Mais la philosophie qui fait le mérite du poète, n’est pas celle qu’il peut arracher par lambeaux dans quelques livres ; c’est celle qui fait sentir et penser, et qu’on trouve chez soi ou nulle part. […] Si elle se trouve emprisonnée et mal à son aise dans des vers durs, faibles, ou prosaïques, ses ennemis, toujours empressés à la trouver en faute, s’écrieront avec satisfaction : Voilà à quoi s’expose le poète qui se fait philosophe. […] Vous en trouverez de cette espèce (et ce sont peut-être les meilleures) ou il n’y a ni fureur poétique, ni invocation, ni que vois-je, ni que sens-je, ni prétendu beau désordre. […] Nos poètes d’ailleurs s’y trouvent plus à leur aise ; on passe des vers faibles dans une épître, on n’en passe point dans une ode. […] Quoi qu’il en soit, l’épître paraît plus faite pour réussir aujourd’hui ; elle se présente modestement et sans appareil ; la philosophie d’ailleurs, cette philosophie qui de gré ou de force s’introduit partout, croit y être plus à sa place, parce qu’elle s’y trouve plus libre, et plus maîtresse du ton qu’elle veut prendre.
Si nous voulions donner la preuve de ce que nous disons là, nous trouverions peut-être plus d’un grand exemple à l’appui de notre opinion. […] Et cependant ce petit livre vanté par tout le monde, ce chef-d’œuvre d’éloquence et de passion sincère, nous venons de le relire dans la nouvelle édition qu’on nous en donne, et il nous a été impossible d’y trouver tout ce qu’on s’obstine à y chercher et à y voir. […] Pour celles de Pascal, la Haine se chargeait de leur gloire, et elle leur en coulait une dans un tel bronze qu’aujourd’hui même nous ne conseillerions point à la Critique, si elle ne voulait pas se voir jeter dans sa propre fournaise, de toucher à ce livre accepté comme un chef-d’œuvre, quoiqu’il soit vrai pourtant de dire que le comique en a vieilli et qu’on n’y trouve jamais que la même ironie, ramenée et répétée… le croira-t-on ? […] Eh bien, le livre où vous croyez trouver ces choses, il est là, dans vos mains, et vous n’y voyez rien de plus qu’une femme qui pleure en se regardant pleurer, comme dans toutes les romances ! […] Chateaubriand, cet artiste surfait, ce Lucain en prose de notre décadence, a trouvé rarement sous sa plume à effet des pages sincères, mais la lettre d’Amélie dans René, cette lettre criée à moitié par l’amour, à moitié étouffée par la pudeur et par la peur du crime, est bien supérieure en passion profonde à toute la correspondance de cette autre religieuse, qui ne se cache plus, qui ne rougit plus, et qui, à chaque page, reboit froidement sa honte en recommençant ses aveux.
dépenaillés de physique comme d’intelligence, des faméliques de jouissances ou de renommée en guerre contre l’ordre social ; tous ne sont pas de pauvres enfants cherchant sans la trouver leur place au soleil, des Chattertons d’imitation, plus ou moins énergiques ou lâches, qui se tuent ou se laissent mourir, et dont Hégésippe Moreau ou Gérard de Nerval furent les types douloureux et coupables. Il en est d’autres qui l’ont trouvée, leur place au soleil, et qui savent la garder sous tous les soleils et par toutes les températures. […] Bohèmes, malgré tout, cependant, ces derniers, malgré leur attitude de Staters et d’olympiens, leur importance, leur influence, leur situation dans tous les mondes, officiels ou non officiels, leurs chaires quand ils sont professeurs, leurs bibliothèques quand ils sont bibliothécaires, leurs palmes d’académiciens quand ils sont de l’Académie : — le signe essentiel, caractéristique, du bohème, n’étant pas de n’avoir point d’habit, mais de n’avoir point de principes, de manquer de l’asile sacré d’une morale fixe autour de la tête et du cœur, de vagabonder dans ses écrits à tout vent de doctrine, et, comme déjà nous l’avons dit, de vivre, enfant de la balle politique ou littéraire venu ou trouvé sous le chou de la circonstance, sans feu ni lieu intellectuel, — c’est-à-dire sans une religion ou sans une philosophie. […] Bohèmes d’état-major, si l’on veut ou plutôt s’il pouvait y avoir des états-majors dans la bohème, ils sont, eux, trop contents de leur sort pour trouver bon qu’on les réveille des somnolences de leur digestion éternelle, et voilà pourquoi le lever de table que nous leur sonnons, à ces endormis, leur paraît un affreux tocsin ! […] Nous ne saurons jamais trouver un dictionnaire assez évasif pour être poli — suffisamment, selon eux, — dans l’expression des choses qu’ils écrivent sur nos devoirs !