C’est là un trait juste, et nous nous hâtons de le saisir. […] En esquissant sous ces traits l’idée que je me fais de M. […] Ce n’est point, en effet, par des traits isolés et poussés à l’extrême que se peignent des époques tout entières ; il faut de l’espace, des nuances, et considérer tous les aspects.
. — En géologie, les suites et la vérification de la théorie de Newton, la figure exacte de la terre, l’aplatissement des pôles, le renflement de l’équateur328, la cause et la loi des marées, la fluidité primitive de la planète, la persistance de la chaleur centrale ; puis, avec Buffon, Desmarets, Hutton, Werner, l’origine aqueuse ou ignée des roches, la stratification des terrains, la structure fossile des couches, le séjour prolongé et répété de la mer sur les continents, le lent dépôt des débris animaux et végétaux, la prodigieuse antiquité de la vie, les dénudations, les cassures, les transformations graduelles du relief terrestre329, et à la fin le tableau grandiose où Buffon trace en traits approximatifs l’histoire entière de notre globe, depuis le moment où il n’était qu’une masse de lave ardente jusqu’à l’époque où notre espèce, après tant d’autres espèces détruites ou survivantes, a pu l’habiter Sur cette science de la matière brute, on voit en même temps s’élever la science de la matière organisée. […] Déjà Buffon et surtout Lamarck, dans leurs ébauches grandioses et incomplètes, esquissent avec une divination pénétrante les principaux traits de la physiologie et de la zoologie modernes. […] Dans le tableau que l’esprit humain fait de la nature, la science du dix-huitième siècle a dessiné le contour général, l’ordre des plans et les principales masses en traits si justes, qu’aujourd’hui encore toutes les grandes lignes demeurent intactes.
On ne retrouve pas dans ce pamphlet huguenot le trait caractéristique de la physionomie de Rabelais : celui qu’on a souvent dépeint comme un emporté railleur, fut un homme avisé, réfléchi, maître de lui. […] Car voilà le trait dominant et comme la source profonde de tout son génie : il a aimé la vie, plus largement, plus souverainement qu’aucun de ses ancêtres ou descendants intellectuels, comme on pouvait l’aimer seulement en ce siècle, et à cette époque du siècle, dans la première et magnifique expansion de l’humanité débridée, qui veut tout à la fois, et tout sans mesure, savoir, sentir, et agir. […] Qu’on suive Pantagruel dans son tour de France : on verra comment Rabelais fait ressortir les choses d’un trait bref, avec quelle vigueur il enlève en trois mots une esquisse : au contraire, dans les amples scènes du roman, dans les discours étalés et les larges dialogues, dans la harangue de Janotus, dans les propos des buveurs, dans le marché de Panurge et Dindenaut, dans la défense du clos de l’abbaye ou dans cette étourdissante tempête, on sera confondu de la patience et de la verve tout à la fois avec lesquelles Rabelais suit le dessin de la réalité dans ses plus légers accidents et ses plus baroques caprices.