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449. (1910) Études littéraires : dix-huitième siècle

Elles viennent de là la sensation de vide et l’impression de profonde lassitude que laissèrent dans les esprits, vers 1810, les derniers survivants de cette sorte d’atelier littéraire. […] Il est bien exact que nous demandons au romancier réaliste des inventions et non absolument des choses vues, des créations de son esprit, et non des faits divers ; mais inventions et créations qui donnent, plus que choses vues et faits divers, la sensation du réel. […] Cent personnages très ordinaires, dont aucun n’est un héros, ni aucun un gredin, tous avec de petits vices, de petites qualités et beaucoup de ridicules ; cent aventures peu extraordinaires où vous avez été un peu trompé, un peu froissé, un peu ennuyé, où parfois vous avez fait assez bonne figure, dont quelques-unes ne sont pas tout à fait à votre honneur, et sans la bourreler, inquiètent un peu votre conscience : voilà ce que vous apercevez. — Rendre cela, en tout naturel, sans rien forcer, vous donner dans un livre cette même sensation, avec le plaisir de la trouver dans un livre et non dans vos souvenirs personnels, que vous aimez assez à laisser tranquilles, voilà le talent de Le Sage. […] — Autant dire que l’art qui veut donner la sensation du réel ne donne que la sensation de la médiocrité. — Sans aucun doute ; seulement la médiocrité vraie, bien vivante, parlante, et où chacun de nous reconnaît son voisin est infiniment difficile à attraper, et Le Sage, autant, si l’on veut, par ce qui lui manquait, que par ses qualités, était merveilleusement habile à la saisir : et je ne dis pas qu’il n’y ait un art supérieur au sien, je dis seulement que ce qu’il a entrepris de faire, il l’a fait à merveille. […] C’est un grand délice que de ne point savoir où l’on en est en pareille chose, et le chatouillement que des raffinés plus vulgaires que nous éprouvent à ne pas dire tout de suite qu’ils aiment, nous le sentons, nous, à ne pas même le penser, et à ne pas trop le sentir. » Car ce sont de fins artistes en sensations suaves et légères, et il n’y eut jamais hommes aussi habiles qu’eux à manier leur cœur comme un instrument de musique très délicat, très susceptible et infiniment compliqué.

450. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « M. DAUNOU (Cours d’Études historiques.) » pp. 273-362

Or, si nous voulons imprimer une marche plus sûre à l’esprit humain, je pense que les nouveaux livres élémentaires devront différer des anciens beaucoup plus encore par la méthode que par les objets : il ne faudra point qu’ils aient pour base des définitions scientifiques, des divisions abstraites ou des principes généraux, mais des sensations pures ou les comparaisons d’idées qui se rattachent le plus immédiatement h de pures sensations. […] Pour revenir à ses travaux de la Convention en cette année 93, il dira, par exemple, en parlant du vaste bouillonnement de passions qui ne doit pas déconcerter le législateur : « qu’il faut que celui-ci fasse, en quelque sorte, un tours expérimental de l’immoralité publique ; que, dans un temps calme, les éléments divers de la société ne donnent à la philosophie elle-même que des sensations trop obscures, et l’on a besoin, ajoute-t-il, d’en recevoir de vives pour acquérir sur ces éléments, sur leur nature, sur leurs mouvements, sur leurs propensions, la connaissance qui est strictement nécessaire à celui qui veut les combiner. Je conclus que c’est avec tout le courage de l’espérance, mais avec toute l’attention de l’analyse, que la Convention nationale doit faire une constitution… » Ces termes de sensation, d’expérience et d’analyse, ces traces de Condillac et de Lavoisier reparaissent perpétuellement : ils sont là à l’état d’éruption, si l’on veut ; mais le style en resta gravé. […] Que deviendraient tant de maximes sociales, tant de généralités abstraites, si les beaux-arts ne s’en emparaient pas pour les replonger dans la nature sensible, les rattacher aux sensations d’où elles dérivent, et leur redonner ainsi des couleurs et de la puissance ? » Les sensations se retrouvent là pour fixer la date et signer la théorie, mais le mouvement est juste et beau.

451. (1853) Histoire de la littérature française sous la Restauration. Tome I

La perception succédant à la sensation et précédant le jugement, est une opération de cette intelligence qui, selon Leibnitz, n’est pas contenue dans la sensation, et de l’intellect agissant des scolastiques. […] Royer-Collard, contient une sensation, une perception, un jugement. Vous touchez un corps dur, vous éprouvez la sensation du contact, vous avez à l’occasion de cette sensation la perception de la solidité et de l’étendue existant en dehors de vous : vous jugez qu’il y a un extérieur. […] « Comment la sensation de la dureté, sensation qui est en vous, vous suggère-t-elle la connaissance de l’étendue et de la solidité qui sont hors de vous, qui existaient avant la sensation, et qui continueront à exister après qu’elle sera évanouie ? […] C’est cette collection de qualités que vous touchez, voyez, quand l’objet est présent ; et quand l’objet est absent, c’est le souvenir des qualités que vous avez touchées et vues. » Or comme, selon Condillac, les qualités des corps ne sont que des sensations, si le moin’est qu’une collection de sensations, le monde physique et le monde intellectuel s’évanouissent à la fois, et la sensation qui, séparée de l’être, est un néant elle-même, surnage seule sur les abîmes sans fonds et sans rives du néant.

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