Ducis, on l’a déjà vu par ses navrantes confidences, était trop à la merci des sentiments naturels. […] C’est avec ce sentiment fort et doux tout ensemble, c’est avec cet amour du torrent que j’ai laissé échapper de mon cœur mes sombres et incultes ouvrages : voilà la Melpomène des Allobroges, la poétique des antres et de la liberté. » La littérature révolutionnaire n’a pas à citer de plus orgueilleux accents et d’une emphase mieux caractérisée : c’est comme un écho de la Marseillaise dans les Alpes. […] Les uns le blâmaient, les autres l’exaltaient, et il se trouva insensiblement porté par certains entours, et par la pente même de ses sentiments une fois émus, à une irritation croissante, à une aversion même qui allait grossissant et qu’il ne dissimulait pas dans l’intimité, envers l’homme éclatant qui ne lui avait témoigné qu’affection et estime. […] Il est une transition curieuse à observer dans les sentiments de Ducis. […] Mais ce n’est point une doctrine suivie et un trop exact raisonnement qu’on doit chercher dans la familiarité du vieux poète : ce sont des sentiments, un souffle moral élevé, des éclats d’imagination antique et jeune à la fois, de grandes paroles ; et elles ne font faute jusqu’à la fin sous sa plume et sur ses lèvres ; elles abondent de plus en plus avec les années, comme les flocons de neige dont parle Homère et auxquels il compare les paroles tombantes de Nestor.
D’un côté, une langue faite, une manière libre, gracieuse, alerte et vive, une agilité élégante, un heureux badinage ; de l’autre, de l’effort, de la subtilité, du sentiment alambiqué en quête de l’image, une obscurité fréquente et qu’il n’est donné qu’aux érudits d’expliquer et d’éclaircir. […] Là encore, il a l’honneur, du moins, de devancer la plus noble des imitations modernes, André Chénier dans cette belle élégie : Ô Muses, accourez, solitaires divines… Mais n’allons point nous amuser, après tant d’années, à épeler de nouveau Du Bellay pour les quelques bons vers ou les quelques passables strophes de sa première manière ; c’est dans sa seconde qu’il devint tout à fait lui-même ; que, croyant la gageure perdue et détendant son effort, il se mit à chanter pour lui et pour quelques-uns dans une note plus voisine de son cœur ; et dès lors, l’expérience aidant, le sentiment intime l’emportant sur la volonté et sur le parti pris, il trouva sa veine. […] Ce séjour de quelques années à Rome, fécond en mécomptes et en ennuis, lui fut bon en un sens et lui suggéra ses meilleurs vers : ils lui furent inspirés par un sentiment vrai, par le regret de la patrie. […] En ces meilleurs passages, il faut bien cependant reconnaître que le sentiment et l’intention sont fort supérieurs à l’exécution et au style ; rarement le sonnet tout entier répond au vœu du poète et du lecteur. […] Mais toutes nos sympathies restent acquises au cœur du poète qui nous a révélé si à nu ses sentiments et livré sous forme de rimes ses confessions.
Il y a plaisir en tout temps à ces sortes d’études secrètes, et il y aura toujours place pour les productions qu’un sentiment vif et pur en saura tirer. […] » Ce fut une singulière destinée de Diderot, et bien explicable d’ailleurs par son exaltation naïve et contagieuse, d’avoir éprouvé ou inspiré dans sa vie des sentiments si disproportionnés avec le mérite véritable des personnes. […] Ces messieurs niaient le sens moral inné, le motif essentiel et désintéressé de la vertu, pour lequel plaidait Diderot. « Le plaisant, ajoute-t-il, c’est que, la dispute à peine terminée, ces honnêtes gens se mirent, sans s’en apercevoir, à dire les choses les plus fortes en faveur du sentiment qu’ils venaient de combattre, et à faire eux-mêmes la réfutation de leur opinion. […] Sans doute sa théorie du drame n’a guère de valeur que comme démenti donné au convenu, au faux goût, à l’éternelle mythologie de l’époque, comme rappel à la vérité des mœurs, à la réalité des sentiments, à l’observation de la nature ; il échoua dès qu’il voulut pratiquer. […] quel exemplaire sentiment de l’antique dans ce siècle irrévérent !