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669. (1894) Journal des Goncourt. Tome VII (1885-1888) « Année 1887 » pp. 165-228

Au fond, dans le roman, la grande difficulté pour les écrivains amoureux de leur art, c’est le dosage juste de la littérature et de la vie, — que la recherche excessive du style, il faut bien le reconnaître, fait moins vivante. […] Il nous décrivait, au moment où avait été annoncé à Barré le rejet de son pourvoi, l’affaissement, pour ainsi dire, la mort physique de l’homme, qu’on était obligé d’habiller, de porter, de soulever, comme un être qui n’était plus vivant. […] Lui aussi, à l’apparence si forte, et si vivant, et si dépensier d’esprit, le voici touché par la maladie et condamné à manger un pain, qui semble à la cosse de bois d’un fruit d’Amérique. […] Tant pis, je l’aime cette vérité, et j’aime à la dire, ainsi que c’est permis de son vivant, à la dose d’un granule homéopathique… et oui, pour cette vérité telle quelle, s’il le faut, je saurais mourir, comme d’autres meurent pour une patrie… Puis vraiment, est-ce que nos illustres, nos académiciens, nos membres de l’Institut se figurent passer à la postérité, comme de petits bons dieux en chambre, sans alliage d’humanité aucune… Allons donc, ces hypocrisies de la convention, tous ces mensonges seront percés un jour, un peu plus tôt, un peu plus tard. […] Mercredi 2 novembre Le vieux Larousse, cet ouvrier ébéniste, qui a l’air de sortir d’un roman de Mme Sand, me parlait de la difficulté d’avoir des bois qui ne jouent plus, disant que le bois reste toujours vivant, et qu’il lui faut, par un long et fort chauffage, chasser du corps cette sève, qui persiste sous son apparente mort.

670. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre onzième. La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement insociable. Rôle moral et social de l’art. »

… Souvent un rien, la vue de l’objet le plus trivial, d’un bas, d’une jarretière, tout cela me rend le passé vivant, et m’accable de toute la douleur du présent… Oh ! […] La soif insatiable de tout ce qui est au-delà et que voile la vie est la preuve la plus vivante de notre immortalité… Ainsi le principe de la poésie est stricte ment et simplement, l’aspiration humaine vers une beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, un enlèvement de l’âme, enthousiasme tout à fait indépendant de la passion, qui est l’ivresse du cœur, et de la vérité, qui est la pâture de la raison. […] — Il n’est nul besoin, répondrons-nous, d’admettre les antiques causes finales ni un but défini de l’univers pour admettre la loi de l’évolution et pour considérer, au point de vue de cette loi, la vitalité plus intense et expansive, plus consciente et heureuse, plus féconde pour soi et pour autrui, comme supérieure, comme plus vivante et plus durable. […] Au point de vue de l’évolution vitale ou sociale, l’accroissement en complexité ou, comme dit Spencer, en hétérogénéité, implique nécessairement une augmentation parallèle de l’unité, de la subordination et de l’organisation ; c’est pour cela que le cadavre est, au fond, moins complexe et moins riche que le corps vivant : il n’offre plus que le jeu des lois physiques et chimiques, au lieu d’offrir encore le jeu des lois physiologiques ; la décomposition est une simplification et non une complication. […] L’odorat qui préfère les parfums d’un cadavre à ceux d’un corps vivant est-il donc aussi plus raffiné ?

671. (1857) Cours familier de littérature. IV « XIXe entretien. Littérature légère. Alfred de Musset (suite) » pp. 1-80

À travers ces lueurs d’un talent néfaste mais énergique, on entrevoit nettement que si la poésie est vivante, l’âme est morte avant d’être née. […] Nous pouvons oublier le nom de tes montagnes ; Mais qu’en fouillant le sein de tes blondes campagnes, Nos regards tout à coup viennent à découvrir Quelque dieu de tes bois, quelque Vénus perdue… La langue que parlait le cœur de Phidias Sera toujours vivante et toujours entendue ; Les marbres l’ont apprise, et ne l’oublieront pas. […] Mais parfois, au milieu du divin sacrifice, Fatigué de mourir dans un trop long supplice, Il craint que ses enfants ne le laissent vivant ; Alors il se soulève, ouvre son aile au vent, Et se frappant le cœur avec un cri sauvage, Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu, Que les oiseaux des mers désertent le rivage Et que le voyageur attardé sur la plage, Sentant passer la mort, se recommande à Dieu. […] que je me reproche cruellement aujourd’hui de n’avoir pas connu le cœur d’où coulaient de pareils vers, moi vivant ! […] Je t’aurais compris, et je t’aurais compati à toi vivant, comme je te comprends et comme je te compatis dans la tombe.

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