi ces mêmes vers ont-ils ensuite été employés à exprimer les sentiments d’une âme contente ? […] La persuasion intime de la vérité qu’on veut prouver, est alors le sentiment profond dont on est rempli, et qu’on fait passer dans l’âme de l’auditeur. […] J’ajoute que plus le discours sera simple dans un grand sujet, plus il sera éloquent, parce qu’il représentera le sentiment avec plus de vérité. […] Ce dernier sentiment est peut-être le mieux fondé : car, il en est de l’harmonie du discours, comme de l’harmonie poétique et de l’harmonie musicale. […] La reconnaissance, ajoutent-ils, est sans doute un sentiment qui leur est dû, mais c’est au public à apprécier leur travail.

658. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « George Sand — George Sand, Lélia (1833) »

Deux ou trois passages de Lélia pouvaient mériter, à coup sûr, des reproches et soulever des scrupules par une grande nudité d’aveu ; mais le sérieux continu et l’élévation du sentiment rendaient ces passages mêmes beaucoup plus chastes que les trois quarts des scènes triviales qu’admirent et célèbrent nos critiques dans les romans de chaque jour. […] Or, excepté lui, pourtant, il n’y a dans le livre entier qu’une grande complication de plainte et d’amertume ; il y a le sentiment immense d’un mal sans remède ; et ce mal, au lieu de se rapporter à certaines circonstances sociales et d’être relatif au sort des individus en question, envahit tout, se généralise dans la création comme dans la société, accuse la Providence autant que les lois humaines. […] Les couleurs, la science, l’harmonie, affluent, se combinent et ne font jamais faute ; mais je préférerais encore une expression plus voisine du sentiment, fût-elle incomplète par endroits. […] Mais il y a bien des passages dans Lélia où toutes les grâces du talent ne sont employées qu’à nuancer et à revêtir les sentiments les plus éprouvés, les émotions les plus présentes.

659. (1874) Premiers lundis. Tome II « Poésie — George Sand. Cosima. »

George Sand est en possession d’exciter bien des sentiments, mais point de malveillance ; ceux mêmes qui s’irritent, ceux mêmes qui se portent les défenseurs empressés de bien des causes que l’illustre auteur n’attaque pas, rendent hommage sur de certains points, et n’auraient besoin que de quelque accident de rencontre, de quelque hasard lumineux pour faire volte-face à leurs préventions. Mais, s’il n’y avait pas de grosses passions en garde à la soirée de Cosima, il n’y avait que plus de menus sentiments. […] Cosima est une jeune femme de Florence qui a un mari bourgeois, marchand, mais excellent, délicat et noble de sentiments, honnête et brave. […] Ainsi, au premier acte, Cosima, qui n’entend parler depuis quelques jours, et à son oncle le chanoine, et à sa soubrette, que de son honneur à elle qu’Alvise son mari doit défendre, Cosima, ennuyée, excédée de cette surveillance qui la froisse comme femme de bien, et qui la tente comme toute fille d’Ève, s’écrie avec un sentiment douloureux d’oppression et en se dirigeant vers la fenêtre où elle apercevra peut-être l’ombre d’Ordonio ; « L’air qu’on respire ici depuis quelque temps est chargé d’idées blessantes et de paroles odieuses. » Si on murmure à une telle phrase au lieu d’applaudir, il faut renoncer, j’en demande pardon aux puristes du parterre, à faire parler la passion moderne au théâtre et à y traduire la pensée en d’énergiques images.

660. (1890) L’avenir de la science « I »

Le christianisme, aidé par les instincts des races celtiques et germaniques, n’a-t-il pas élevé à la dignité d’un sentiment esthétique et moral un fait où l’antiquité tout entière, Platon à peine excepté, n’avait vu qu’une jouissance ? […] Un progrès ultérieur conciliera, ce me semble, ces deux tendances, en substituant à des actes sacramentels, qui ne peuvent valoir que par leur signification, et qui, envisagés dans leur exécution matérielle sont complètement inefficaces, le sentiment moral dans toute sa pureté. […] Un beau sentiment vaut une belle pensée ; une belle pensée vaut une belle action. […] Mais ce qui pourra devenir possible dans une forme plus avancée de la culture intellectuelle, c’est que le sentiment qui donne la vie à la composition de l’artiste ou du poète, la pénétration du savant et du philosophe, le sens moral du grand caractère, se réunissent pour former une seule âme, sympathique à toutes les choses belles, bonnes et vraies, et pour constituer un type moral de l’humanité complète, un idéal qui, sans se réaliser dans tel ou tel, soit pour l’avenir ce que le Christ a été depuis dix-huit cents ans  un Christ qui ne représenterait plus seulement le côté moral à sa plus haute puissance, mais encore le côté esthétique et scientifique de l’humanité.

661. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Première Partie. Des Langues Françoise et Latine. — De la langue Françoise. » pp. 159-174

Le sentiment de ce jésuite célèbre est d’un grand poids, puisqu’il réunissoit le double avantage de bien écrire en Latin & en François. […] Toute la différence qui se trouve entr’eux, c’est que l’un prétend qu’il est de toute nécessité de réduire en pratique son sentiment ; & l’autre se contente de dire que le sien a de très-grands avantages. […] Ceux qui se sont élevés contre le sentiment de M. […] L’abbé Desfontaines étoit de ce sentiment, & le soutint avec sa causticité ordinaire.

662. (1799) Jugements sur Rousseau [posth.]

Peut-être serait-on fondé à lui reprocher de n’avoir pas mis assez de variété dans le genre d’intérêt qu’il inspire : c’est toujours l’expression d’un sentiment vif et violent ; il l’aurait pu montrer vif et doux, et passer de l’amour effréné à l’amour tendre, de l’amour timide à l’amour heureux. […] Sans compliments, car vous savez que je n’en sais point faire, j’aimerais bien mieux avoir votre avis que de vous dire le mien ; j’ai trop souvent éprouvé combien, dans tout ce qui tient au sentiment et à l’âme, vous avez le tact supérieur à moi. […] Il y a dans Virgile, dans Voltaire, dans Tacite même, telle phrase de sentiment que je préférerais à toute cette chaleur physique ; malgré tout l’effet qu’elle produit sur moi, elle ne fait que m’agiter, et la véritable expression du sentiment laisse dans mon âme une impression douce et délicieuse.

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