Eynard établit très-bien, d’ailleurs, que Mlle de Wietinghoff, mariée à dix-huit ans au baron de Krüdner, qui avait juste vingt ans plus qu’elle, qui était veuf ou plutôt qui avait divorcé deux fois, s’efforça sérieusement de l’aimer et de trouver en lui le héros de roman qu’elle s’était de bonne heure créé dans ses rêves. […] Celui-ci, en sincère et véritable amant, avait pu se contenir tant qu’il avait vu l’objet de son adoration rester dans une sphère de pureté et d’innocence ; mais lorsqu’en arrivant à Copenhague la jeune femme, a bout de son essai de roman conjugal et comme en désespoir de cause, se fut lancée dans les dissipations du monde et le tourbillon de la vanité, l’humble adorateur n’y tint pas, et, en prenant la résolution de s’éloigner, il fit sa déclaration, non pas à madame, mais à M. […] Le roman de Valérie était à peu près achevé ; elle en confiait sous main le manuscrit, elle en faisait à demi-voix des lectures ; elle demandait des conseils et essayait les admirateurs. […] Pour monter à souhait celle rentrée en scène, elle imagina de faire faire à Paris, par les soins du docteur Gay, des vers à sa louange dont elle envoyait de Lyon le canevas : ces vers adressés à Sidonie (Sidonie, c’était, comme Valérie, l’héroïne d’un de ses romans, c’était elle-même), ces vers devaient se trouver insérés comme par hasard dans quelque journal de Lyon ou de Paris. […] Mme de Staël, dans le roman de Delphine, qui venait de paraître.
Ce sont tantôt de vastes chroniques, des sortes de poèmes cycliques, comme ce Roman de Brut, ou Geste des Bretons, et ce Roman de Rou, ou Geste des Normands, que rédigea non sans verve un chanoine de Bayeux, Wace (vers 1100-1175), et tantôt des histoires particulières ou des biographies, dont la plus remarquable est une vie anonyme de Guillaume le Maréchal, comte de Pembroke, qu’on a récemment retrouvée60. […] Très proche encore des chansons de geste, il en a le ton, les formules, la couleur : mais, à l’exemple des traducteurs du faux Turpin, il allège le genre du poids inutile des rimes, simple embarras quand elles ne sont pas moyen d’art et forme de poésie ; d’autre part, suivant les premiers narrateurs des croisades, et plus rigoureux qu’eux encore, il saisit les événements avant toute déformation, tels que ses yeux, et non son imagination, les lui donnent : enfin, de la même épopée qui achevait en ce temps-là de dégénérer en roman, il dégage définitivement l’histoire. […] La folie chevaleresque n’a pas touché Villehardouin : d’autres, dans l’armée, sont des héros de roman par la témérité. […] Une littérature religieuse ainsi se forma, en partie traduite, en partie originale, correspondant à la littérature profane, moins riche, mais aussi variée, et couvrant en quelque sorte la même étendue, de l’épopée au fabliau, et du roman à la chronique : récits bibliques ou évangéliques, vies de saints et de saintes, miracles de la Vierge, légendes et traditions de toute sorte et de toute forme, toute une littérature enfin qui, se développant comme la poésie laïque, eut ainsi son âge romanesque, où s’épanouissent à profusion les plus fantastiques miracles, où le merveilleux continu se joue des lois de la nature et parfois des lois de la morale. […] Ce poème et ceux de Wace sont écrits en octosyllabes comme les romans bretons.
La conscience de n’avoir rien pris au roman et de ne lui avoir rien donné, est notre seule excuse dans une tentative si grande. […] Qu’elle soit fable, qu’elle soit roman, l’histoire est action. […] C’est l’histoire intime ; c’est ce roman vrai que la postérité appellera peut-être un jour l’histoire humaine. […] Négligé par l’histoire, le xviiie siècle est devenu la proie du roman et du théâtre, qui l’ont peint avec des couleurs de vaudeville, et ont fini par en faire comme le siècle légendaire de l’opéra-comique. […] Cette voix même un peu enflée, ces parures de roman qu’elle donne à sa jeunesse, ce rehaussement de sa famille, cette allure moins libre et se guindant devant le public de sa vie, n’est-ce pas le caractère et le goût propre des mémoires d’une comédienne qui se confesse ?