Mais l’histoire intégrale du xviiie siècle, une histoire allant d’une seule et forte venue d’une extrémité à l’autre de ce siècle, qui s’ouvre en 1700 aux affaires de la succession d’Espagne et qui se ferme en 1800 aux affaires d’une bien autre succession, — la succession de la Révolution française, — une pareille histoire, on la cherche en vain. […] Le xviie siècle venait d’expirer, et celui-là qui lui succédait allait bientôt justifier le mot contemplatif du vieux Mathieu dans son Louis XI : « Les grandes montées font les grandes descentes. » Le scandale du testament de Charles II éclatait, comme une trahison de Louis XIV, quoique Louis XIV — et Moret le rappelle avec raison dans son histoire — ne fût pour rien dans la dictée de ce testament, inspiré (ou imposé peut-être) par le génie du patriotisme espagnol à la tête imbécile de Charles II. […] Moret suit pied à pied les négociations mêlées à la guerre, et la guerre elle-même, jusqu’au moment des défections, plus amer peut-être que celui des défaites, où les alliés de Louis XIV commencèrent de l’abandonner, et où Villars, frappé dans le sentiment de sa supériorité méconnue, quitta le théâtre de la guerre pour venir pacifier les Cévennes, déchirées par le calvinisme insurgé.
Ni Danton, ni Robespierre, ni Marat, ni celui qui devait se mettre en travers du boulet qui l’eût coupé en deux si la mort — venue à temps — ne lui eût épargné cette leçon cruelle, ni Mirabeau, ce Pitt manqué de la Monarchie française qui a ressuscité sans lui, ni aucun de ceux qui se sont taillé un bout de renommée dans la colossale famosité de la Révolution, ne furent des personnalités libres, puissantes par elles-mêmes, possédant ce qui investit les vrais chefs, les vraies têtes de gouvernement, c’est-à-dire : l’autorité incontestée d’un commandement, plus forte que les passions, qui frémissent de subir le commandement mais qui le subissent ! Tous, sans exception, agirent sous la pression de cette tassée d’hommes qui venaient derrière eux, et en qui, millions de poitrines haletantes de haine et d’envie, soufflait l’Esprit qui avait poussé Alaric à brûler Rome. […] Seulement, n’est-il pas singulier que des écrivains qui ne croient pas au Dieu personnel du Christianisme viennent, dans leur indigence de métaphores, prostituer cette pure et spirituelle notion d’anges aux actrices, plus ou moins jeunes-premières, de leurs révolutions ?
Il était expédient de placer Gœthe et Diderot dans le cadre étroit d’un même volume, pour, rapprochés ainsi l’un de l’autre, les faire mieux juger et donner une idée plus exacte et plus nette de leur identité ; car, malgré les différences de pays et d’époque, de langue et d’idée, d’influence et de destin, Goethe et Diderot— pour qui creuse et pénètre au-delà — sont des esprits de nature identique… Gœthe — le dernier venu des deux — est certainement le plus grand dans l’opinion des hommes, comme Charlemagne est plus grand que Pépin ; mais c’est Diderot qui est le prédécesseur et le père, — et encore est-ce un père qui n’a pas donné tout son tempérament à son fils. […] II En effet, les canons ne sont venus qu’après les idées… Bien avant les canons allemands, les idées allemandes avaient roulé et fait leur bruit et leur trouée chez nous. […] Rien n’y suffirait, ni la décadence littéraire de la France, qui n’avait, au commencement du siècle, de l’ancien esprit français (madame de Staël et Chateaubriand exceptés), que les dernières gouttes qui tombent du toit après la pluie, ni le besoin de nouveauté enfantine qui nous emporte vers toute chose nouvelle avec notre délicieuse frivolité séculaire, ni cette espèce de catinisme intellectuel toujours prêt à se donner au premier venu, — qui nous fit Anglais à la fin du xviiie siècle, comme il nous avait faits Latins Grecs, Italiens et Espagnols, dans les siècles précédents, et qui, pour l’heure, nous faisait Allemands, en attendant que quelque autre littérature nous fît autre chose.