Et où trouvera-t-on, si ce n’est chez lui, l’expression littéraire de l’âme confuse et généreuse de la démocratie française dans la seconde moitié du xixe siècle ? […] Dès lors le poète est délivré de l’embarras des opérations intellectuelles : il a fait passer dans sa sensation son idéal ou sa doctrine ; il n’a que faire d’analyser ; il n’a qu’à utiliser son admirable mémoire des formes, et ce don qu’il a de les agrandir, déformer ou combiner sans les détacher de leur soutien réel, ce don aussi de suggestion qui lui fait trouver des passages inconnus entre les apparences les plus éloignées. […] Leconte de Lisle889 a trouvé sa voie dans les Poèmes antiques que suivront les Poèmes barbares (1859). […] Sully Prudhomme a fait un poème sur la Justice : il la cherche dans l’univers, qui lui montre partout la lutte, la haine, la faim ; il ne la trouve enfin que dans la conscience de l’homme. […] La tentative était intéressante : par malheur, on ne trouve dans les vers de M.
« Vous trouvez, écrit-il quelque part, que je m’explique assez clairement : je suis comme les petits ruisseaux, ils sont transparents parce qu’ils sont peu profonds. » Il disait cela en riant ; on se dit ainsi à soi-même bien des demi-vérités. […] J’y trouve tout d’abord « un vide occasionné par un défaut de mémoire ». […] René, en effet, n’est autre que ce jeune homme de seize ans transposé, dépaysé au milieu d’une autre nature et au sein d’une autre condition sociale ; non plus un apprenti graveur, fils d’un bourgeois de Genève, d’un bourgeois du bas, mais chevalier, noble, voyageur en grand, épris des muses : tout, au premier aspect, revêt une couleur plus séduisante, plus poétique ; l’inattendu du paysage et du cadre rehausse le personnage et caractérise une nouvelle manière ; mais le premier type sensible est là où nous l’indiquons, et c’est Rousseau qui, en regardant en lui-même, l’a trouvé. […] Le premier livre des Confessions n’est pas le plus remarquable, mais Rousseau s’y trouve déjà renfermé tout entier, avec son orgueil, ses vices en germe, ses humeurs bizarres et grotesques, ses bassesses et ses saletés (on voit que je marque tout) ; avec sa fierté aussi et ce ressort d’indépendance et de fermeté qui le relève ; avec son enfance heureuse et saine, son adolescence souffrante et martyrisée, et ce qu’elle lui inspirera plus tard (on le pressent) d’apostrophes à la société et de représailles vengeresses ; avec son sentiment attendri du bonheur domestique et de famille qu’il goûta si peu, et encore avec les premières bouffées de printemps et ces premières haleines, signal du réveil naturel qui éclatera dans la littérature du xixe siècle. […] « Rousseau avait l’esprit voluptueux. » a dit un bon critique ; les femmes jouent chez lui un grand rôle ; absentes ou présentes, elles et leurs charmes, elles l’occupentc, l’inspirent et l’attendrissent, et il se mêle quelque chose d’elles à tout ce qu’il écrit : Comment, dit-il de Mme de Warens, en approchant pour la première fois d’une femme aimable, polie, éblouissante, d’une dame d’un état supérieur au mien, dont je n’avais jamais abordé la pareille…, comment me trouvai-je à l’instant aussi libre, aussi à mon aise que si j’eusse été parfaitement sûr de lui plaire ?
Mme de Maintenon a trouvé, dans ces dernières années, un historien à souhait et de famille, doué de gravité et de délicatesse, M. le duc de Noailles. […] En y réfléchissant, il trouva que la plus simple manière de lui témoigner cet intérêt et de lui faire du bien était encore de l’épouser. […] J’allais à l’hôtel d’Albret ou à celui de Richelieu, sûre d’y être bien reçue, et d’y trouver mes amis rassemblés, ou bien de les attirer chez moi, en les faisant avertir que je ne sortirais pas. […] Lorsque je fus avec ce pauvre estropié, je me trouvai dans le beau monde, où je fus recherchée et estimée. […] Elle était le point de mire de toutes les demandes, de toutes les sollicitations : elle éludait tant qu’elle pouvait ; elle se disait nulle, petite, sans crédit, une Agnès en politique ; on ne la croyait pas, et les importunités arrivaient de toutes parts, la saisissaient au passage, malgré le soin qu’elle avait de se rendre rare et comme inaccessible : « En vérité, la tête est quelquefois prête à me tourner, disait-elle au moment où elle n’y tenait plus, et je crois que, si l’on ouvrait mon corps après ma mort, on trouverait mon cœur sec et tors comme celui de M. de Louvois. » Ne soyons donc pas trop sévère en jugeant son pauvre cœur, qu’elle nous étale à nu ainsi.