Voilà que je fais le Nestor et que je radote du vieux temps : j’en viens vite à l’idée qui m’a mis la plume à la main. […] Oui, sans doute, il y eut là, à quelque degré et dans un cadre moindre, de cette expérience, de cette sagesse ou de cette malice ironique et sceptique qui ne vient qu’après les révolutions et quand l’homme s’est montré à nu ou a retourné deux ou trois fois son habit devant nous. […] … Lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l’homme, il y mit premièrement la bonté comme le propre caractère de la nature divine… La bonté devait donc faire comme le fond de notre cœur… La grandeur qui vient par-dessus, loin d’affaiblir la bonté, n’est faite que pour l’aider, etc. » Mais c’est méconnaître outrageusement l’expérience que de déclarer ainsi que la bonté fait le fond de l’homme : l’homme n’est précisément ni bon ni méchant ; les uns ont reçu en naissant la bonté peut-être, mais les autres ont certainement autre chose au fond du cœur, et le grand Condé plus qu’un autre homme était une preuve de cette disposition primitive et nullement débonnaire. […] Les lumières proprement dites, dans l’idée desquelles entre la pensée du bien public, de l’amélioration de l’homme en société, d’une constitution plus juste, d’une manière de penser plus saine et plus naturelle, ne vinrent que peu à peu, et d’abord à l’état de vœu, de rêve et un peu de chimère. […] Tertullien combattant l’hérétique Marcion qui suppose deux dieux, l’un bon d’où procède le Nouveau Testament, l’autre méchant et cruel de qui l’Ancien Testament est venu, s’efforce d’expliquer comme quoi c’est toujours le même Dieu, lequel était bon d’abord, mais qui, depuis que l’homme a péché, avait dû devenir plus sévère.
Littré dont les opinions philosophiques sont connues, et qui est un disciple de Condorcet autant que d’Auguste Comte, de rendre justice à son aise et en toute conscience, comme il le fait dans le Journal des Savants, aux travaux historiques de MM. de Montalembert et Albert de Broglie, traitant des vieux siècles religieux, si ce n’est en vertu de ce notable changement intellectuel qui vint affranchir l’ancien libéralisme de ses préjugés exclusifs, et qui éleva et étendit tous les points de vue ? […] Dégagé depuis et à temps de ces liens étroits, hiérarchiques, qui allaient à rétrécir aussitôt ce qu’on venait d’ouvrir et de gagner, il a profité de toutes les leçons de la pratique et de l’expérience. […] allez, quelque jour de fête, entendre à la cathédrale une messe en musique de quelque compositeur en renom, avec les chœurs et l’orchestre et les premiers artistes de l’Opéra ; puis ensuite retournez dans la Semaine Sainte, écoutez le Stabat, le Vexilla régis ou la Passion, ou, à quelques cérémonies funèbres, le Requiem, du lutrin ou les Litanies chantées non par de grands artistes, mais tout simplement par des chantres ou des enfants de chœur ; et puis, en sortant, demandez-vous qui vous a le plus profondément ému, qui a laissé dans votre âme une impression plus religieuse et plus mélancolique, qui vous a rappelé que vous étiez venu pour prier, des chanteurs ou des chantres, de la musique fuguée ou du plain-chant, de l’orchestre ou de l’orgue. […] ce seul nom cependant est si beau, et la chose en elle-même si digne d’envie ; elle est si chère à ceux qui l’ont adoptée à l’heure où l’on croit et où l’on aime, et qui sont restés fidèles à ce premier idéal trop souvent brisé ; elle a été tellement notre rêve à tous, notre idole dans nos belles années ; elle répond si bien, jusque dans son vague, aux aspirations des âmes bien nées et trouve si bien son écho dans les nobles cœurs, qu’on hésite à venir y porter l’analyse, à la vouloir examiner et décomposer. […] On ne dira pas que je diminue ceux que je viens de définir ; j’en viens hardiment aux autres : ces autres ne sont ni absolutistes ni serviles, je repousse ce nom à mon tour de toute la fierté à laquelle toute sincère conviction a droit ; mais il en est qui pensent que l’humanité de tout temps a beaucoup du à l’esprit et au caractère de quelques-uns ; qu’il y a eu et qu’il y aura toujours ce qu’on appelait autrefois des héros, ce que, sous un nom ou sous un autre, il faut bien reconnaître comme des directeurs, des guides, des hommes supérieurs, lesquels, s’ils sont ou s’ils arrivent au gouvernement, font faire à leurs compatriotes, à leurs contemporains, quelques-uns de ces pas décisifs qui, sans eux, pouvaient tarder et s’ajourner presque indéfiniment.
J’ai trois amis, j’en ai de tous les bords et dans tous les camps ; ces trois amis sont venus, non pas ensemble comme les amis de Job, mais séparément l’un après l’autre, dans la même journée, me parler de la Vie de Jésus, et sous prétexte de me demander mon avis, ils m’ont dit le leur : c’est ce qu’on fait le plus souvent quand on va demander un avis. […] Il faut bien savoir que, chez nous, en France, avant cette présente discussion que vient d’ouvrir et d’instituer l’ouvrage de M. […] Critiquer et défaire un récit à deux mille ans de distance est chose plus aisée que de le reconstituer, surtout lorsque l’on n’a pour cette œuvre d’autres secours directs, d’autres renseignements et matériaux que ceux qui sont fournis par les historiens mêmes que l’on vient critiquer. […] Un jour viendra où eux ou leurs fils regretteront cette Vie de Jésus ainsi présentée. […] Aussi je ne viens pas le recommander ; je me contenterai seulement de dire à ce premier jour, et après l’avoir rapidement parcouru et dévoré, que l’impression qui en résulte est de celles qui ne peuvent être que bonnes et salutaires au cœur et à l’esprit.