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505. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le comte-pacha de Bonneval. » pp. 499-522

Bonneval, hors de lui, pris dans son tort, ou tout au moins provoqué dans son défaut intime, fit cette réponse d’une suprême et magnifique insolence, mais qui portait plus haut que Chamillart et qui atteignait le prince même et la patrie : Monsieur, j’ai reçu la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire, où vous me mandez que je crains les gens de plume parce qu’ils savent trop bien compter. […] Cette blessure au bas-ventre l’assujettissait à porter un bandage de fer ou plutôt une plaque d’argent qu’il garda toute sa vie. […] Il s’était finalement retranché dans une philosophie épicurienne à laquelle son tempérament le portait assez, et qui était celle de Rabelais et du Temple : « Dans toutes les persécutions qu’on m’a faites, je n’ai perdu ni mon bon appétit, ni ma bonne humeur : heureux sont ceux qui ont leur philosophie dans le sang !  […] Il avait pu écrire à son frère, en un jour de forfanterie et dans un parti pris de gaieté, ce mot significatif qui résume toute une philosophie d’abaissement et d’abandon : Au surplus, portez-vous bien, et souvenez-vous qu’il n’y a que fadaises en ce bas monde, distinguées en gaillardes, sérieuses, politiques, juridiques, ecclésiastiques, savantes, tristes, etc., mais qu’il n’y a que les premières, et de se tenir toujours le ventre libre, qui fasse vivre joyeusement et longtemps.

506. (1888) Préfaces et manifestes littéraires « Histoire » pp. 179-240

Ici la sévère mère reproche à sa fille de monter à cheval, là d’aller au bal, plus loin de porter des plumes extravagantes, plus loin encore d’acheter des diamants. […] Elle dira les idées portées par un monde, et d’où sont sorties les lois qui ont renouvelé ce monde. […] Elle associera à cette vie, qui dominera le siècle ou le subira, la vie complexe de ce siècle ; et elle fera mouvoir, derrière le personnage qui portera l’action et l’intérêt du récit, le chœur des idées et des passions contemporaines. […] Il l’a porté et l’a formé.

507. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1881 » pp. 132-169

Les chapitres documentés de l’humanité la plus saisie sur le vif, n’ont pas l’air de porter. […] — Non… mais au fait, est-ce bien authentique que l’Empereur portât un suspensoir ? […] Parmi ces noms, il y avait un homme de la société, que sa femme pendant ses absences, astreignait à porter cette ceinture, dont elle emportait la clef. […] Une pauvre rue se cotisant pour qu’un vieux de cette rue, un vieux que tout le monde aime, ait une consultation de Charcot et faisant cent francs, que le mieux habillé de la rue va porter à l’illustre médecin.

508. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Henri Heine »

Mais le poète avait traversé dans son enfance l’époque de l’invasion française ; des souvenirs de l’épopée napoléonienne lui restèrent toute sa vie ; les sympathies de sa race et de sa famille durent le porter du côté de la nation qui la première traita les Juifs humainement. […] Ce partage de la sensibilité entre les deux affections contraires les plus puissantes, cet acharnement d’une lutte où chaque coup porté ensanglante deux poitrines, fait des ironies du poète allemand quelque chose de tragique et d’insensé ; ces éclats de rire stridents qui partent au bout des pièces les plus calmement rêveuses, avec une dissonance accrue par la traîtrise des débuts pacifiques, ce passage d’un état d’âme paisible à une subite crispation de douleur, la révulsion nerveuse qui s’est opérée tout à coup dans l’esprit de l’amant accusent devant le lecteur comme un commencement de démence, une sorte de spasme hystérique, un excès de douleur morale que l’âme ne peut souffrir sans être arrachée de ses gonds. […] Ce mince homme blond, au regard aigu et doux, au visage finement creusé, aux mains saturnines, élancé, la bouche sardonique sur un menton un peu lourd qu’équilibrait un magnifique front blanc, net, droit, fémininement incurvé, porta dans sa vie active, comme dans ses spéculations religieuses, l’éclectisme et l’humeur changeante qui marque son œuvre. […] Dans cette longue et désastreuse lutte, dans ce perpétuel envisagement de la fin, Heine porta le même sourire acerbe, la même ironie prime-sautière et poignante que dans ses mélancolies poétiques.

509. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XXIV. »

« Des Alpes aux Pyramides, du Mançanarès au Rhin, il tenait sa foudre prête derrière l’éclair ; et son regard portait de Scylla au Tanaïs, et de l’une à l’autre mer. […] Qu’il ait trop multiplié peut-être, ou laissé parfois tomber avec négligence les accents de sa voix musicale ; qu’il ait porté depuis sur trop de sujets les plus divers sa seconde vue trop rapide ou trop distraite, il n’importe : la langue et l’esprit français n’oublieront jamais quelques-uns des premiers et des grands dons que cet heureux génie leur a faits. […] Un nuage de vapeurs qui remontent couvre l’abîme, s’arrondit en coupole, s’élève aux cieux en pyramide, et, planant sur les forêts d’alentour, épouvante le solitaire chasseur. » Dans l’original, cette peinture est pleine d’éclat ; mais elle n’a pas la beauté sévère que le grand lyrique de l’antiquité portait dans la description des phénomènes de la Sicile. […] Un voyage qu’il y fit impunément lui laissa peu d’espérance ; et, de retour à Mexico, il se vit déchu de sa magistrature inamovible par une loi nouvelle et inexorable, comme en portent parfois les républiques.

510. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « VICTORIN FABRE (Œuvres mises en ordre par M. J. Sabbatier. (Tome II, 1844.) » pp. 144-153

Des malheurs domestiques se joignirent peu après aux malheurs de la patrie pour accabler son âme sensible et porter atteinte à son organisation. […] Comme, en 1815, après les Cent-Jours, quelques électeurs de l’Ardèche avaient eu l’idée de porter à la députation Victorin Fabre, Auguste s’est échappé à dire, dans une notice biographique écrite après la mort de son frère, que cette nomination, si elle avait eu lieu, aurait pu changer le cours des choses et arrêter sur leur penchant les destinées de la patrie.

511. (1874) Premiers lundis. Tome I « Madame de Maintenon et la Princesse des Ursins — I »

Une antique alliance avec l’Autriche la portait vers l’archiduc, et c’est en présence de ce compétiteur armé qu’il fallait la convertir à l’amour d’une dynastie nouvelle et si longtemps ennemie. […] Celle-ci portait donc la défaveur du mauvais succès et les accusations des mécontents.

512. (1874) Premiers lundis. Tome II « Adam Mickiewicz. Le Livre des pèlerins polonais. »

Nous citerons quelques-unes de ses paroles : ce christianisme du Nord, on va le voir, est un peu moins soumis et clément que celui de Pellico : « Vous jeunes et vieux, portez les tchamaras d’insurgés ; car tous vous êtes soldats de l’insurrection nationale. […] Portez donc les tchamaras d’insurgés. » En maint endroit, et par des conseils directs ou sous forme frappante de parabole, le poète recommande aux siens de ne point se disputer entre eux sur leurs mérites réciproques, ni sur les préséances et décorations ; de ne pas crier volontiers au traître et à l’espion, comme font les gens aigris et désespérés ; de ne pas se distinguer les uns des autres en disant : « Je suis de la vieille armée, et toi de la nouvelle ; j’ai été à Grochow et à Ostrolenka, et toi tu n’as été qu’à Ostrolenka …, etc., etc. » ; mais de ne revenir en idée sur le passé qu’en se préparant à l’avenir, comme un homme qui veut franchir un précipice, ne recule que juste autant qu’il faut pour mieux s’élancer.

513. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section III. Des ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre IV. De la bienfaisance. »

quand le vautour est au cœur, quand il dévore le principe de la vie, c’est là qu’il faut porter ou le calme ou la mort. Aucune consolation partielle, aucun plaisir détaché ne peut donner du secours ; cependant, comme l’âme est toujours plus capable de vertus et de jouissances relevées, alors qu’elle a été trempée dans le feu des passions, alors que son triomphe a été précédé d’un combat, la bonté même n’est une source vive de bonheur que pour l’homme qui a porté dans son cœur le principe des passions.

514. (1887) Discours et conférences « Discours lors de la distribution des prix du lycée Louis-le-Grand »

Ne dites jamais, comme les mécontents dont parle le prophète d’Israël : « Nos pères ont mangé le raisin vert, et les dents de leurs fils sont agacées. » Votre part est la bonne, et je vois mille raisons de vous porter envie, non seulement parce que vous êtes jeunes et que la jeunesse est la découverte d’une chose excellente, qui est la vie, mais parce que vous verrez ce que nous ne pourrons voir, vous saurez ce que nous cherchons avec inquiétude, vous posséderez la solution de plusieurs des problèmes politiques sur lesquels nous hésitons parce que les faits n’ont point encore parlé assez clairement. Préparez-vous à porter dans ces grandes luttes la part virile de votre raison, cultivée par la science, et de votre courage, mûri par une saine philosophie.

515. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre premier. Prostitués »

Et la pensée, qui se nourrit de liberté, mourut comme l’amour : on décora de son nom la flatterie et le sophisme comme le nom de l’autre dieu était porté par les baisers menteurs et par les comédies de caresses. […] J’offre mon amour et ma reconnaissance en échange d’un peu d’or qui me paiera du loisir, du luxe et de la gloire. » J’aperçois de branlantes masures, décorées des noms de romans ou de poèmes, et qui portent de gros numéros.

516. (1879) Balzac, sa méthode de travail

En voyant revenir les épreuves si diaboliquement chargées de corrections, plus d’un compositeur d’imprimerie dut regretter le temps où ses devanciers portaient l’épée : avec plus de raison que Vatel, un typographe eût pu se transpercer de part en part en jetant un coup d’œil inquiet sur des hiéroglyphes qui n’appartenaient pas plus au mantchou qu’au français. […] J’estime que les émoluments d’une feuille de Revue, payée en moyenne à l’auteur deux cents francs les seize pages, furent souvent dépassés par les frais de corrections typographiques que naturellement l’éditeur portait en déduction au compte de l’écrivain.

517. (1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Tout ce que j’ai compris de ma vie du clair-obscur » pp. 26-33

Mais vous avez vu cent fois ces deux scènes se succéder en un clin d’œil, lorsqu’au milieu d’une campagne immense quelque nuage épais porté par les vents qui régnaient dans la partie supérieure de l’atmosphère, tandis que la partie qui vous entourait était immobile et tranquille, allait à votre insu s’interposer entre l’astre du jour et la terre. […] La loi en est pourtant bien simple, et le premier teinturier à qui vous portez un échantillon d’étoffe nuancée, jette la pièce d’étoffe blanche dans sa chaudière, et sait l’en tirer teinte comme vous l’avez désirée.

518. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Satire contre le luxe, à la manière de Perse » pp. 122-126

Et ces époux, à qui portèrent-ils la dot de leurs femmes ? […] … allez où les maux portés à l’extrême vont amener un meilleur ordre de choses.

519. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre XI. Première partie. Conséquences de l’émancipation de la pensée dans la sphère des idées religieuses » pp. 315-325

Dans un temps où les princes de la terre avaient sur les peuples des droits dont les limites étaient inconnues, était-ce donc un si grand malheur que les rois eussent au-dessus d’eux une puissance mystérieuse qui venait les épouvanter et leur annoncer, les oracles de la justice éternelle, une puissance qui venait leur dire : Ce sceptre que vous tenez de Dieu, Dieu peut vous l’enlever ; ce glaive que vous portez à votre côté peut être réduit en poussière par le glaive de la parole ? […] Pourquoi avons-nous été si sévères dans les jugements divers que nous avions portés sur Bonaparte ?

520. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Μ. Jules Levallois » pp. 191-201

Bernardin de Saint-Pierre, qui a fait Paul et Virginie — un nid dans la mousse — et La Chaumière indienne, avait en lui comme la philosophie des brahmes, et il la portait dans ses écrits et dans ses mœurs à une époque où le monde n’était pas beaucoup aux philosophies calmantes et douces, et l’ermite Levallois est, comme lui, un ermite de cette philosophie assagissante, et qui croit que la nature ne fait qu’un avec la sagesse. Il est même plus porté vers elle que Bernardin.

521. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Hebel »

À sa mort, en 1826, quand on porta en terre cet homme heureux, on ouvrit dans le cimetière encore une fois son cercueil pour mettre une dernière couronne de lauriers sur ses cheveux gris. […] lui porter.

522. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre VII. D’Isocrate et de ses éloges. »

ou bien un philosophe qui était tout à la fois physicien, géomètre, naturaliste, politique, dialecticien, qui avait porté l’analyse dans toutes les opérations de l’esprit, assigné l’origine et la marche de nos idées, cherché dans les passions humaines toutes les règles de l’éloquence et du goût, et en qui le concours et l’union de toutes ces connaissances devaient former un esprit vaste et une imagination qui agrandissait tous les arts en réfléchissant leur lumière les uns sur les autres, ne devait-il pas en effet avoir moins d’estime pour un orateur qui avait plus d’harmonie que d’idées, et pour un maître d’éloquence qui savait mieux les règles de l’art, que l’origine et le fondement des arts même et des règles ? […] L’orateur entreprend de prouver, en faisant l’éloge d’Athènes, que c’est à elle qu’appartient naturellement l’empire, et il exhorte les Grecs à s’unir tous ensemble, pour porter la guerre chez leurs communs ennemis.

523. (1858) Du vrai, du beau et du bien (7e éd.) pp. -492

Le goût porté au degré suprême, c’est le génie, si vous y joignez toutefois un élément de plus. […] Une extrême liberté peut porter l’art au caprice qui le dégrade, comme aussi de trop lourdes chaînes l’écrasent. […] Est-il possible de porter plus loin le recueillement, l’anéantissement, le ravissement ? […] Il est impossible de porter plus loin le pathétique en conservant la beauté. […] Mais c’est surtout dans le portrait que nous avons porté la gravure à la perfection.

524. (1857) Réalisme, numéros 3-6 pp. 33-88

Et des poètes qui portent une besace et ont besoin de la faire remplir « chez les grands ». […] Réponds-moi. » Machinalement l’enfant avait porté la main à la sonnette de madame Le Camus. […] Elle aurait pu porter une signature quelconque sans qu’on aperçût la différence de vous à un autre écrivain. […] On ne sait et ne saura probablement jamais sur quoi les critiques s’appuient pour porter leur jugement, pour écraser ou vanter une œuvre. […] Toutes les critiques du lundi portaient ceci : Immense succès, pièce merveilleuse !

525. (1901) Figures et caractères

Il y portait la lampe et la clef. […] On est à lui : j’ai porté les armes, gravi la tribune, voté au club. […] Il se réchauffa à la lumière même qu’il y portait. […] Il le porta pendant quatorze ans. […] Les épaules hautes semblent porter le poids d’une lourde fatigue.

526. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Charles Magnin ou un érudit écrivain. »

Magnin a défriché, l’un des premiers, avec infiniment de labeur et de patience, et avec un notable succès, des portions d’histoire littéraire ingrates et restées encore obscures ; les origines de notre comédie nationale lui doivent beaucoup ; il y a porté une curiosité d’examen, un intérêt et une finesse d’attention, un goût délié, une clarté et une élégance d’exposition qui le désignent à l’estime de quiconque reprendra la suite de ces mêmes études. […] Le savant voyageur Lechevalier, celui de la Troade, qui portait intérêt au brillant élève, ne l’appelait plus depuis ce jour que « le chancelier de Zénobie. » Cependant il n’y avait que le prix d’honneur, c’est-à-dire le premier prix de discours latin, qui exemptât de la conscription : on fit valoir, à l’appui du discours français du jeune lauréat, sa santé délicate, sa taille frêle, sa poitrine un peu rentrée, et il ne partit pas. […] n‘en pouvait porter. […] Magnin ne sentait pas assez dans chaque branche les différences tranchées, les points de départ et les fins : ce qui lui manquait, c’était le coup d’archet, ou de le donner lui-même ou de le distinguer chez d’autres ; il était porté à voir dans les choses plus de continuité et de suite qu’elles n’en ont. […] Magnin : c’était son cadre, c’était sa patrie ;  il dut en porter le deuil dans son cœur quand elle changea et se transforma en vue du mieux, jusqu’à se défigurer.

527. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « George Farcy »

Nous publions les vers de Farcy, et pourtant, nous le croyons, sa vocation était ailleurs : son goût, ses études, son talent original, les conseils de ses amis les plus influents, le portaient vers la philosophie ; il semblait né pour soutenir et continuer avec indépendance le mouvement spiritualiste émané de l’École normale. […] Ceux qui viennent en Italie pour refaire leur santé doivent porter leurs projets de sagesse ailleurs75. » Mais le golfe, la mer, les îles, c’était bien là pour lui le pays enchanté où l’on demeure et où l’on oublie. […] J’ai résisté à mes penchants, qui me portaient à la vie solitaire et contemplative. […] La tête, chez lui, sollicitait le cœur ; et il se portait en secret un défi, il se faisait une gageure d’aimer. […] Géruzez, auquel il dit cette parole d’une magnanime équité : « Voici des événements dont, plus que personne, nous profiterons ; c’est donc à nous d’y prendre part et d’y aider80. » Il se porta avec les attaquants vers le Louvre, du côté du Carrousel ; les soldats royaux faisaient un feu nourri dans la rue de Rohan, du haut d’un balcon qui est à l’angle de cette rue et de la rue Saint-Honoré ; Farcy, qui débouchait au coin de la rue de Rohan et de celle de Montpensier, tomba l’un des premiers, atteint de haut en bas d’une balle dans la poitrine.

528. (1860) Cours familier de littérature. X « LVIIe entretien. Trois heureuses journées littéraires » pp. 161-221

Au milieu de la vallée, un monticule, détaché des deux chaînes latérales, se renfle pour porter le château et l’église. […] On y portait ses livres, ses journaux, ses crayons, ses causeries ; les enfants jouaient à distance sur la pelouse, rapportant de temps en temps à leurs jeunes mères les beaux insectes à cuirasse de bronze et de turquoise sur leur brin d’herbe, ou les nids vides tombés des branches avec leur duvet encore tout chaud du cœur de la mère et de la poitrine des petits envolés. […] Ils nous connaissaient ; chacun d’eux portait le nom d’un des habitants familiers du château. […] Laprade récita d’abord froidement, puis en s’animant peu à peu aux sons de sa propre voix, l’élégie sylvestre sur la mort d’un chêne : Quand l’homme te frappa de sa lâche cognée, Ô roi qu’hier le mont portait avec orgueil, Mon âme, au premier coup, retentit indignée, Et dans la forêt sainte il se fit un grand deuil. […] Les poésies de Laprade seront recueillies dans les familles honnêtes des champs, sur ces tablettes de la chambre à coucher auxquelles on laisse atteindre sans crainte les mains des enfants de la maison, et qui portent les livres de piété qu’on feuillette le dimanche en allant au temple.

529. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXXIIe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (3e partie) » pp. 369-430

L’instinct du peuple le portait à se presser en foule autour de la maison de son tribun, comme pour demander encore des inspirations à son cercueil ; mais Mirabeau vivant lui-même n’en aurait plus eu à donner. […] Quel peintre, même madame Lebrun, a porté plus de grâce et plus d’attendrissement sur cette figure ? […] J’avais deux torts, en effet, que je ne cherche point à excuser : le premier, c’était de porter, quoique dans une intention très innocente et même très atténuante, le jour non pas de l’évidence, mais de la conjecture sur l’intérieur d’une femme qui ne doit compte qu’à Dieu et à son mari de la nature de ses intimités et de ses prédilections, intimités et prédilections que l’historien doit toujours présumer irréprochables ; le second, c’était de m’être servi du mot pudeur au lieu du mot convenance dans la dernière phrase de ce paragraphe. […] Plus glorieux qu’utile à ses amis, il ne voulut pas les conduire ; il les immortalisa. » XIX En relisant aujourd’hui le jugement que je portais alors sur l’Assemblée constituante à sa dernière séance, j’y trouve plusieurs éloges plus lyriques que justes, et que je ne ratifierais pas de sang-froid aujourd’hui. […] En renversant ainsi tout ce qui lui sert d’appui, il sent qu’il porterait sur le vide.

530. (1865) Cours familier de littérature. XIX « CXIVe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (3e partie) » pp. 365-427

Il dit que “si jamais d’insignifiants bavards, étrangers à toute connaissance mathématique, avaient la prétention de porter un jugement sur son ouvrage, en torturant à dessein quelque passage des saintes Écritures ( propter aliquem locum Scripturæ male ad suum propositum detortum ), il méprisera ces vaines attaques. […] « S’il faut, dit-il dans ses Tableaux de la nature, regarder comme forêt vierge toute vaste étendue de bois sauvages où l’homme n’a jamais porté la hache, c’est là un phénomène commun à une foule de localités dans les zones tempérées et froides ; mais si le caractère distinctif d’une forêt vierge consiste à être impénétrable, ce caractère n’existe que dans les régions tropicales. » Telle est la définition du grand voyageur naturaliste, qui fait autorité dans la matière, celui qui, de tous les anciens explorateurs, Bonpland, Martius, Poppig et les Schombourg, c’est-à-dire avant MM.  […] La partie inférieure de la tige n’est pas de taille à porter le poids de la partie supérieure ; le sipo va donc chercher un appui sur un arbre d’une autre espèce. […] Les feuilles pinnées, comme dans le reste de la famille, que cette forme caractérise, sortent du stipe à de grands intervalles, au lieu de se réunir en couronne, et portent, à la pointe terminale, de longues et nombreuses épines courbes. […] Bates, sont le paradis du naturaliste, et pour peu qu’il soit porté à la contemplation, il n’y a point ailleurs de milieu plus favorable à l’esprit rêveur.

531. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série «  M. Taine.  »

Croyez-vous que les « trois atlas » que Napoléon portait dans sa tête fussent vraiment complets ? […] Peut-être eût-il mieux fait d’attendre l’apparition du volume, où sans doute le jugement porté sur l’homme s’expliquera mieux par le jugement porté sur l’œuvre ; mais nous concevons la généreuse impatience du neveu de l’empereur. […] Ils s’enfoncent dans l’ombre D’une antique forêt aux colonnes sans nombre, Dont les fûts couronnés de feuillages épais En portent noblement l’impénétrable dais, etc. […] Quand le poète nous a dit que cette eau est suave et fortifiante, que tel parfum est discret comme la pudeur, ou léger comme l’espoir, ou chaud comme un baiser, et que les « arbres somptueux » portent des « fruits nouveaux », il est au bout de ses imaginations ; et nous sentons bien que ce ne sont là que des mots et que, moins timoré ou plus franc, il eût simplement transporté dans son Paradis les coulis du café Anglais et les meilleurs produits de la parfumerie moderne, ou qu’il se fût contenté de mettre en vers cet admirable conte de l’Ile des plaisirs, où le candide Fénelon exhorte les enfants à la sobriété en les faisant baver de gourmandise.

532. (1888) Préfaces et manifestes littéraires « Romans et nouvelles » pp. 3-80

— et par un geste qui lui était habituel, croisant sa redingote sur le ventre, comme on sangle un ceinturon, il prenait congé de nous, et allait porter la triomphante nouvelle, du quartier Notre-Dame-de-Lorette au faubourg Saint-Germain, en tous les logis de sa connaissance, encore mal éveillés. […] Ils ne comprennent pas que pour un curieux de ma sorte, un enthousiaste, un fanatique de style qui se trouve content et satisfait, si par hasard il rencontre en quelque tarte narbonnaise, un mot vrai, un mot trouvé, le commun des lecteurs, le commun des martyrs, rassasié de ces folies du style en délire, aussitôt les rejette et n’en veut plus entendre parler, une fois qu’il a porté à ses lèvres ce breuvage frelaté où se mêlent sans se confondre les plus extrêmes saveurs. […] Elle entretenait des hommes, le fils de la crémière, auquel elle a meublé une chambre, un autre auquel elle portait notre vin, des poulets, de la victuaille… Une vie secrète d’orgies nocturnes, de découchages, de fureurs utérines qui faisaient dire à ses amants : « Nous y resterons, elle ou moi !  […] Joubert, l’auteur des Pensées, n’avait pas cette servile préoccupation du suffrage universel en matière de style, quand il adjurait Mme de Beaumont de recommander à Chateaubriand « de garder avec soin les singularités qui lui étaient propres » et « de se montrer constamment ce que Dieu l’avait fait », corroborant ce brave conseil par cette curieuse phrase : « Les étrangers… ne trouveront que frappant, ce que les habitudes de notre langue nous portent machinalement à croire bizarre dans le premier moment. » Et parmi le déchaînement de la critique, c’est encore Joubert, qui engage l’écrivain, attaqué dans les modernités de sa prose nouvelle, à persister à chanter son propre ramage 17. […] Ce roman portait pour titre dans la première édition : Les Hommes de lettres.

533. (1857) Cours familier de littérature. III « XVe entretien. Épisode » pp. 161-239

Quelques-uns de mes vers ont emporté ce nom sur leurs ailes, comme les colombes qui portent sur leur collier, au-delà des bois, le nom ou le chiffre des enfants qui les ont apprivoisées. […] La jument privée, depuis longtemps oisive, voyant la selle que le jardinier portait sur sa tête, secoua sa crinière, enfla ses naseaux, tendit le nerf de sa queue en panache, galopa un moment autour du verger, en faisant partir les alouettes et jaillir la rosée de l’herbe sous ses sabots ; puis, s’approchant joyeusement de la barrière, elle tendit d’elle-même ses beaux flancs luisants à la selle, et ouvrit sa petite bouche au mors, comme si elle eût été aussi impatiente de me porter que j’étais impatient de la remonter moi-même. […] oui, il y a bien longtemps que vous n’étiez venu au pays, qu’on ne regardait plus fumer le château, qu’on n’entendait plus aboyer les chiens là-bas dans le grand jardin sous les tours, qu’on ne voyait plus passer les chevaux blancs qui portaient des dames et des messieurs dans les chemins à travers les prés ! […] Je fus arrêté sur la première marche par un petit cercueil recouvert d’un drap blanc et de deux bouquets de roses blanches aussi, que portaient quatre jeunes filles d’un hameau des montagnes.

534. (1891) Esquisses contemporaines

L’intérêt qu’elles peuvent offrir n’est pas non plus dans la valeur des jugements qu’elles portent. […] Les images profondes que nous portons en nous sont formées par la monotonie et le retour périodique des sensations semblables. […] On portait lourdement le poids d’un passé sans gloire d’où l’on avait banni les enthousiasmes et les généreuses aspirations. […] Or, justement, la réflexion analytique est poussée, de nos jours, au point d’envahir tout le reste et de porter atteinte à l’âme elle-même. […] Non qu’ils aient manqué de science, mais leur enseignement s’éteignit avec eux et ne porta point les fruits qu’ils espéraient.

535. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre IV. L’âge moderne. — Conclusion. Le passé et le présent. » pp. 424-475

Il y a sur la gauche la carcasse en fer d’une église qu’on achève pour la porter dans l’Inde. […] Quand on descend jusqu’au bas, on voit que cette cuirasse a cinquante pieds de haut ; beaucoup d’entre eux portent trois mille, quatre mille tonneaux ; les clippers longs de trois cents pieds vont partir pour l’Australie, pour Ceylan, pour l’Amérique. […] Vers le sommet, les inventions du bien-être sont si multipliées, qu’on en est gêné ; il y a trop de journaux et de revues sur votre table de nuit, trop d’espèces de tapis, de cuvettes, d’allumettes, de serviettes dans votre cabinet de toilette : leur raffinement est infini : vous songerez, en fourrant vos pieds dans les pantoufles, qu’il a fallu vingt générations d’inventeurs pour porter la semelle et la doublure jusqu’à ce degré de perfection. […] Partout il y a des chefs reconnus, respectés, qu’on suit avec confiance et déférence, qui se sentent responsables et portent le poids en même temps que les avantages de leur dignité. […] Car, en acceptant la réhabilitation du monde, il n’a point renoncé à l’épuration de l’homme ; au contraire, c’est de ce côté qu’il a porté tout son effort.

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