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951. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le Brun-Pindare. » pp. 145-167

Il le fit dans des strophes inégales, mais senties, animées d’un souffle généreux et d’une assez belle emphase. […] Mais quand Jean-Baptiste Rousseau s’échauffe dans son ode au comte Du Luc, ou sur une naissance ou sur une mort de prince du sang, il a beau produire quelques tons brillants et harmonieux, le vide des idées et des sentiments se fait aussitôt sentir ; le factice du genre apparaît ; cet auteur qui, de propos délibéré, entre en délire, trouve des lecteurs froids, et il les laisse froids. […] Le Brun le sentait bien ; il aurait voulu associer le public à son inspiration et renouer à quelque degré la chaîne électrique des anciens. […] Il sentait, du reste, tout ce qu’il y avait de discordant dans un tel lieu rapproché des circonstances où il le proférait : « Comment parler d’avenir, disait-il, à des gens que le présent dévore ?  […] On sent trop jusque dans son talent cette parodie sérieuse et guindée de Pindare ou d’Anacréon.

952. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Monsieur Michaud, de l’Académie française. » pp. 20-40

Michaud, que cette espèce d’enchantement politique, ce mobile des grandes actions, est une des merveilles de l’ordre social ; et plus nous sommes éloignés aujourd’hui de ces idées, plus nous devons en sentir le prix. » Passant à la morale, il y suivait les mêmes formes, les mêmes jeux de l’amour-propre, et reconnaissait qu’elle a, comme la politique, « ses rubans et sa broderie : ce sont les illusions, et je n’entends par illusion que la manière d’envisager les choses sous leurs formes les plus attachantes ». […] Il n’est rien de tel pour un homme d’une organisation chancelante, que de franchir ces âges indécis, et de ne plus être tout bonnement et franchement qu’un jeune vieillard qui se sent frêle et qui l’est sans partage, qui renonce aux demi-passions et ne songe plus qu’à vivre par la pensée. […] Il écrivit dans La Quotidienne du 19 janvier quelques lignes nobles et senties, bien d’accord avec son rôle de fidélité gémissante. […] Michaud n’a jamais le cri, il reste dans ses nuances ; il dit ce qu’il sent, il confesse ce qu’il est, et les émotions rêveuses ou pieuses qu’il exprime nous arrivent dans une sorte de douceur et de modération d’autant plus persuasives. […] Il était ce qu’on aurait nommé autrefois un gentil esprit, narquois, un peu risqué et pourtant de très bonne compagnie, d’une élégance naturelle, bien que très négligé sur sa personne ; il avait beau se couvrir de tabac et garder au doigt sa tache d’encre, on le sentait essentiellement distingué, fait pour plaire, et ayant tout le meilleur goût de l’ancienne société.

953. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « M. Necker. — I. » pp. 329-349

Dès les premières phrases, on se sent jeté dans une langue toute nouvelle, qui n’est ni celle de Voltaire ni celle de Rousseau, dans une troisième langue qui finira par s’introduire et par s’accréditer en France, par s’y perfectionner même, mais qui n’en était encore qu’à ses premiers tâtonnements : Il est des hommes, disait en commençant M.  […] Pour donner idée de Colbert, il croyait nécessaire de tracer auparavant l’idéal d’un administrateur des finances, et il amenait cette sorte de description générale et abstraite, à l’aide d’une raison des plus subtiles : Pour faire admirer un grand ministre, quelque supérieur qu’il soit, il faut encore user d’adresse avec la faiblesse et la malice humaines ; il faut peut-être présenter ses qualités séparées de son nom et de sa personne ; car les plus grandes perfections cessent de nous étonner quand nous les contemplons dans un homme : le rapport physique que nous nous sentons avec lui détruit notre respect, et nous ne croyons point à la grandeur de ce qui nous ressemble. […] Pour expliquer que Colbert pût supporter avec un mépris patient les injustices des hommes : « Il n’est point irrité par leurs procédés, disait-il, parce qu’il n’en est point étonné ; ses yeux ont fait le tour de l’homme ; il sait les fruits qu’il peut porter… » Quand on ne sent pas une fois ce qu’il y a de bizarre dans ces images et dans ces nuances incohérentes, on ne le sentira jamais. […] Ce sont des pensées-anecdotes, si je puis dire ; on sent qu’il y a là-dessous un ou plusieurs noms propres, qu’il a sous-entendus ; par exemple : On pourrait se former une idée du principal caractère d’un homme en remarquant seulement les mots parasites qui lui échappent habituellement.

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