Casaubon, né à Genève de parents français réfugiés, y professait le grec depuis l’âge de vingt-trois ans ; il était gendre de Henri Estienne, et sa femme, la plus féconde des mères, lui donnait chaque année un enfant ; il y avait quatorze ans déjà qu’il enseignait, et il s’était fait connaître au dehors par des ouvrages de première qualité en leur genre, notamment par ses travaux sur Strabon, sur Théophraste, lorsque le président de Thou eut l’idée, sur sa réputation, et l’estimant le premier des critiques, de l’attirer en France et de le rendre à sa patrie : après les ravages des guerres civiles, les études y étaient comme détruites, et l’on avait bien besoin d’un tel restaurateur des belles-lettres. […] Sa santé délicate l’avertit cependant de ne pas trop s’écarter des travaux commencés, s’il veut les mener à bonne fin ; il fait donc, un matin, le vœu formel, en présence de Dieu, et en implorant son aide, de se livrer dorénavant sans distraction à l’achèvement, de son commentaire d’Athénée ; il en prend l’engagement devant celui qui incline à son gré le ciel et la terre, comme si cet Athénée de plus ou de moins pouvait être pesé dans la souveraine balance ! […] De quels travaux le charge-t-il, et sur quels sujets nouveaux va-t-il diriger cette érudition dont le champ bien assez vaste, ce semble, était tout trouvé ? Force m’est bien, écrira de là Casaubon à de Thou, de renoncer une fois pour toutes à tout ce que j’avais élaboré jusqu’à ce jour pour l’utilité des amis des lettres, à ces chers travaux auxquels le monde me croit un peu propre, et par lesquels j’ai mérité votre estime à vous-même, très illustre et très docte président ; il faut bien qu’ici je m’applique avant tout à satisfaire à la volonté du maître : et comme son esprit royal est tout entier aux controverses théologiques du jour, il y a nécessité que nous qui lui appartenons et sommes de sa suite nous entrions dans les mêmes études, dans les mêmes inquiétudes que lui.
Dès l’âge de treize ans, il se suffisait à lui-même par son travail, et il avait ses commandes, sa clientèle ; il faisait des dessins à 6 francs et des tableaux à 20. […] Horace Vernet devra surtout à ce travail d’avoir désormais La Fontaine dans ses auteurs, et parmi les deux ou trois livres qu’il relira toujours. […] Sans doute tous les artistes n’ont pas les mêmes habitudes ni les mêmes exigences de travail et de production ; l’atelier d’un Poussin, d’un de ces peintres méditatifs « qui ne sauraient peindre en sifflant », sera d’un tout autre aspect que celui d’un artiste gai, mobile, alerte, s’inspirant et profitant de tout ce qu’il voit et de ce qu’il provoque autour de lui ; et cependant l’étude, aussi, a des lois invariables, et, si prodigieuses que soient la mémoire, la facilité, la dextérité, la verve, rien ne saurait suppléer à l’observation et à un premier recueillement, si court qu’on le suppose. […] Il avait de grand matin, et avant l’invasion des visites, des heures à lui, de travail de secret, des heures non banales et, à leur manière, sacrées ; et ce n’est qu’ensuite qu’arrivaient les amis, les camarades, les brillants colonels ; il continuait avec sa merveilleuse facilité de main à exécuter ce qu’il avait posé auparavant.
Il connaît les sources : il établit solidement sur les documents originaux les bases de son travail. […] Ce qu’il aperçoit, au lieu de races immuables, « c’est le puissant travail de soi sur soi, où la France par son progrès propre va transformant tous ses éléments bruts ». […] Il aborda son travail d’historien dans un élan d’amour pour les masses anonymes dans lesquelles la France avait successivement vécu, et par qui elle s’était faite. […] Ce fait montre bien l’influence des idées politiques sur les travaux historiques.