/ 3652
2218. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gibbon. — I. » pp. 431-451

Bien qu’essentiellement impropre à aborder la tribune, Gibbon a assisté comme membre du Parlement aux discussions de son pays ; les huit sessions qu’il y passa lui furent, dit-il, « une école de prudence civile, la première et la plus essentielle qualité d’un historien ». […] Chez Gibbon tout s’était passé dans la tête et dans le champ clos de la dialectique ; un raisonnement lui avait apporté son nouveau symbole, et un autre raisonnement le remporta. […] Durant les saisons qu’il passait à Buriton, résidence de campagne de son père, il dérobait le plus d’heures qu’il pouvait aux devoirs de la société et aux obligations du voisinage : « Je ne touchais jamais un fusil, je montais rarement à cheval ; et mes promenades philosophiques aboutissaient bientôt à un banc à l’ombre, où je m’arrêtais longtemps dans la tranquille occupation de lire ou de méditer. » Le sentiment de la nature champêtre n’est pas étranger à Gibbon ; il y a dans ses Mémoires deux ou trois endroits qui prêtent à la rêverie : le passage que je viens de citer, par exemple, toute cette page qui nous rend un joli tableau de la vie anglaise, posée, réglée, studieuse. […] En disant cela, un éclair d’enthousiasme a passé au front de Gibbon.

2219. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Bourdaloue. — I. » pp. 262-280

Rien de tel pour Bourdaloue : sa personne et tout ce qui touche l’homme, l’individu auteur ou orateur, a disparu dans la plénitude et l’excellence ordinaire de sa parole, ou plutôt il y est passé et s’y est produit tout entier. […] Hors de là, dans le monde, quand il y allait par rencontre ; à Bâville, quand il y passait quelques jours ; à la maison professe des Jésuites rue Saint-Antoine où il vivait, c’était un homme « d’un esprit charmant et d’une facilité fort aimable », d’une rare bonté et d’un parfait agrément dans le commerce ; très gai, et se plaisant avant tout à une amitié sans contrainte. […] Nous nous trompions dans la pensée qu’il ne jouerait bien que dans son tripot ; il passe infiniment tout ce que nous avons ouï. » Son tripot, c’est-à-dire la maison professe. […] Aujourd’hui, le genre de talent de Bourdaloue nous semble bien loin de prêter à de telles vivacités de couleurs, et, pour mieux essayer d’y pénétrer, je dirai d’abord l’effet assez général que cette éloquence produit à la lecture, et par quel effort, par quelle application du cœur et de l’esprit il est besoin de passer pour revenir et s’élever à la juste idée qu’il convient d’avoir de sa grandeur, de sa sobre beauté et de sa moralité profonde.

2220. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire. »

Continuez-moi, je vous prie, les sentiments dont vous m’honorez, et soyez persuadé de la haute estime et de la reconnaissance avec lesquelles j’ai l’honneur, etc. » On s’explique assez difficilement que, sentant de la sorte ce qui lui manquait sur Shakespeare et ce que la vue de Garrick pouvait lui apprendre, lui rendre immédiatement, il n’ait pas fait cet effort de passer le détroit, et, puisqu’il n’avait pas vu apparemment le grand tragédien dans son ancien voyage à Paris, qu’il ne soit point allé l’admirer une bonne fois sur son théâtre, avant sa retraite, et, comme on dit, prendre langue avec lui. […] Toute la branche des lettres de Ducis qui s’adresse à lui est d’un charme douloureux et délicat, et je ne sais pas, dans les figures de second plan qui passent et repassent devant nous sans qu’on les remarque d’abord, de physionomie plus attrayante à la longue que celle de ce futur membre de la Convention et de l’Institut naissant, et à qui l’on dut même l’idée des fameuses Écoles normales. […] Deleyre vient y passer quelques jours en tiers avec Ducis et s’en trouve bien ; une lettre qu’il a écrite au retour respire un certain calme, une certaine paix de l’esprit qui prouve que le bonheur n’est pas chose tout à fait étrangère à sa nature ; Ducis lui répond : « Vous voilà bien, mon cher Deleyre, conservez-vous dans cet état. […] Rousseau, le reconduisant et prenant congé de lui sur le palier, lui dit : « Nous venons de passer ensemble des moments bien agréables ; il serait tout naturel que je vous retinsse à dîner ; mais, si vous étiez malade ce soir, on dirait que je vous ai empoisonné. » — Ducis avait raconté l’anecdote à M. 

2221. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Mémoires de madame Roland »

L’énergie, le soin et la vigilance dont elles ont eu besoin pour se former et s’élever, pour conquérir l’éducation et la perfection du bien penser et du bien dire, laissent des marques et passent à l’état d’habitude, lors même qu’il n’y a plus d’effort à faire : que vous dirai-je ? […] J’ai eu occasion de passer quelques jours avec elle en 1791 ; cette femme, il faut en convenir, joignait un esprit supérieur à toutes les grâces de son sexe ; elle avait tout l’art nécessaire pour faire croire que tout chez elle était l’ouvrage de la nature. […] Danton parle comme un traître de tragédie (passe encore si c’était Rarère) ; il harangue en ces termes ses complices Robespierre, Rarère, Hérault-Séchelles, etc. : c’est à Rarère effrayé et qui vient de tracer de la situation un tableau très sombre, qu’il répond : Avant de m’expliquer sur ces grands intérêts, Je dois de ce récit adoucir quelques traits. […] Dis-moi, connais-tu des moments plus doux que ceux passés dans l’innocence et le charme d’une affection que la nature avoue et que règle la délicatesse, qui fait hommage au devoir des privations qu’il lui impose, et se nourrit de la force même de les supporter ?

2222. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « La reine Marie Leckzinska (suite et fin.) »

Un mantelet de soie bleu pâle avec des rubans ou bouillons d’un jaune éteint tombe sur une robe d’un blanc gris ; les nuances se marient jusqu’à se mêler et se confondre : une harmonie tranquille a passé sur tous les tons. […] Vous passez à Van Loo, à son grand portrait en pied, de cérémonie et d’apparat : c’est la même physionomie ; l’œil est d’une extrême finesse. […] La reine partit de Versailles dès qu’elle en eut la permission, le samedi 15, s’avança jusqu’à Lunéville et passa outre. […] On ne saurait montrer d’une manière plus maligne et plus piquante qu’elle ne le fait l’état des deux camps et des deux Cours sitôt le danger passé et pendant la convalescence du roi.

2223. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Marie-Thérèse et Marie-Antoinette. Leur correspondance publiée par le chevalier d’Arneth »

Elle projette ses lueurs et ses couleurs sur tout le passé ; elle crée, après coup, des enchantements et des merveilles là où il n’y a eu que de l’agrément racheté par bien des futilités. […] Nous devons rappeler toutefois qu’à cette date de 1779 l’abbé de Vermond ne fit qu’une fausse sortie : il y eut un prompt retour ; la reine répara envers lui le passé et se fit un honneur de le mieux traiter au vu de tous95 ; on le retrouve à la Cour de Versailles sur un pied de crédit et même de faveur dans les années suivantes, très-mêlé sous main, dit-on, à l’action et aux influences des Brienne et des Breteuil. […] Il est arrivé de là qu’elle s’est laissée aller à passer une couple d’heures chez Mme de Guemené, où on ne parle que d’objets à sa portée, où il y a peu de personnes qui soient ou qui fassent paraître qu’elles sont plus instruites qu’elle, où on est fort occupé de la flatter et de l’amuser, et où elle croit se dédommager de l’ennui qu’elle croit avoir pris pendant tout le reste de la journée. » Si ce n’est pas pure négligence, c’est assez finement dit. […] De documents, on s’en fût passé ; l’imagination eût suppléé à tout.

2224. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Essai sur Talleyrand (suite.) »

Cette tragédie, si je ne me trompe, est au cinquième acte : le dénouement va paraître. » Il ne se serait point ouvert à lui, comme à un confident, sur le misérable caractère de cette royale famille espagnole, de ce brave homme ou benêt de roi, du prince des Asturies, de la reine, de ce méprisable et inséparable prince de la Paix qui, disait-il, avait l’air d’un taureau : « Le prince des Asturies est très-bête, très-méchant, très-ennemi de la France… La reine a son cœur et son histoire sur sa physionomie, c’est vous en dire assez. » Il ne lui eût pas confié ces princes en personne et ne les lui eût pas donnés tout d’abord pour hôtes à Valençay pour « les bien traiter et leur faire passer agréablement le temps », tout en lui recommandant de les isoler et « de faire surveiller autour d’eux. » Notez bien que cette année 1808, celle de la fourberie de Bayonne, ne fut point du tout une année de disgrâce pour Talleyrand. […] » Cependant, si invulnérable qu’il affectât de paraître, il n’était pas tout à fait à l’abri du côté où il se gardait le moins : devant les colères foudroyantes de Napoléon, il ne témoignait point la moindre émotion ; mais quand Louis XVIII, à Mons, déjà en voiture pour rentrer en France, vers trois heures du matin, le remercia gravement et lui signifia qu’il se passait de lui comme ministre, Talleyrand fut un moment décontenancé. […] La voici telle qu’un témoin délicat et sûr l’a recueillie de sa bouche et l’a écrite aussitôt : « En 1814, M. de Talleyrand était à la tête d’une espèce de conspiration, dont le but d’abord fut de faire passer l’empire à Napoléon II, sous la régence de Marie-Louise ; puis, le but se transformant, il se prit à travailler au retour des Bourbons. […] » — « Les têtes graves doivent réfléchir. » — « C’est mon avis, monsieur l’archevêque. » — « Il y a telle circonstance dans la vie politique où un homme peut racheter tout un passé. » — « Croyez-vous, monsieur ? 

2225. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXVIIIe entretien. Tacite (1re partie) » pp. 57-103

« Tu es parvenu à cet âge où l’on a déjà échappé aux passions de la jeunesse ; ta vie est telle que tu n’as aucune indulgence à demander pour ton passé. […] C’est le résumé d’une longue vie publique dans une haute intelligence touchant aux limites de la vie, et jugeant le passé, le présent, l’avenir, avec le calme du soir et le sublime désintéressement du lendemain. […] « Nous avions pour consolation, dans ces derniers événements de Rome, que la capitale n’avait pas été ensanglantée et que le pouvoir avait passé sans choc d’une main dans une autre. […] Cette licence passera bientôt de Rome dans les provinces, et, si nous sommes, Galba et moi, les victimes de ce forfait, vous le serez, vous, des conséquences de ces guerres civiles.

2226. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Le père Lacordaire orateur. » pp. 221-240

Il y a quelque temps, je parlais de M. de Montalembert, en l’envisageant au point de vue du talent : aujourd’hui, je voudrais parler au même titre d’un autre orateur, diversement et non pas moins éloquent, qui a passé par plusieurs des mêmes phases, qui s’est aussi dégagé à temps de la voie étroite de l’École, et qui, depuis déjà quatorze ans, s’est créé dans la chaire une place singulière, originale, éclatante. L’éloquence de la chaire n’est pas sans avoir refleuri de nos jours, et l’on pourrait citer quelques noms modernes qui soutiennent avec honneur les traditions du passé : M.  […] Que s’était-il passé en lui ? […] Évidemment sa personne, son talent, l’intérêt qui s’y attachait, n’avaient rien perdu, et l’on était plutôt disposé à lui passer désormais quelque chose d’extraordinaire.

2227. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Mémoires d’outre-tombe, par M. de Chateaubriand. » pp. 432-452

On est assez généralement convenu de placer la perfection de sa manière littéraire à l’époque des Martyrs et de l’Itinéraire (1809-1811), et la perfection de sa manière politique à l’époque de sa polémique contre M. de Villèle au Journal des débats (1824-1827) ; mais, tout en adhérant à cette vue juste, n’oublions point par combien de jugements confidentiels, de révisions et d’épurations successives durent passer Les Martyrs pour atteindre à cette pureté de forme que nous leur voyons. […] Ginguené, et plus d’une fois il m’a fait passer d’heureux moments, lorsqu’il consentait, avec une petite société choisie, à accepter un souper dans ma famille. […] Mais, à l’égard de Mme de Staël, l’oubli est poussé à un degré plus incroyable et qui passe tout. […] Est-ce l’homme resté fidèle à ses affections du passé, qui nous parle en maint endroit de ces Mémoires, ou l’homme qui ne tient à son parti que par point d’honneur, et tout en trouvant bête (c’est son mot) l’objet de sa fidélité, et en le lui disant bien haut ?

2228. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « La princesse des Ursins. Lettres de Mme de Maintenon et de la princesse des Ursins — II. (Suite et fin.) » pp. 421-440

Mme des Ursins le lui reproche ; elle a des peines infinies à obtenir d’elle de donner accès une fois ou deux aux personnages éminents qui passent à la cour de France et qu’elle lui recommande. […] Mme de Maintenon raconte à Mme des Ursins le premier effet qu’elle produit (8 mai 1707) : Vous connaissez Marly et mon logement ; le roi était seul dans ma petite chambre, et je me mettais à table dans mon cabinet par lequel on passe ; un officier des gardes cria à la porte où était le roi : « Voilà M. de Chamillart !  […] Mme de Maintenon, en lisant cette version de son propre récit, avait raison de dire à Mme des Ursins : Je voudrais que la relation que je vous ai faite de notre joie sur la bataille d’Almanza fût aussi vive que l’idée que vous vous êtes faites de ce qui se passa dans mon cabinet ; vous l’avez mieux compris de Madrid que je ne l’ai vu, et vous en faites une peinture que je ne pourrai m’empêcher de lire aux personnes qui y ont pris part. […] Passez-moi, s’il vous plaît, cette mauvaise plaisanterie.

2229. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Madame Sophie Gay. » pp. 64-83

En quittant son couvent, où elle laisse une amie indispensable, elle verse « autant de larmes qu’elle en eût répandu si l’on était venu lui dire qu’il y fallait passer un an de plus ». […] voilà, dit-elle, tout le secret des chagrins de ma vie. » Arrivée chez son père, Léonie voit une tante, Mme de Nelfort, bonne personne, mais très exagérée, et qui a pour fils un Alfred, joli garçon, étourdi, dissipé, un peu fat déjà et lancé dans les aventures à la mode, colonel, je le crois, par-dessus le marché ; car la scène se passe dans l’Ancien Régime et à une date indécise. […] On doit passer ce temps au château de Montbreuse dans une demi-solitude, et s’y éprouver l’un l’autre en préludant au futur bonheur. […] » Dans ses dernières années, elle passait régulièrement une partie de la belle saison à Versailles ; elle s’y était fait une société et était parvenue à animer un coin de cette ville de grandeur mélancolique et de solitude.

2230. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Paul-Louis Courier. — I. » pp. 322-340

Il vit dans ces beaux lieux, il s’y naturalise, il s’y oublie ; et, dès qu’il a quitté son « harnais », comme il dit, et laissé son vil métier, il retourne y vivre et y passer les dernières années de la sécurité et du loisir (1810-1812). […] Ma philosophie là-dessus est toute d’expérience, il y a peu de gens, mais bien peu, dont je recherche le suffrage : encore m’en passerais-je au besoin. — Je passe ici mon temps assez bien, écrivait-il encore de Rome à Clavier (octobre 1810), avec quelques amis et quelques livres. […] On ne se fait pas un nom par là, mais on passe doucement la vie… En supposant que toutes les lettres qui portent la date de ces années aient été réellement écrites alors telles que nous les avons, il imitait, en effet, les anciens sans fatigue et avec un art adorable dans de petits sujets, soit qu’il adressât à sa cousine, Mme Pigalle, du pied du Vésuve des contes dignes de Lucius et d’Apulée (1er novembre 1807), soit qu’aux bords du lac de Lucerne, du pied du Righi, il envoyât à M. et à Mme Thomassin (25 août et 12 octobre 1809) des idylles malicieuses et fraîches où il aime à montrer toujours, à côté des jeunes filles joueuses ou effrayées, le rire du Satyre44.

2231. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 33, que la veneration pour les bons auteurs de l’antiquité durera toujours. S’il est vrai que nous raisonnions mieux que les anciens » pp. 453-488

Qu’on juge de la supériorité d’esprit et de raison que nous avons sur les hommes des temps passez, par l’état où sont aujourd’hui les sciences naturelles, et par l’état où elles étoient de leur temps. […] L’imprimerie, cet art si favorable à l’avancement de toutes les sciences, qui deviennent plus parfaites à mesure que les connoissances s’y multiplient, fut trouvée dans le quinziéme siecle, et près de deux cens ans avant que Monsieur Descartes, qui passe pour le pere de la nouvelle philosophie, eut fait part au public de ses méditations. […] La plûpart des sçavans de son temps furent persuadez de son opinion, et ils l’établirent même dans le monde autant qu’une verité physique, qui ne tombe pas sous les sens, y peut être établie, c’est-à-dire, qu’elle y passa pour un sentiment plus probable que l’opinion contraire. […] J’en conclus que les ouvrages, dont la réputation s’est bien soutenuë contre les remarques des critiques passez, la conserveront toujours nonobstant les remarques subtiles de tous les critiques à venir.

2232. (1911) Jugements de valeur et jugements de réalité

Et si, de toute évidence, on ne peut se passer d’économie, s’il faut amasser pour pouvoir dépenser, c’est pourtant la dépense qui est le but ; et la dépense, c’est l’action. […] Une fois le moment critique passé, la trame sociale se relâche, le commerce intellectuel et sentimental se ralentit, les individus retombent à leur niveau ordinaire. […] Si donc l’homme conçoit des idéaux, si même il ne peut se passer d’en concevoir et de s’y attacher, c’est qu’il est un être social. […] Tout jugement a nécessairement une base dans le donné : même ceux qui se rapportent à l’avenir empruntent leurs matériaux soit au présent soit au passé.

2233. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre VI. Daniel Stern »

… Daniel Stern n’est pas encore passé génie. […] Cela demandait une étude trop continue et trop à fond pour un simple bas-bleu, qui tient à passer pour savante, mais qui a, dans sa robe, tout autre chose qu’un Bénédictin. […] Il faut enfin que le chameau passe à travers le trou d’une aiguille ! […] Il n’y passera pas !

2234. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Xavier Aubryet » pp. 117-145

Ce n’est point, comme on pourrait le croire, selon les coutumes de ces pauvres temps, les articles d’un journaliste qui se contente de passer le fil du brocheur à travers une verroterie creuse que l’aimable garçon — aimable pour lui !  […] Goethe, ce naturaliste en critique, avant d’être en sciences naturelles ce qu’il avait été en critique littéraire, Goethe, ce dieu des arides et des impuissants, a été invoqué en France par des critiques qui ont pourtant le tempérament esthétique, voluptueux et sanguin, mais qui n’ont pas plus de critérium que n’en avait Goethe : sceptiques comme lui avec tout excepté avec eux-mêmes, qu’ils croient organisés pour retentir au contact le plus frêle du beau, comme les harpes éoliennes aux plus légers, aux plus immatériels souffles qui passent. […] S’il n’a pas de métaphysique bien et dûment articulée, et qui donne à toutes ses opinions le timbre imposant que les opinions d’un homme doivent avoir ; s’il n’a pas, qu’on me passe le mot ! […] Il ne s’est pas inquiété de passer pour un original (la peur des pleutres !)

2235. (1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Deuxième partie — Chapitre IV. L’unification des sociétés »

Des siècles devaient passer avant que les sociétés occidentales, fussent foncièrement unifiées. […] Le temps est passé où l’on pouvait dire avec Jefferson que le gouvernement fédéral n’était, pour les États-Unis que le département des affaires étrangères. […] L’abaissement où ils réduisent les personnalités collectives met en valeur les hommes mêmes et prépare cette grande révolution dans les idées qui fait passer l’individu au premier plan de la scène politique. […] Cette conclusion semble contredire brutalement une théorie sociologique fort connue, suivant laquelle l’évolution des sociétés les ferait passer du « type militaire » au « type industriel » et, du même coup, du despotisme à la démocratie.

2236. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XXIII. »

Il passe ici pour un libre penseur, et ce qui est pis, à mon sens, pour un homme dont le cœur ne sent pas ce qu’il dit dans ses poëmes à la louange de la vertu et de la gloire. […] Par-là Coleridge, très admiré de son temps, surtout dans son pays, poëte extraordinaire plutôt que grand poëte, assorti dans sa maladie même aux imaginations effarées par la guerre et la Terreur, a p^ du dans l’estime d’une époque plus calme ; mais il est encore un témoin éclatant du passé, l’image d’une grande puissance exercée sur les âmes, l’exemple salutaire d’un retour à la justice et à la raison, inspiré par le spectacle même des abus de la force et des iniquités de la conquête. […] combien, sous les bosquets de palmiers du Bengale, la soirée passerait vite à écouter le rossignol ! […] « Bien que des brises parfumées passent avec douceur sur l’île de Ceylan, bien que chaque horizon y charme les yeux, et que l’homme seul y soit dégradé, en vain les dons de Dieu sont là répandus avec une prodigue bonté : l’idolâtre, dans son aveuglement, s’agenouille devant le bois et la pierre.

2237. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Le général Joubert. Extraits de sa correspondance inédite. — Étude sur sa vie, par M. Edmond Chevrier. — II » pp. 161-173

L’entrain du triomphe et de la jeunesse, la familiarité militaire et républicaine, l’amabilité naturelle, la gaieté et même un peu d’étourderie française, respirent dans le récit, qu’on va lire, de l’accueil fait à Joubert et à Masséna dans la citadelle d’Alexandrie (6 mai 1796) : J’aurais voulu dater ma lettre d’Alexandrie ; mais j’ai passé si rapidement avec mon avant-garde, que j’ai à peine eu le loisir de profiter des honnêtetés de M. le gouverneur (Solaro), homme à crachats et à deux ou trois ordres au moins. […] Si peu nombreuse au début, n’atteignant pas d’abord le chiffre de 40 mille hommes, n’ayant jamais, avec les renforts reçus, passé de beaucoup le chiffre de 50 mille, elle avait dû vaincre successivement l’armée sarde et l’armée de Beaulieu, fortes ensemble de 73 mille hommes (Montenotte, Millesimo, Dego, Mondovi) ; — puis l’armée de Beaulieu (Lodi), renforcée des 20 mille hommes de Wurmser (Salo, Lonato, Castiglione, Roveredo, Bassano) ; — puis l’armée de Wurmser, renforcée des 36 mille hommes d’Alvinzi (Arcole). […] [NdA] C’est l’éloge que lui donne pour cette action Bonaparte, dans son rapport du 15 avril au Directoire : « Déjà l’intrépide général de brigade Joubert, grenadier par le courage et bon général par ses connaissances et ses talents militaires, avait passé avec sept hommes dans les retranchements de l’ennemi ; mais, frappé à la tête, il fut renversé par terre, etc. » 27.

2238. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Appendice. »

C’était le propre en tout de cette nature active et rapide : rien ne se passait avec elle tranquillement, posément, dans les termes d’une modération appropriée et proportionnée au sujet ; il ne faisait rien comme un autre ; il avait du vainqueur en lui ; il y mettait du faste et de l’éclat. « Il est vrai, j’aime à faire du bruit », disait-il un jour. […] Après la révolution de juillet 1830, elle fut la première personne des anciens salons aristocratiques qui passa à la branche nouvelle. […] Sa maison de Trouville, où elle allait passer chaque été, était agréable encore pour d’autres que pour elle, lorsque sa santé lui permettait de recevoir.

2239. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Victor Hugo, Les Chants du crépuscule (1835) »

Hugo, loin d’avoir en rien l’organisation grecque, est plutôt comme un Franc énergique et subtil, devenu vite habile et passé maître aux richesses latines de la décadence, un Goth revenu d’Espagne, qui s’est fait Romain, très-raffiné même en grammaire, savant au style du Bas-Empire et à toute l’ornementation byzantine . […] En lisant cela, l’esprit n’a pas eu le temps de se détacher de ce mot si rude, cramponner, qu’il lui faut déjà passer à ce qu’il y a de plus fluide et mobile, à la goutte d’eau qui tremble au bout de la branche. […] Ces sortes de fautes, qu’on peut passer à une rude et vigoureuse jeunesse, auraient dû disparaître avec les crudités inhérentes à cet âge.

2240. (1874) Premiers lundis. Tome II « Hippolyte Fortoul. Grandeur de la vie privée. »

On ne passe point indifféremment sans doute par ces divers systèmes ; on en garde des impressions, des teintes, un pli ; mais enfin l’on en sort quand on a un talent capable de maturité. […] La scène se passe dans le Hartz, vers 1714 ; le paysage est grandement décrit ; les personnages historiques, à demi mystérieux, y sont jetés tout d’abord à la Walter Scott et sans les longueurs. […] Partout en Allemagne, on l’attend, on l’a cru voir passer dans chaque cavalier inconnu, les peuples prêts à saluer, comme toujours, l’homme du destin, les gouvernements attentifs à saisir le conquérant déchaîné.

2241. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XIII. Des tragédies de Shakespeare » pp. 276-294

Shakespeare, égalé quelquefois depuis par des auteurs anglais et allemands, est l’écrivain qui a peint le premier la douleur morale au plus haut degré ; l’amertume de souffrance dont il donne l’idée pourrait presque passer pour une invention, si la nature ne s’y reconnaissait pas. […] Shakespeare vous fait pénétrer intimement dans la gloire qu’il vous peint ; vous passez, en l’écoutant, par toutes les nuances, par toutes les gradations qui mènent à l’héroïsme ; et votre âme arrive à cette hauteur sans être sortie d’elle-même. […] Lorsque le gouverneur de la tour où est enfermé le jeune Arthur, fait apporter un fer chaud pour lui brûler les yeux, sans parler de l’atrocité d’une telle scène, il doit se passer là sur le théâtre une action dont l’imitation est impossible, et dont le spectateur observera tellement l’exécution, qu’il en oubliera l’effet moral.

2242. (1861) La Fontaine et ses fables « Première partie — Chapitre I. L’esprit gaulois »

Au plus fort de juin, les nuages passent en troupes, et souvent, dès février, la brume enveloppe les arbres de sa gaze bleuâtre sans se coller en givre autour de leurs rameaux. […] Le profond rajeunissement des êtres, l’air tiède du printemps qui renouvelle et ébranle toutes les vies, ne leur suggère qu’un couplet gracieux ; ils remarquent en passant que « déjà est passé l’hiver, que l’aubépine fleurit et que la rose s’épanouit » ; puis ils vont à leurs affaires. Légère gaieté, prompte à passer comme celle que fait naître un de nos paysage d’avril ; un instant le conteur a regardé la fumée des ruisseaux qui monte autour des saules, la riante vapeur qui emprisonne la clarté du matin ; puis, quand il a chantonné un refrain, il revient à son conte.

2243. (1925) Méthodes de l’histoire littéraire « I. Leçon d’ouverture du Cours d’éloquence française »

Que Larroumet ait donné à son auteur un peu de cette sympathie complaisante à laquelle, quand on passe quatre ou cinq ans en tête à tête avec un écrivain, on n’échappe que par la haine et en concevant la passion de le démolir : c’est bien possible. […] Et la preuve que Larroumet n’a pas eu tort, c’est que depuis vingt ans que sa thèse a passé, on a continué d’écrire sur Marivaux ; de bons articles, de jolis livres ont été faits. […] Le professeur de littérature latine cultivait ses oliviers à la campagne toute la semaine, et de temps à autre passait à la ville corriger des vers latins.

2244. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Leconte de Lisle, Charles-Marie (1818-1894) »

Le front, très haut, se gonfle au-dessus des yeux en deux bosses qui ne font guère défaut dans les têtes des hommes de génie ; les sourcils bien fournis sont très rapprochés des yeux, et ces yeux vifs, perçants, impérieux et spirituels sont comme embusqués au fond de deux cavernes sombres, d’où, avec impartialité, ils regardent passer tous les dieux. […] Impassible, brillant et inaltérable comme l’antique miroir d’argent poli, vous avez vu passer et vous avez reflété tels quels, les mondes, les faits, les âges, les choses extérieures. […] Ce poète impersonnel, qui s’est appliqué avec un héroïque entêtement à rester absent de son œuvre, comme Dieu de la création, qui n’a jamais soufflé mot de lui-même et de ce qui l’entoure, qui a voulu taire son âme et qui, cachant son propre secret, rêva d’exprimer celui du monde, qui a fait parler les dieux, les vierges et les héros de tous les âges et de tous les temps, en s’efforçant de les maintenir dans leur passé profond, qui montre tour à tour, joyeux et fier de l’étrangeté de leur forme et de leur âme, Bhagavat, Cunacepa, Hy-pathie, Niobé, Tiphaine et Komor, Naboth, Quai’n, Néféroura, le barde de Temrah, Angantyr, Hialmar, Sigurd, Gudrune, Velléda, Nurmahal, Djihan-Ara, dom Guy, Mouça-el-Kébyr, Kenwarc’h, Mohâmed-ben-Amar-al-Mançour, l’abbé Hieronymus, la Xiraéna, les pirates malais et le condor des Cordillères, et le jaguar des pampas, et le colibri des collines, et les chiens du Cap, et les requins de l’Atlantique, ce poète, finalement, ne peint que lui, ne montre que sa propre pensée, et, seul présent dans son œuvre, ne révèle sous toutes ces formes qu’une chose : l’âme de Leconte de Lisle.

2245. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « Une soirée chez Paul Verlaine » pp. 18-33

Il se disait détourné des poètes en vogue, parce qu’il ne sentait pas chez eux « l’odeur du vent qui passe ». […] Il faisait passer dans l’humble galetas de Verlaine d’éblouissantes images de châtelaines, d’amazones, de ballerines en jupe de gaze, mêlées d’habits noirs. […] L’hôtel avait des cabinets de passe.

2246. (1890) L’avenir de la science « Préface »

Puis je passai mon concours d’agrégation de philosophie, en septembre. […] La France a ainsi passé à côté de précieuses vérités, non sans les voir, mais en les jetant au panier, comme inutiles ou impossibles à exprimer. […] Dans un siècle, l’humanité saura à peu près ce qu’elle peut savoir sur son passé ; et alors il sera temps de s’arrêter ; car le propre de ces études est, aussitôt qu’elles ont atteint leur perfection relative, de commencer à se démolir.

2247. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre IV. Cause immédiate d’une œuvre littéraire. L’auteur. Moyens de le connaître » pp. 57-67

Certains déchiffreurs de paperasses ont fini par croire ou faire croire que le but principal de l’histoire est d’exhumer et d’étaler au grand soleil ces débris émiettés du passé ; ils ont oublié que sa tâche, plus noble et plus difficile, consiste surtout à interpréter et à résumer cette masse de documents humains. […] Comme pour un malade, on note sa façon de se nourrir, ses altérations dentaires, les troubles digestifs, cardiaques, cérébraux qu’il a pu ressentir ; on représente par des graphiques, soit le va-et-vient de sa respiration, soit la circulation du sang dans ses artères, soit les changements de température par où passe son corps17. […] Le malheur est qu’au moment où nous sommes parvenus cette méthode nouvelle offre peu de ressources pour le passé.

2248. (1888) La critique scientifique « La critique scientifique — Évolution de la critique »

Ce genre de critique littéraire dont il fallait déterminer exactement l’objet, est le seul qu’on ait pratiqué au siècle passé et au commencement du nôtre. […] Cette sorte de critique passe pour un genre littéraire pratiqué par des auteurs qui sont seulement des littérateurs. […] Taine veut démontrer un point de méthode historique, prouver que toute une série de documents, négligés jusqu’ici, sont à consulter pour connaître les hommes du passé ou de ce temps.

/ 3652