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609. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Vauvenargues. (Collection Lefèvre.) » pp. 123-143

Il y a eu, au milieu du xviiie  siècle, un homme jeune et déjà mûr, d’un grand cœur et d’un esprit fait pour tout embrasser, qui s’était formé lui-même et qui ne s’en était pas enorgueilli, fier à la fois et modeste, stoïque et tendre, parlant le langage des grands hommes du siècle précédent, ce langage qui semblait n’être ici que l’expression naturelle et nécessaire de ses propres pensées ; sincèrement et librement religieux sans rien braver, sans rien prêcher ; réconciliant, en un mot, dans sa personne bien des parties opposées de la nature en montrant l’harmonie. […] Le métier des armes lui plaisait, il croyait que l’homme est fait pour l’action ; dans un siècle où les frivolités, la mollesse et la corruption envahissaient la jeune noblesse, il attachait un sens précis, un sens antique à ces mots de vertu et de gloire : « La gloire embellit les héros, se disait-il. […] Telle est l’inspiration générale de Vauvenargues, celle par laquelle il rompt avec les moralistes du siècle précédent comme avec ceux de son siècle, et qui lui arrachera cette belle parole digne d’un ancien : « Nous sommes susceptibles d’amitié, de justice, d’humanité, de compassion et de raison. […] La nature voulut le montrer à son siècle comme un dernier exemplaire de l’âge précédent ; puis elle le retira avec une pudeur jalouse.

610. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Bernardin de Saint-Pierre. — II. (Suite et fin.) » pp. 436-455

Pour être utile, il faut être agréable, et j’ose espérer que le tribut que je devais à Dieu et aux hommes plaira à mon siècle. » Et en effet, les Études de la nature, qui furent publiées en décembre 1784, étaient faites exprès pour le siècle même et pour l’heure où elles parurent, pour cette époque brillante et paisible de Louis XVI, après la guerre d’Amérique, avant l’Assemblée des notables, quand une société molle et corrompue rêvait tous les perfectionnements et tous les rajeunissements faciles, sans vouloir renoncer à aucune de ses douceurs. […] Il y avait trop de fleurs, il y avait trop de verdure ; mais le siècle en voulait beaucoup, surtout dans les livres. […] Par tous ces défauts si chers au siècle, autant que par ses beautés si neuves et si bien ménagées, le livre de Bernardin eut, dès le premier instant, un succès d’enthousiasme. […] Le public a vainement essayé de le suivre dans les différents siècles, dans les différentes régions du globe ; il nous a fait passer en revue les Druides, les Gaulois, les Romains, César, les Francs et les Saxons, Clovis, Louis XIV.

611. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « IX. Mémoires de Saint-Simon » pp. 213-237

Et cependant, ne nous y trompons pas, ni le talent qui est suprême en ces Mémoires, — qui va jusqu’au génie, quand il ne s’agit que de peindre, mais qui n’y va pas, quand il s’agit de juger, — ni le sujet de ce récit, grand, varié, et pour nous, les démocrates du xixe  siècle, déjà merveilleux comme une lointaine épopée, ni les hasards d’une publication qui a aiguisé le goût public et l’a fait attendre avant de le satisfaire, ni même, ce que nous ne comptions pas tout d’abord, la rareté des livres sur le siècle de Louis XIV, rareté étonnante et qui vient de la peur qu’inspirait Voltaire, lequel l’avait pris pour sa part de lion et faisait trembler d’y toucher les superstitieux de son génie, ne peuvent suffisamment expliquer l’amour que Saint-Simon, presque inconnu, presque dédaigné au xviiie  siècle, a trouvé tout à coup parmi nous. […] Il s’est mépris sur Louis XIV, et tellement mépris, qu’on peut dire qu’il ne l’a pas compris, et que, de hauteur avec le siècle qu’il a su peindre, il ne l’a plus été avec son modèle quand il s’est agi de la tête du siècle, de son chef. […] … Après les désastres du xvie  siècle, les fautes politiques d’Henri IV et les luttes jusqu’au sang de Richelieu pour les réparer, après l’anarchie des Parlements et de la Fronde qui remuèrent Saint-Simon dans son berceau, Louis XIV soutint au milieu de la France en poudre le poids de l’écroulement universel et l’arrêta par son prestige personnel… plus d’un siècle ! […] Ce n’est pas au xixe  siècle, quand les penseurs à faire mourir de rire de ce siècle fameux cherchent le moyen impossible de se passer de la main de l’homme dans le gouvernement des peuples, qu’on peut apprécier Louis XIV, le plus grand des rois personnels, un de ces rois qui, à force d’expédients et de génie, dispensent les peuples d’institution, quand il n’y en a plus qui se tiennent debout et qu’on puisse rajuster.

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