/ 1667
286. (1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (3e partie) » pp. 5-79

« Comme le soleil déclinait au couchant, allongeant sur le sol l’ombre du moindre caillou, Jean Valjean était assis derrière un buisson dans une grande plaine rousse absolument déserte. […] Il vivait habituellement dans cette ombre, tâtonnant comme un aveugle et comme un rêveur. […] À sa sortie du bagne, il y avait dix-neuf ans qu’il n’avait versé une larme. » XII L’onde et l’ombre. […] Il songe aux aventures ténébreuses du cadavre dans l’ombre illimitée. […] Le doigt de la Providence commence à se montrer dans l’ombre sous les traits d’un hasard.

287. (1865) Cours familier de littérature. XX « CXVIe entretien. Le Lépreux de la cité d’Aoste, par M. Xavier de Maistre » pp. 5-79

Je crois les voir errants ensemble dans des bocages plus verts et plus frais que ceux qui me prêtent leur ombre, éclairés par un soleil plus brillant que celui qui m’éclaire, et leur sort me semble plus digne d’envie, à mesure que le mien est plus misérable. […] Le soir, lorsque j’arrosais mon jardin, elle se promenait quelquefois au soleil couchant, ici, au même endroit où je vous parle, et je voyais son ombre passer et repasser sur mes fleurs. […] Agité, furieux, je sortis dans la campagne ; j’errai quelque temps dans l’ombre autour de mon habitation ; des hurlements involontaires sortaient de ma poitrine oppressée, et m’effrayaient moi-même dans le silence de la nuit. […] L’ombre immobile de ce spectre s’étend sur le rempart lumineux et muet, et s’allonge à mesure que le soleil baisse dans la vallée. […] XVI Nous causâmes ainsi en descendant le mont Colombier, jusqu’à l’heure où la première ombre de la nuit se rembrunissait sur les chaumières de Virieu-le-Grand.

288. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Mestrallet, Jean-Marie »

Il y a moins de soleil, moins de clarté diffuse dans ce second recueil, mais le crépuscule y prend plus de profondeur, les ombres mélancoliques du soir y traînent plus de recueillement.

289. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — P — Peyrefort, Émile »

Peyrefort ce sont les ombres et les demi-teintes.

290. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des recueils poétiques — Préfaces des « Odes et Ballades » (1822-1853) — Préface de 1853 »

De toutes les échelles qui vont de l’ombre à la lumière, la plus méritoire et la plus difficile à gravir, certes, c’est celle-ci : être né aristocrate et royaliste, et devenir démocrate.

291. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre XIII. L’Enfer chrétien. »

Dans les champs Cimmériens de l’Odyssée, le vague des lieux, les ténèbres, l’incohérence des objets, la fosse où les ombres viennent boire le sang, donnent au tableau quelque chose de formidable, et qui peut-être ressemble plus à l’enfer chrétien que le Ténare de Virgile.

292. (1901) L’imagination de l’artiste pp. 1-286

Les maisons, les arbres qu’il voit en pleine lumière seront l’instant d’après dans l’ombre. […] Voici qu’un petit nuage passe dans le ciel, projetant une ombre sur la gauche du champ. […] Quelques traits encore pour marquer les grandes ombres, et l’essentiel sera fait. […] Ici, dans ce creux d’ombre, une lueur, un vague reflet : c’est une mare sans doute. […] Pourquoi cette ombre étrangement verdâtre sur sa figure ?

293. (1874) Premiers lundis. Tome II « X. Marmier. Esquisses poétiques »

Ceci est bien : les jeunes cœurs tendres et ouverts aux sympathies ont dû passer par cette phase mélancolique à leur entrée dans un monde égoïste et oisif ; livrés à des occupations sans rapport avec leur vocation secrète, ils ont dû placer leur idéal dans cette vie opulente et facile dont ils sont les témoins un peu jaloux : ils rêvent un véritable paradis à deux, dans le parc de quelque vieux château, à l’ombre des hautes futaies ou des charmilles.

294. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — J — Joncières, Léonce de »

À la vieille terre d’Égypte, toujours mystérieuse au seuil des civilisations, nourricière des races spiritualistes invinciblement, gardienne des religions et des traditions augustes, il a emprunté le décor de ces courts poèmes et aussi la mélancolie qui, des grands yeux de pierre des Sphynx, se répand encore sur l’humanité comme l’ombre du plus beau rêve que l’homme ait conçu.

295. (1904) En lisant Nietzsche pp. 1-362

Nietzsche a voyagé sans cesse dans la grande ombre de Goethe, en essayant quelquefois, même avec succès, ce qui est possible dans ce cas-là, de « sauter hors de son ombre ». […] Après la mort de Bouddha l’on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne, une ombre énorme et épouvantable. […] La métaphysique est une ombre du surnaturel ; la simple humanisation de l’univers est une ombre du surnaturel ; la simple croyance plus ou moins ferme que l’univers signifie quelque chose est une ombre du surnaturel. […] Quand toutes ces ombres de Dieu ne nous troubleront-elles plus ? […] Il n’y a pas une ombre de moralité là-dedans.

296. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « Figurines »

» Son enfance est d’un Éliacin élevé dans l’ombre du sanctuaire par de saints hommes très graves et très naïfs. […] Mme de Sévigné a passé sa vie à adorer une Ombre — comme sa grand’mère sainte Chantal. […] Sa personne est d’autant plus attachante qu’on n’a sur elle qu’un petit n’ombre de renseignements, d’ailleurs contradictoires (Boileau, Saint-Simon, l’abbé d’Olivet), et qu’on la devine plus qu’on ne la connaît, aux hardiesses de toute sorte dont son livre abonde : hardiesses atténuées par des restrictions et de certains tours énigmatiques, soit nécessité, soit appréhension secrète des conséquences extrêmes de sa pensée. […] Au-dessus de la lucarne aux ombres chinoises est peint un chat noir, à la queue en tringle, aux contours simplifiés, un chat de blason ou de vitrail, qui pose, une patte dédaigneuse sur une oie effarée. […] Il était mystique, avec le génial paysagiste et découpeur d’ombres Henri Rivière.

297. (1893) Du sens religieux de la poésie pp. -104

En grandissant eux-mêmes, en s’élevant toujours davantage vers un idéal que, par pitié, le sort toujours diffère, ils vous enseigneront comment on s’affranchit des accidentelles douleurs en en faisant la joie du souvenir ou l’ombre du lumineux bonheur… Eh bien, prendre la vie et en exprimer le sens en beauté par les correspondances que les divers ordres de la nature entretiennent entre eux pour maintenir l’universelle unité, voilà la poésie symbolique. […] Puis l’envoyé céleste est rappelé, son vêtement de terre tombe, et bientôt devient pour les sens une ombre évanouie. […] Aussi naît-il à l’ombre des révélations, les manifestant vivantes par son intime union avec elles et témoignant de leur mort en les quittant. […] Plus nous approchons de la lumière et plus notre ombre grandit derrière nous et la plupart estiment que cette ombre est la réalité de notre vie. […] parce que notre ombre s’est effacée ?

298. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXIe Entretien. Le 16 juillet 1857, ou œuvres et caractère de Béranger » pp. 161-252

Le front large et bossué, l’œil bleu et à fleur de front, le nez gros et arqué, les pommettes relevées, les joues lourdes, les lèvres épaisses, le menton à fossette, le visage rond plutôt qu’ovale ; le cou bref, mais relié par de beaux muscles à la naissance de la poitrine ; les épaules massives, la taille carrée, les jambes courtes ; la stature pesante en apparence, mais souple au fond, tant il y avait de ressort physique et moral pour l’alléger ; mais ce front était si pensif, ces yeux si transparents et si pénétrants à la fois, le nez si aspirant le souffle de l’enthousiasme par ses narines émues, les joues si modelées de creux et de saillies par la pensée ou par les sentiments qui y palpitaient sans cesse, la bouche si fine et si affectueuse, le sourire bon, l’ironie douce et la tendresse compatissante s’y confondaient tellement pour plaisanter et pour aimer sur les mêmes lèvres ; le menton si téméraire, si sarcastique, si défiant et si gracieux tout ensemble en se relevant contre la sottise ; de si belles ombres tombées de ses cheveux, et de si belles lumières écoulées de ses yeux flottaient sur cette physionomie pendant qu’elle s’animait de sa parole ; l’accent de cette parole elle-même, tantôt grave et vibrante comme le temps, tantôt sereine et impassible comme la postérité, tantôt mélancolique et cassée comme la vieillesse, tantôt badine et à double note comme le vent léger de la vie qui se joue le soir sur les cordes insouciantes de l’âme ! […] Ce n’est qu’une ombre, mais c’est l’ombre de notre ambition, de notre gloire et de notre fortune !  […] Son ombre sera la terreur des invasions futures ; la chanson tiendra l’épée de la patrie et de la liberté, comme la statue de la Jeanne d’Arc d’un autre peuple à une autre date ! […] Il aurait sans doute bien préféré écrire à l’ombre des rochers de Sicile, comme Théocrite, ou des hêtres du Mincio, comme Virgile, ou des oliviers de l’Hymète, comme Anacréon, ou des figuiers de Tibur, comme Horace, ou des orangers de Sorrente, comme le Tasse. […] Je me suis mesuré, et je me suis bâti une destinée juste à la proportion de mon ombre au soleil. » XXXI Quant aux années qui suivirent le désastre de son père, la mort de son grand-père, la dispersion et l’indigence de cette famille, il ne m’en dit jamais rien.

299. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXIVe entretien. Épopée. Homère. — L’Odyssée » pp. 445-524

Quant à moi et à la plupart d’entre vous, nous avons été plus favorisés du ciel ; nous sommes nés ou nous avons grandi loin de l’ombre morbide des villes, à l’ombre salubre du verger de notre toit rustique, sur une colline labourée, à l’ombre du rocher, au bord de la mer, où les chants des bergers et des pêcheurs nous ont bercés tout près de la terre, entre les genoux de nos mères ou de nos Euryclées (servante vieillie de Télémaque dans la maison de Pénélope, à Ithaque). […] Il y avait là, et sans doute il existe encore (car les arbres ont de bien plus longues destinées que ceux qui empruntent tour à tour leur ombre), il y avait là, au bas d’une pente veloutée de fougères, un hêtre immense dont les feuilles, portées en tous sens par une charpente vivante de branches et de rameaux, couvraient d’une demi-nuit un arpent d’ombre transparente. […] Ils s’élançaient à perte de vue vers le ciel, afin de voir le soleil et de respirer l’air par-dessus la cime du grand hêtre qui les engloutissait dans son ombre.

300. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « M. Jouffroy »

Il y a ainsi à dire que l’intelligence exclusivement étalée décolore le monde, en refroidit le tableau et est trop sujette à le réfléchir par les aspects analogues à elle-même, par les pures abstractions et idées qui s’en détachent comme des ombres. […] qui vous dira les murmures et les balancements de nos sapins, le vêtement de brouillard que chaque matin ils prennent, et la funèbre obscurité de leurs ombres ? […] Après avoir reconnu et salué le toit patriarcal, le bois de sapins en face, à gauche, qui projette en montant ses funèbres ombres, avoir foulé la mousse épaisse, les humides lisières où sont les fraises, et s’être assis derrière le rucher d’abeilles, dont le miel avait enduit dès le berceau une lèvre éloquente, il s’agissait pour les deux amis de se donner le spectacle des Alpes ; pour M. […] Nul ne le sait que nous ; et ce que le monde admire ensuite de nos œuvres, n’est guère que le reflet affaibli et l’ombre d’un sublime moment envolé.

301. (1860) Cours familier de littérature. IX « LIVe entretien. Littérature politique. Machiavel (3e partie) » pp. 415-477

Ombre, cela s’évanouira comme une ombre. […] Est-ce là de la politique sérieuse et durable sur laquelle l’indépendance majestueuse de notre Italie et la paix durable de l’Europe puissent s’asseoir avec l’ombre de dignité pour l’Italie, avec l’ombre de sécurité pour le monde ?

302. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1883 » pp. 236-282

Quand elle se réveillait dans son petit lit, elle voyait toujours sa mère travaillant dans l’ombre transparente d’un abat-jour de lampe, une vision qui la faisait se rendormir pleine de sécurité. […] On aurait dit de jolies et délicates choses, passant lentement de l’ombre dans la lumière, avec un éveil graduel et successif de leurs plus petits détails. […] Samedi 27 octobre Les attentes, dans les petites gares de chemins de fer, aux heures entre chien et loup, après une journée de courses au grand air : ce sont des heures de la vie, comme passées dans un morne rêve, où s’entendrait un monotone tic-tac d’horloge, et où derrière un grillage rougeoyant apparaîtrait une silhouette fantastique de buraliste, à l’état d’ombre chinoise. […] La nuit dans la salle, et sur la scène des ombres chinoises, le chapeau sur la tête, avec tout d’abord des mouvements rêches, et une apparence de mauvaise humeur, existant toujours au commencement des répétitions.

303. (1913) La Fontaine « VI. Ses petits poèmes  son théâtre. »

L’ombre et le jour luttaient dans les champs azurés. « L’ombre et le jour luttaient dans les champs azurés » ; d’abord le vers est délicieux, et puis remarquez que c’est un thème sur lequel La Fontaine a brodé plusieurs fois. […] Vous savez qu’il a dit ailleurs, dans les Lettres à sa femme, dans le Voyage en Limousin : Comme au soir, lorsque l’ombre arrive en un séjour, Ou lorsqu’il n’est plus nuit, et n’est pas encor jour. […] Il est tard, et chacun s’en retourne aux hameaux ; L’ombre croit en tombant de nos prochains coteaux ; Rejoignons ces bergers.

304. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 32, de l’importance des fautes que les peintres et les poëtes peuvent faire contre leurs regles » pp. 273-274

Elles ne jettent même sur les beautez voisines qu’une ombre bien legere.

305. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « MME DESBORDES-VALMORE. (Les Pleurs, poésies nouvelles. — Une Raillerie de l’Amour, roman.) » pp. 91-114

Viennet35 et autres, qu’on prétend avoir rencontrés et ouïs, ne se rapportent qu’à leurs Ombres inhonorées qui se démènent sur le rivage. […] Ainsi dans le Berceau d’Hélène : Mais au fond du tableau, cherchant des yeux sa proie, J’ai vu… je vois encor s’avancer le Malheur : Il errait comme une ombre, il attristait ma joie Sous les traits d’un vieil oiseleur. […] Elle n’y a pas manqué jusqu’ici ; et si, contre l’usage, ses paroles harmonieuses n’ont pas été guérissantes pour elle, elles n’ont pas du moins été inutiles à d’autres ; elles ont aidé dans l’ombre bien des cœurs de femmes à pleurer.

306. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le Brun-Pindare. » pp. 145-167

Le Brun, qui avait dans le talent des côtés grandioses, et de qui l’instinct lyrique cherchait partout autour de lui des sujets, saisit avidement celui qui lui permettait d’évoquer l’Ombre de Corneille, et de la mettre en face de Voltaire. […] Lorsqu’il envoya un exemplaire de son ode au grand tragédien Le Kain, il lui disait : Quelle sensation n’eût point faite cette ode où parle l’Ombre de Corneille, si vous l’eussiez lue sur le théâtre après Cinna ou Les Horaces ! […] Dans la troisième partie, l’Ombre de Mme de Buffon, morte à la fleur de l’âge et de la beauté, nous est représentée s’adressant à la Parque pour la fléchir, et obtenant la guérison de son époux.

307. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre VI. Le beau serviteur du vrai »

Le soir on croit voir dans cette chaise une forme accoudée ; — c’est le fantôme, — disent les pêcheurs du clan des Mackinnons ; et personne n’oserait, même en plein jour, monter jusqu’à ce siège redoutable ; car à l’idée de la pierre est liée l’idée du sépulcre, et sur la chaise de granit il ne peut s’asseoir que l’homme d’ombre. […] Il n’en est pas moins en tiers avec ceux qui aiment, avec ceux qui songent, avec ceux qui soupirent, passant sa tête dans l’ombre entre deux têtes d’amoureux. […] Avoir abrité sous ses escarpements ce serment redoutable de trois paysans d’où sort la Suisse libre, cela n’empêche pas l’immense Grütli d’être, à la nuit tombante, une haute masse d’ombre sereine pleine de troupeaux, où l’on entend d’innombrables clochettes invisibles tinter doucement sous le ciel clair du crépuscule.

308. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « X. Ernest Renan »

Renan était resté dans la publicité des journaux, cette publicité d’éclairs, suivis d’ombre, nous n’aurions pas eu la mesure de ses idées dans leurs strictes proportions. […] Mercure qui saute et s’éparpille, couleuvre qui glisse, ombre qui s’efface dans le brouillard, il se dédouble, se renverse, se dérobe comme ce polype qui fuit sous l’eau, quand il l’a troublée. […] À l’ombre des formules logiques d’Hegel, de ce prince de la formule… et des ténèbres, il ne dit pas l’infâme, comme l’avait dit Voltaire, cette coquette ou plutôt cette coquine d’impiété.

309. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre X. »

Il faudrait donc le supposer là tout à fait inférieur à lui-même, et croire que cette partie de son œuvre se serait, du vivant même de l’antiquité grecque, abaissée dans l’ombre et n’aurait pas duré même jusqu’aux lettrés romains, qui, dès le temps de Scipion et d’Ennius, s’étaient si fort occupés de la poésie de la Grèce, et ne cessaient de traduire et d’imiter son théâtre ? […] Rien de plus beau que cette puissante prière, qui fait apparaître l’ombre de Darius dans le palais désolé de son fils : « Ô femme royale118, dit le chœur, vénérable aux Perses, envoie tes offrandes dans les demeures souterraines : et nous, nous allons demander, dans nos hymnes, la faveur des Dieux qui sont les conducteurs des défunts sous la terre ! […] C’était, avec des proportions plus grandes, la pythonisse d’Endor faisant lever l’ombre de Samuel.

310. (1874) Premiers lundis. Tome I « Alexandre Duval de l’Académie Française : Charles II, ou le Labyrinthe de Woodstock »

Tel auteur tragique qui, vers 1821, se faisait quatre ou cinq mille francs de revenu par ses pièces, a vu cette source diminuer successivement et tarir ; il en est réduit maintenant, pour s’acheter une ombre de succès, à débourser en billets donnés aux premières représentations des avances dont le public ne lui tient pas compte. […] Mais quoique la critique en pareil cas ne soit nullement tenue de susciter le génie d’un trait de plume et de l’exhiber à l’heure précise, quoique ce soit là l’affaire du génie lui-même, et de Dieu qui l’a fait naître, on ne serait pas embarrassé, si on l’osait, de compter d’avance et de nommer par leur nom un bon nombre des soutiens et des ornements de cet art nouveau ; tant l’œuvre a déjà mûri dans l’ombre, et tant les choses sont préparées.

311. (1888) Demain : questions d’esthétique pp. 5-30

Le public a besoin de croire que les augustes poètes que nous admirons comme lui et dont les ombres lumineuses sont des soleils de nos rêves, s’abandonnèrent sans calcul au caprice de leur tempérament, parce qu’ils dédaignèrent de dire leur esthétique. […] Cette fumée fait bien de l’ombre, je le sais, où vibrent à peine de rares étincelles, de vagues mains lumineuses qui font un signe et s’éloignent  Quelques-uns se contentent de solutions trop courtes, et d’autres, comme M. 

312. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « La Plume » pp. 129-149

On n’y a jamais conspiré, dans l’ombre, contre une œuvre ou contre un homme. […] Elle eut même un théâtre d’ombres.

313. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre III, naissance du théâtre »

Déjà hiératique, encore populaire, un pied dans les Mystères, l’autre dans la nature, entrecoupé de lumières joyeuses et d’ombres profondes, riant et béant à la foule par une de ses faces, comme un mascaron de fontaine, se présentant de l’autre à ses initiés, le front plein de rêves, le doigt sur les lèvres. […] Bacchus, roi de la terre, régnait aussi aux Enfers, et sa divinité funèbre projetait des ombres de mort sur ces triomphes de la vie.

314. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XXI. Mme André Léo »

Et encore pour dire… qu’on vit l’ombre de deux personnes assises au soleil, elle écrit doctement : « Les deux corps, producteurs de l’ombre, venaient de s’asseoir ! 

315. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « La Chine »

Ces ombres chinoises d’une nouvelle et bonne histoire de la Chine ont bien vite disparu ! […] Sera-ce le Chinois, le Chinois, le plus faible de tous les peuples, qui se multiplie par la polygamie et se consomme par l’infanticide ; dont les troupes innombrables n’ont pu résister, même avec de l’artillerie, à quelques hordes armées de flèches ; qui, même avec l’imprimerie et quatre-vingt mille caractères, n’a pas su encore se faire une langue que l’étranger puisse apprendre ; qui, avec quelques connaissances de nos arts et la vue habituelle de notre industrie, n’a pas fait un pas hors du cercle étroit d’une routine de plusieurs mille ans… peuple endormi dans l’ombre de la mort, cupide, vil, corrompu, et d’un esprit si tardif qu’un célèbre missionnaire écrivait qu’un Chinois n’était pas capable de suivre dans un mois ce qu’un Français pourrait lui dire dans une heure.

316. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « MM. Jules et Edmond de Goncourt » pp. 201-216

Je vois que l’historien a tenu compte des ombres. […] Le portrait qu’il en trace n’est pas du xviiie  siècle… On n’y a jamais peint dans cette manière juste, méprisante, inflexible : « Un singulier homme, ce jeune mari, — dit-il, — ce jeune souverain, que, hors la chasse et les chiens, rien n’intéressait, n’amusait, ne fixait, et que le cardinal — (le cardinal de Fleury) — promenait vainement d’un goût à un autre, de la culture des laitues à la collection d’antiques du maréchal d’Estrées, du travail du tour aux minuties de l’étiquette et du tour à la tapisserie, sans pouvoir attacher son âme à quelque chose, sans pouvoir donner à sa pensée et à son temps un emploi… Imaginez un roi de France, l’héritier de la régence, tout glacé et tout enveloppé des ombres et des soupçons d’un Escurial, un jeune homme, à la fleur de la vie et à l’aube de son règne, ennuyé, las, dégoûté, et, au milieu de toutes les vieillesses de son cœur, traversé des peurs de l’enfer qu’avouait, par échappées, sa parole alarmée et tremblante.

/ 1667