Il a besoin de la chute et du péché originel, pour expliquer le mauvais instinct de l’homme, son penchant obstiné à la désobéissance, et aussi le vague sentiment, le souvenir comme héréditaire d’un premier âge antérieur d’innocence et de félicité. […] Guizot a recueilli et reconquis, on le sent, toute cette piété filiale et maternelle avec les années ; mais de plus, et en dehors du sentiment pur, sa raison et sa prudence interviennent à tout instant pour compléter son principe de foi, pour l’appuyer et le corroborer par de puissantes considérations politiques et sociales : « Y a-t-on bien pensé ? […] Mais au moral c’est bien pis, si vous le prenez par ce côté du sentiment. […] Pourquoi l’un, au bras de sa jeune épouse, reçoit-il dans une promenade, en un jour de joie innocente, cette pierre à la tempe, ce coup de fronde aveugle qui le renverse et le laisse privé de sentiment ? […] Il y a des raisons et des excuses pour toutes les vicissitudes et les inconstances du sentiment.
Dans une suite de chapitres ou de livres traitant de la religion, de la propriété, de la famille, du travail, de l’association, des rapports privés et du gouvernement, il a parcouru et approfondi tous les aspects, les modes de combinaison et les ordres de sentiments et de faits sous lesquels se présentent les sociétés modernes, et il a proposé en détail dans chaque ordre son plan raisonné de réforme. […] On ne saurait lui refuser toutefois un sentiment très-vif de la civilisation antérieure, propre aux vieux siècles catholiques ; il a de fortes pages là-dessus. […] Pour lui, il est des premiers à reconnaître et il se fait fort d’établir que « la solution des problèmes sociaux se trouvera désormais de moins en moins dans les institutions qui maintiennent systématiquement l’inégalité entre les hommes, et qu’il faut la chercher de plus en plus dans les sentiments et les intérêts qui créent entre toutes les classes l'harmonie encore plus que l'égalité. » C’est cette harmonie sociale, dont l’histoire, découvre des exemples dans le passé sous le règne d’un autre principe, qu’il voudrait voir renaître et se former aujourd’hui autour du principe nouveau et fécond de la liberté. […] Peut-être même la tolérance n’est-elle jamais plus utile que lorsqu’elle autorise un talent supérieur à propager l’erreur et le vice : l’amour du bien et le sentiment du salut public excitent alors les cœurs généreux à faire effort sur eux-mêmes et à s’élever à la même hauteur pour faire prévaloir la vérité et la vertu. […] Je rappellerai encore une pensée de M. de Bonald : « Il y a des hommes qui par leurs sentiments appartiennent au temps passé, et par leurs pensées à l’avenir : ceux-là trouvent difficilement leur place dans le présent. » Lui, il a voulu faire mentir le mot et montrer qu’il appartient au présent36.
L’impératrice, de prime abord, a fait appel avec énergie à tous les sentiments de sa fille : « Le 1er février 1778. « Madame ma chère fille, la maladie de Mercy (l’ambassadeur) ne pouvait venir plus mal à propos ; c’est dans ce moment-ci où j’ai besoin de toute son activité et de tous vos sentiments pour moi, votre maison et patrie, et je compte entièrement que vous l’aiderez dans les représentations différentes qu’il sera peut-être obligé de vous faire sur différents objets majeurs, sur les insinuations qu’on fera de toutes parts de nos dangereuses vues, surtout de la part du roi de Prusse qui n’est pas délicat sur ses assertions, et qui souhaite depuis longtemps de se rapprocher de la France, sachant très bien que nous deux ne pouvons exister ensemble : cela ferait un changement dans notre alliance, ce qui me donnerait la mort, vous aimant si tendrement. » Quelques-unes de ces lettres sonnent véritablement l’alarme, et chaque ligne est comme palpitante de l’émotion qui l’a dictée : « Vienne, le 19 février 1778. […] c’eût été assurément trop exiger, c’eût été trop demander à une jeune reine de vingt-trois ans, mais, enfin, les suppositions ne sont pas défendues, et je veux me figurer, un moment, une jeune princesse comme il s’en est vu sur le trône en divers temps et en ce même xviiie siècle, une tête politique déjà capable sous des traits charmants : à ces cris d’alarme, à cet appel parti de Vienne, Marie-Antoinette, si elle eût été cette princesse égale de tout point à sa situation, eût répondu avec une pleine sympathie filiale sans doute, mais dans un sentiment français non moins vif et en reine qui sent aussi le poids de sa couronne. […] Ce mélange et ce conflit de sentiments contraires se peint à nu dans ses lettres ; nous assistons au flux et reflux de son âme : « Vous n’avez que trop bien deviné que la négociation échouerait. […] Il y avait plus que de l’humeur : il y avait des deux parts deux lignes très-différentes de conduite, deux courants de sentiments opposés.