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164. (1767) Sur l’harmonie des langues, et en particulier sur celle qu’on croit sentir dans les langues mortes

À cette source principale du plaisir, réel ou supposé, que nous procure l’harmonie latine, on peut encore en ajouter une seconde, mais à la vérité beaucoup plus légère et plus imparfaite. […] Un philosophe, homme de goût, rira donc souvent des admirateurs, sans respecter moins réellement l’objet de leur admiration, soit par les beautés qu’il y voit réellement, soit par celles qu’il y suppose d’après le témoignage unanime des contemporains. […] Je suppose à présent que la langue française n’existât, comme la langue latine, que dans un très petit nombre de bons livres ; et je demande si dans cette supposition on pourrait se flatter de la bien savoir, et être en état de la bien écrire ? […] En second lieu, je suppose qu’on n’emploie en effet que de pareilles phrases ; et je nie qu’on puisse encore se flatter de bien écrire en latin. En effet, le vrai mérite d’un écrivain est d’avoir un style qui soit à lui ; le mérite au contraire d’un latiniste tel qu’on le suppose, serait d’avoir un style qui ne lui appartînt pas, et qui fût, pour ainsi dire, un centon de vingt styles différents.

165. (1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Chapitre III. De la nature du temps »

Puis, à supposer que cet entourage « dure », rien ne prouve rigoureusement que nous retrouvions la même durée quand nous changeons d’entourage : des durées différentes, je veux dire diversement rythmées, pourraient coexister. […] Maintenant, rien n’empêche de supposer que chacun de nous trace dans l’espace un mouvement ininterrompu du commencement à la fin de sa vie consciente. […] S’il n’en a aucune, se réduisant à un point qui change indéfiniment de qualité, on peut supposer que la rapidité de succession des qualités devienne infinie et que ces points de qualité soient donnés tout d’un coup, pourvu qu’à ce monde sans dimension on apporte une ligne où les points se juxtaposent. […] Or, par cela seul que la science ne peut pas spécifier la « rapidité de déroulement » du temps, qu’elle compte des simultanéités mais laisse nécessairement de côté les intervalles, elle porte sur un temps dont nous pouvons aussi bien supposer la rapidité de déroulement infinie, et par là elle confère virtuellement à l’espace une dimension additionnelle. […] La durée réelle est éprouvée ; nous constatons que le temps se déroule, et d’autre part nous ne pouvons pas le mesurer sans le convertir en espace et supposer déroulé tout ce que nous en connaissons.

166. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre I. La conscience et la vie »

Mais supposons même que le métaphysicien ne lâche pas ainsi la philosophie pour la critique, la fin pour les moyens, la proie pour l’ombre. […] Plus on descend dans la série animale, plus les centres nerveux se simplifient et se séparent les uns des autres ; finalement, les éléments nerveux disparaissent, noyés dans la masse d’un organisme moins différencié : ne devons-nous pas supposer que si, au sommet de l’échelle des êtres vivants, la conscience se fixait sur des centres nerveux très compliqués, elle accompagne le système nerveux tout le long de la descente, et que lorsque la substance nerveuse vient enfin se fondre dans une matière vivante encore indifférenciée, la conscience s’y éparpille elle-même, diffuse et confuse, réduite à peu de chose, mais non pas tombée à rien ? […] Mais supposez qu’à certains moments, en certains points, la matière offre une certaine élasticité, là s’installera la conscience. […] Supposons par exemple que la nécessité inhérente à la matière ne puisse être forcée, à chacun de ses instants, que dans des limites extrêmement restreintes : comment procéderait une conscience qui voudrait néanmoins insérer dans le monde matériel une action libre, ne fût-ce que celle qu’il faut pour faire jouer un déclic ou pour orienter un mouvement ? […] Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de l’artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, l’agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de richesse dans le monde ?

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