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238. (1893) Du sens religieux de la poésie pp. -104

Et pourtant il y faut ajouter cette observation qui transforme et grandit tout : l’art s’élève au-dessus de la vie, car il échappe au temps : l’œuvre d’art habite l’éternité… La vie de l’homme oscille entre deux seulement des trois temps du verbe, le futur et le passé. […] Entre tous les poètes et plus nettement peut-être encore que le peintre, le musicien échappe au successif. […] Les longues œuvres manquent d’unité et par conséquent, dans leur ensemble, échappent à la poésie. […] La perpétuelle évolution de l’art échappe aux rigueurs de tout système. […] On comprendra enfin que l’homme n’échappe aux apparences qu’à l’heure où sa perfection ne peut être poussée plus loin dans l’état actuel de ses relations avec le monde.

239. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « LOUISE LABÉ. » pp. 1-38

Pour nous, cette publication nouvelle nous est une occasion heureuse, que nous ne laisserons pas échapper, de réparer envers Louise Labé un oubli, une légèreté involontaire qu’un critique ami, M. […] D’autres périls plus naturels l’attendaient, auxquels n’échappent guère ces fières héroïnes, et qu’elles recherchent peut-être en secret sous tout ce bruit. […] Il lui échappe en quelques endroits de ces accents du cœur qu’on ne feint pas et qui pénètrent. […] Mais il n’est que trois cœurs au monde qu’elle ne peut persuader ni abuser, et près desquels elle perd ses sourires : à savoir, « l’auguste Minerve, qui n’aime que les combats, les mêlées, ou les ouvrages brillants des arts, et qui enseigne aux jeunes filles, sous le toit domestique, les adresses de l’aiguille ; puis aussi la pudique Diane aux flèches d’or et au carquois résonnant, qui n’aime que la chasse sur les montagnes, les hurlements des chiens, ou les chœurs de danse et les lyres, et les bois pleins d’ombre, et le voisinage des cités où règne la justice ; et enfin la vénérable Vesta, la fille aînée de l’antique Saturne, restée la plus jeune par le décret de Jupiter, laquelle a fait vœu de virginité éternelle, et qui, à ce prix, est assise au foyer de la maison, à l’endroit le plus honoré, recevant les grasses prémices. » A part ces trois cœurs qui lui échappent, Vénus soumet tout le reste, à commencer par Jupiter, dont on sait les aventures.

240. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « DÉSAUGIERS. » pp. 39-77

Mais Nodier mourut avant d’avoir laissé échapper les pages riantes, et nous voilà en demeure, nous poëte autrefois intime, critique aujourd’hui très-grave, de payer le tribut au plus joyeux et au plus bachique des chanteurs. […] C’est elle qui, me tendant une main secourable sous un autre hémisphère, adoucit pour moi les périls et les horreurs d’une guerre dont l’histoire n’of Frira jamais d’exemple ; c’est elle qui me consola dans les fers où me retenait la férocité d’une caste sauvage ; c’est elle enfin qui ; m’environnant de tous les prestiges de l’illusion, me fit envisager d’un œil calme le moment où, pris les armes à la main par ces cannibales, condamné par un conseil de guerre, agenouillé devant mes juges, les yeux couverts d’un bandeau qui semblait me présager la nuit où j’allais descendre, j’attendais le coup fatal… auquel j’échappai par miracle, ou plutôt par la protection d’un Dieu qui n’a cessé de veiller sur moi pendant le cours de cette horrible guerre. […] La gaieté est avant tout quelque chose qui échappe et qui circule ; mais elle eut aussi ses rendez-vous réguliers, ses coteries et foyers de réunion, ses institutions pour ainsi dire, aux divers âges. […] Il entre, une saillie s’échappe, et tout est réparé.

241. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « George Farcy »

Est-ce par là que j’échapperai, ou ce secret parfum lui-même s’évaporera-t-il ?  […] Viguier, ce sage optimiste par excellence, cherchait, dans ses causeries abandonnées, à lui épancher quelque chose de son impartialité intelligente, il lui arrivait de rencontrer à l’improviste dans l’âme de Farcy je ne sais quel endroit sensible, pétulant, récalcitrant, par où cette nature, douce et sauvage tout ensemble, lui échappait ; c’était comme un coup de jarret qui emportait le cerf dans les bois. […] Il réalisait pour son compte le vœu qu’un poëte de ses amis avait laissé échapper autrefois en parcourant ce joli paysage : Que ce vallon est frais, et que j’y voudrais vivre ! […] « Mais son cœur lui échappe et s’attache à une fausse image de l’amour.

242. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre cinquième. Le peuple. — Chapitre II. Principale cause de la misère : l’impôt. »

La mansarde et la chaumine, aussi bien que la métairie, la ferme et la maison, connaissent le collecteur, l’huissier, le garnisaire ; nul taudis n’échappe à la détestable engeance. […] En Champagne, les syndics de Bar-sur-Aube écrivent695 que plus d’une fois les habitants de La Ferté, pour échapper aux droits, ont jeté leurs vins à la rivière, et l’assemblée provinciale déclare que « dans la majeure partie de la province, la plus légère augmentation des droits ferait déserter les terres à tous les cultivateurs ». — ; Telle est l’histoire du vin sous l’ancien régime. […] Un chirurgien non apothicaire, un fils de famille de quarante-cinq ans, commerçant, mais demeurant chez son père et en pays de droit écrit, échappent à la collecte. […] Pourquoi suffit-il d’être le domestique d’un privilégié pour échapper au service   Détruisez ces colombiers qui n’étaient autrefois que des volières et qui maintenant renferment parfois jusqu’à 5 000 paires de pigeons.

243. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXXIe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (2e partie) » pp. 305-367

Le roi tente de s’échapper, on l’y ramène ; La Fayette ne peut plus être que le geôlier national de la couronne. […] Ces principes, qui étaient ceux de la vraie philosophie politique de l’Assemblée constituante, ceux que les Mirabeau, les Barnave, les Clermont-Tonnerre, les Lally-Tollendal, les Bailly, les Mounier, les Montmorency, les Cazalès, les Vergniaud, avaient si magnifiquement débattus ou formulés dans leur éloquence de raison, me passionnaient encore à distance et me paraissaient le but dépassé, mais le but idéal de la Révolution, auquel il fallait ramener le peuple par l’opinion avant de l’y ramener un jour par le fait, si les événements échappaient à l’ambitieuse et intrigante faction de la fausse révolution et de la royauté d’expédient de 1830. […] Si ces témoignages de la consciencieuse minutie de mes recherches sur les moindres circonstances historiques de mon Histoire des Girondins ne suffisaient pas pour édifier l’écrivain qui m’attribue l’invention de cette prétendue fable, voici à ce sujet une lettre d’un des principaux habitants de Bessancourt, qui m’arrive aujourd’hui, avec l’autorisation de la reproduire : « Monsieur, « Je n’ai pas besoin de remonter plus loin dans mes souvenirs pour attester que le vénérable abbé Lambert a été, pendant de longues années (depuis 1816 jusqu’en 1847, année de sa mort), curé de Bessancourt (Seine-et-Oise) ; que cet ecclésiastique a toujours passé dans la commune pour avoir été l’ami des Girondins et le pieux consolateur de quelques-uns d’entre eux la veille de leur supplice, en 1793 ; et que vous êtes venu, accompagné d’un de vos amis ou collègues dont le nom m’échappe, passer de longues heures chez M. le curé Lambert dans son presbytère de Bessancourt, pour recueillir personnellement, de la bouche de ce vieillard, tous les détails que vous rapportez dans votre Histoire des Girondins. […] Il y avait échappé lui-même en changeant de nom.

244. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre X »

Olivier éclaircit d’un mot le malentendu ; il jure à M. de Nanjac — il le peut maintenant — qu’il n’est pas l’amant de madame d’Ange ; mais il plaint, en lui-même, ce naïf et loyal soldat tombé dans un amour trop scabreux pour lui ; il en revient, il en échappe, il a vu le crocodile là où le nouveau venu croit voir un trésor. […] L’enfant s’est prise d’un amour, à la fois filial et passionné, pour son bienfaiteur ; et c’est à grand’peine qu’il échappe à ses mains suppliantes. […] Les défauts échappaient, dans le bruit et le rayonnement du premier succès, et il fallait de l’attention pour les découvrir. […] Il est le premier à rire des bévues mondaines qui, par instants, lui échappent.

245. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre III. De la logique poétique » pp. 125-167

Les premières paroles humaines furent ensuite les interjections, ces mots qui échappent dans le premier mouvement des passions violentes, et qui dans toutes les langues sont monosyllabiques. […] L’interjection soulage la passion de celui à qui elle échappe, et elle échappe lors même qu’on est seul ; mais les pronoms nous servent à communiquer aux autres nos idées sur les choses dont les noms propres sont inconnus ou à nous, ou à ceux qui nous écoutent. […] Le vers iambique se rapproche tellement de la prose, qu’il échappait souvent aux prosateurs.

246. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXV » pp. 299-300

Mérimée l’a certainement été ; on n’a jamais mieux réussi à l’Académie, en étant moins académique ; il n’a fait aucune concession au genre et il en a triomphé ; il est resté dans sa propre manière, avec son genre d’esquisse précise, voisine du fait, son ironie contenue, sa fine raillerie qui ne sourit pas, mais dont le public n’a rien laissé échapper.

247. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des recueils poétiques — Préface et poème liminaire des « Châtiments » (1853-1870) — Préface de 1853 »

La pensée échappe toujours à qui tente de l’étouffer.

248. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « L’abbé de Bernis. » pp. 1-22

Duclos, son ami, l’un de ceux qui ont le mieux parlé de lui, et dont la brusquerie habituelle s’est adoucie pour le peindre, a dit : « De la naissance, une figure aimable, une physionomie de candeur, beaucoup d’esprit, d’agrément, un jugement sain et un caractère sûr, le firent rechercher par toutes les sociétés ; il y vivait agréablement. » Marmontel enfin, moins agréable cette fois que Duclos, et avec moins de nuances, nous dit : « L’abbé de Bernis, échappé du séminaire de Saint-Sulpice, où il avait mal réussi, était un poète galant, bien joufflu, bien frais, bien poupin, et qui, avec le Gentil-Bernard, amusait de ses jolis vers les joyeux soupers de Paris. » Cette figure ronde et pleine, cette belle mine rebondie et à triple menton, qui frappe dans les portraits de Bernis vieilli, il la prit d’assez bonne heure : mais d’abord il s’y mêlait quelque chose d’enfantin et de délicat ; et toujours, jusqu’à la fin, le profil gardera de la distinction et de l’élégance : le front et l’œil sont très beaux. […] En même temps qu’on y sent chez Duverney la grandeur d’âme accompagnée de bonté et même de bonhomie, le caractère modéré, noble, humain et assez élevé de Bernis s’y dessine naturellement ; son esprit y laisse échapper des nuances et des aperçus qui ont de la finesse. […] Et puis l’ambition lui est venue : du moment qu’il n’est plus un simple particulier, jouissant à son gré des douceurs et des agréments de la société, il n’y a plus qu’à être un homme public occupé et utile ; il résume en termes parfaits cette alternative : « Être libre et maître de son loisir, ou remplir son temps par des travaux dont l’État puisse recueillir les fruits, voilà les deux positions qu’un honnête homme doit désirer ; le milieu de cela ressemble à l’anéantissement. » De Versailles, certains ministres, qui craignaient son retour, lui tendaient des pièges ; on employait toutes sortes de manèges dont le détail nous échappe, pour l’immobiliser là-bas dans ses lagunes : « Je vois clairement, disait-il, que, par ces artifices, on trouvera le secret de me faire rester les bras croisés dans mon cul-de-sac. » Duverney le conseillait et le calmait dans ces accès d’impatience, qui sont toujours tempérés de philosophie chez Bernis, et qui ne vont jamais jusqu’à l’irritation : Tout ici-bas dépend des circonstances, lui écrivait Duverney, et ces circonstances ont des révolutions si fréquentes, que ce que l’on peut faire de plus sage est de se préparer à les saisir au moment qu’elles tournent à notre point.

249. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. Daru. Histoire de la république de Venise. — I. » pp. 413-433

Mais, à défaut de ce qu’on a appelé le bonheur curieux d’expression, le curiosa felicitas d’Horace, qu’on sent trop échapper ici, on a chez lui la suite, des parties de force, de fermeté, et, dans les Épîtres et Satires, le courant facile et plein du bon sens. […] [NdA] Voici la fin du morceau : Quel contraste de voir sur ce lit fortuné, Au lieu du blond Phœbus, digne amant de Daphné, Un étique Apollon, à l’œil terne, au teint pâle, Étalant deux grands bras sur un linge assez sale, Et coiffé d’un velours aux mites échappé, Que ceint en auréole un vieux galon fripé ! S’il est vrai que Le Brun ait dit dans une de ces épigrammes qui lui échappaient si aisément : Je ne lis point D…, j’aime trop mon Horace, Daru, dans ce portrait, le lui a bien rendu.

250. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — I » pp. 139-158

. — « L’homme, a dit admirablement Cowper dans un de ses meilleurs poèmes, est une harpe dont les cordes échappent à la vue, chacune rendant son harmonie lorsqu’elles sont bien disposées ; mais que la clef se retourne (ce que Dieu, s’il le veut, peut faire en un moment), dix mille milliers de cordes à la fois se relâchent, et jusqu’à ce qu’il les accorde de nouveau, elles ont perdu toute leur puissance et leur emploi. » La convalescence se soutenant, Cowper résolut de changer tout son train de vie, et renonçant pour jamais à Londres qu’il appelait le théâtre de ses abominations, et qui l’était plutôt de ses légèretés, il chargea son frère de lui trouver une retraite de campagne dans quelque petite ville, non éloignée de Cambridge. […] » Le ciseau et la scie étaient ses principaux outils, et il fabriquait « des tables comme on en peut voir, et des escabeaux comme il n’y en eut jamais. » Plaisantant plus tard sur les occupations de divers genres qu’il s’était créées à cette époque où il lui fallait échapper à tout prix aux inconvénients et aux dangers du rien faire, il disait encore : J’ai, dans cette vue unique, entrepris bien des métiers auxquels la nature ne m’avait pas destiné, quoique dans le nombre il y en ait où j’ai fait de remarquables progrès par la seule force d’une héroïque persévérance. […] Ce fut, si j’en excepte les vers, ce qui m’amusa le plus longtemps de tout ce que j’avais imaginé d’inventions et d’expédients de tout genre pour échapper au malheur de n’avoir rien à faire.

251. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres inédites de F. de La Mennais »

Je ne sais si d’autres articles m’ont échappé, mais je ne vois que M.  […] La Mennais, sans s’en rendre compte, ne pouvait échapper à la tentation. […] Quand il échappa peu à peu à ces premières influences, La Mennais en chercha d’autres ; il en rencontra une fort douce et insinuante en l’abbé Gerbet, avec qui la part de correspondance contenue dans ces volumes est je ne sais pourquoi masquée sous la suscription à l’abbé X.

252. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XI, les Suppliantes. »

Lyncée échappe au massacre : c’est l’Inachos, le fleuve de la contrée, qui sort des montagnes de Lykeia, où le mari sauvé du massacre s’était réfugié avec Hypermnestre. […] Mais les filles d’Io prouvent leur descendance degré par degré, elles disent leur horreur de l’inceste permis par les lois barbares, et leur fuite à travers la mer pour échapper aux lits des fils d’Égyptos. […] Celles qui craignent se séparent de celles qui espèrent, des mois funestes s’échappent de leurs lèvres : on dirait qu’elles sentent déjà le démon du meurtre remuer dans leur âme — « Grand Zeus !

253. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur Bazin. » pp. 464-485

Lui, qui avait si peur de paraître tomber comme un autre, comme un de nous tous, dans quelque contradiction avec lui-même, il n’a pas échappé à celle-là. […] Voulant expliquer, par exemple, pourquoi le connétable de Luynes, pour le moins aussi digne d’être haï et méprisé que le maréchal d’Ancre, n’a pas encouru la même impopularité dans sa mémoire, il dira énergiquement : « C’est qu’il mourut au sein de sa grandeur, qui se continuait dans une famille riche et puissante ; et il faut toujours au vulgaire l’autorité d’un revers pour lui faire mépriser tout à fait les enfants de la fortune : il ne comprend guère que les dénouements. » Mais le plus souvent sa malice se recouvre, et plus d’un lecteur qui parcourrait le livre avec bonhomie pourrait la laisser échapper. […] J’ai pensé que la meilleure manière d’introduire ce rayon à demi obscur qui m’avait échappé, c’était d’en faire remarquer l’absence et de consigner le regret si bien senti et si délicatement touché qu’on vient de lire.

254. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Diderot. (Étude sur Diderot, par M. Bersot, 1851. — Œuvres choisies de Diderot, avec Notice, par M. Génin, 1847.) » pp. 293-313

Diderot échappe moins qu’un autre à ce reproche, et les tableaux qu’il voit ne sont le plus souvent qu’un prétexte et un motif à ceux qu’il refait et qu’il imagine. […] Puis tout à coup, à la fin, son secret, qui, deux ou trois fois pourtant, est venu au bout de sa plume, lui échappe, et ces paysages naturels auxquels il nous a fait assister se trouvent être tout simplement les toiles de Vernet qu’il s’est plu à imaginer ainsi et à réaliser sur place, se remettant dans la situation et dans l’inspiration même de l’artiste qui les composait. […] Là où Diderot réussit tout à fait bien et naïvement, c’est quand il ne se prépare point, et quand il ne vise à quoi que ce soit, c’est quand sa pensée lui échappe, quand l’imprimeur est là qui le presse et qui l’attend ; ou encore quand le facteur va venir et que, lui, il écrit à la hâte, sur une table d’auberge, une lettre pour son amie.

255. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Monsieur de Bonald, (Article Bonald, dans Les Prophètes du passé, par M. Barbey d’Aurevilly, 1851.) » pp. 427-449

Ce cri d’alarme, qui échappe aujourd’hui aux modérés même et aux satisfaits d’hier, reporte naturellement le souvenir vers les hommes qui ont poussé ce même cri il y a cinquante ans, qui n’ont cessé de le proférer jusqu’à leur dernier soupir, et qui, dans notre jeunesse, nous semblaient des vieillards augustes et moroses, de lamentables augures. […] M. de Bonald échappa entièrement par ses mœurs à la corruption du xviiie  siècle : il échappa non pas seulement à ce qui corrompt, mais aussi peut-être à ce qui adoucit.

256. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Montesquieu. — II. (Fin.) » pp. 63-82

Ces suicides des Caton, des Brutus, lui inspirent des réflexions où il entre peut-être quelque idolâtrie classique et quelque prestige : « Il est certain, s’écrie-t-il, que les hommes sont devenus moins libres, moins courageux, moins portés aux grandes entreprises qu’ils n’étaient lorsque, par cette puissance qu’on prenait sur soi-même, on pouvait, à tous les instants, échapper à toute autre puissance. » Il le redira jusque dans L’Esprit des lois, à propos de ce qu’on appelait vertu chez les anciens : « Lorsqu’elle y était dans sa force, on y faisait des choses que nous ne voyons plus aujourd’hui, et qui étonnent nos petites âmes. » Montesquieu a deviné bien des choses antiques ou modernes, et de celles même qu’il avait le moins vues de son temps, soit pour les gouvernements libres, soit pour les guerres civiles, soit pour les gouvernements d’empire ; on ferait un extrait piquant de ces sortes de prédictions ou d’allusions prises de ses œuvres. […] C’était le plus méchant citoyen qui fût dans la République… » On est bien aise… Montesquieu, en écrivant, a tout d’un coup de ces petits mots familiers qui lui échappent, et qui dénotent toute son intimité avec ces grands sujets : il entre dans ces chapitres quelque chose du brusque et de l’imprévu de sa conversation. […] J’y vois comme une espèce de geste d’un homme vif qui est plein de son sujet, qui craint en causant d’en laisser échapper quelque chose, et qui prend le bras de celui qui l’écoute.

257. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre quatrième. L’expression de la vie individuelle et sociale dans l’art. »

Moyens d’échapper au conventionnel. […] Il est comme l’acteur de profession, chez qui tout geste et toute parole perd son caractère spontané pour devenir une mimique ; c’est Talma cherchant à tirer parti même du cri de douleur sincère qui lui est échappé à la mort de son fils, et s’écoutant sangloter. […] Le moyen, pour l’art, d’échapper à ce qu’il y a de fugitif dans le conventionnel, c’est la spontanéité du sentiment individuel, alors même que ce sentiment se développe sous l’action des pensées les plus réfléchies et les plus impersonnelles.

258. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Ivan Tourguénef »

C’est un épiement des moindres incidents, commentés et interrogés pour en tirer une certitude ; un interminable débat intérieur, des accès subits de désespoir qui le prosternent à genoux et pleurant devant sa fiancée ; puis de mornes et lasses tentatives d’échapper à cette obsédante indécision, avec la science certaine de leur inutilité ; enfin le pressentiment du suicide, la perception que la vie se retire peu à peu de lui, comme la chaleur abandonne un cadavre. […] « Mais peut-on échapper à des mains quelconques ? […] Après Shakespeare, après les Pensées, il ne peut échapper à la contradiction profondément humaine de redouter la mort et de médire de la vie.

259. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Alfred de Musset » pp. 364-375

Pour ce qui est d’Alfred de Musset, il a dû à ces heures d’orage et de douloureuse agonie délaisser échapper en quelques Nuits immortelles des accents qui ont fait vibrer tous les cœurs, et que rien n’abolira. […] Il n’était pas de ceux que la critique console de l’art, qu’un travail littéraire distrait ou occupe, et qui sont capables d’étudier, même avec emportement, pour échapper à des passions qui cherchent encore leur proie et qui n’ont plus de sérieux objet.

260. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « À M. le directeur gérant du Moniteur » pp. 345-355

Eh bien, à la longue, elle n’a pas échappé au vice littéraire le plus commun et le plus triste : l’envie, vers la fin, s’y était nichée, et, un jour, mon cher directeur, ma probité même et ma conscience d’écrivain y ont été incriminées… Pourquoi ? […] Si j’avais parlé de son livre, il n’aurait pas échappé toutefois aux avis, aux remontrances, aux gronderies même ; il eût essuyé tout un sermon ; il veut bien me les passer quelquefois.

261. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Des soirées littéraires ou les poètes entre eux »

On est insensiblement poussé à la forme, à l’apparence ; de si près et entre gens si experts, nulle intention n’échappe, nul procédé technique ne passe inaperçu ; on applaudit à tout : chaque mot qui scintille, chaque accident de la composition, chaque éclair d’image est remarqué, salué, accueilli. […] Il savait échapper aux ovations stériles et à ces curieux de société qui se sont toujours fait gloire d’honorer les neuf Sœurs.

262. (1874) Premiers lundis. Tome II « Jouffroy. Cours de philosophie moderne — III »

Ce moi supérieur et complet, cette vie réelle et vraiment vivante, ce sentiment au sein duquel la conscience réfléchie, c’est-à-dire la connaissance, n’est qu’un redoublement plus marqué, échappe aux psychologistes qui se laissent prendre sans cesse à leurs propres abstractions. […] Jouffroy dit : « À l’exception de la cause que nous sentons penser et agir en nous, toutes les autres causes échappent à notre observation. » Et par le fait d’agir, il n’entend pas l’action réelle, l’activité qui se produit, mais simplement l’intention, le désir d’agir ; ce qui mutile encore et appauvrit la cause.

263. (1874) Premiers lundis. Tome II « Chronique littéraire »

Après plus de deux années de spleen, abattement, désappointement amer, ces jours de gaieté inattendue promettent ; nous retrouvons notre constitution saine et brillante ; cette quantité de forces surabondantes qui s’échappe ainsi en allégresse sans motif, s’échapperait non moins volontiers en héroïsme et dévouement à une belle cause.

264. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre V. Chanteuses de salons et de cafés-concerts »

Dans la plus grande partie des Poèmes Saturniens, il échappe à l’influence parnassienne et nous chante, en toute simplicité, son âme mélancolique et charmante de ce temps-là. […] Seuls, parmi les parnassiens de la première heure, Verlaine et Mallarmé furent des individus assez originaux pour échapper à l’école.

265. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1852 » pp. 13-28

Ce vieillard à la tête où il y a du cabotin et du conventionnel, porte un col large, rabattu à l’enfant, une cravate chamois à bouquets roses et verts, et une chaîne de montre s’échappe de son gilet pour se perdre dans la poche extérieure d’une redingote vert bouteille, pendant qu’une de ses mains ornée d’une bague en turquoise, pose sur un manteau plié sur ses genoux, un manteau raisin de Corinthe. […] Nous parcourons avec lui toute la maison et les interminables corridors du second étage, où d’anciens costumes de carnaval, mal emballés, s’échappent et ressortent de cartons à chapeaux de femmes.

266. (1902) L’humanisme. Figaro

Le mystère sans un peu de clarté, c’est le néant absolu, et la beauté sans la vie, c’est une forme inconsistante qui échappe à l’étreinte de l’artiste. […] Vous dites que cette brèche ne vous gêne pas ; mais vous ne pouvez y échapper que par le plus ridicule des enfantillages, en vous mettant un mouchoir sur les yeux.

267. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — I. La métaphysique spiritualiste au xixe  siècle — Chapitre III : Le présent et l’avenir du spiritualisme »

D’un côté, le besoin de trouver un point fixe dans la fluctuation universelle des croyances et des consciences rattache les esprits droits à une doctrine déterminée et fixe : d’un autre côté, le besoin de voir de plus en plus clair dans ses pensées, la passion du progrès, à laquelle personne de notre temps ne peut échapper absolument, entraîne plus ou moins les hommes sincères hors des voies réglementaires et consacrées. […] Elle a craint le mysticisme, elle a craint la métaphysique, elle a craint la science, et, pour échapper à tous ces écueils, elle a trop aimé à se reposer dans l’érudition.

268. (1818) Essai sur les institutions sociales « Addition au chapitre X de l’Essai sur les Institutions sociales » pp. 364-381

Ici, il faut être juste, la patience échapperait s’il ne s’agissait pas de répondre à un homme qui fut si éclairé, et que la religion de l’amitié prend sous sa sauvegarde ; la patience échapperait, car c’est encore l’événement que j’ai retracé, mais mal saisi, mal raconté, mal caractérisé.

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