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962. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Eugène Gandar »

Vingt enfants demi-nus m’avaient suivi, chuchotaient et riaient entre eux de ma rêverie. […] Ici le contraste est parfait : Gandar et About, deux cerveaux disparates ; l’antithèse, pour qui les connaît, saute aux yeux et rit à l’esprit : l’un grave, consciencieux, religieux aux anciens, déférant aux modernes, se tenant dans sa voie et ne s’en laissant détourner par rien ; portant du sérieux et de l’affection en tout, de cet approfondissement attentif et pénétré, quelque peu étranger à la nature française, et que les Allemands qui se l’arrogent expriment très bien par le mot Gründlichkeit, réalisant encore l’idée du σπουδαῖος d’Aristote, l’homme vertueux et non léger ; un gros front énorme venant en surcroît au portrait163 : l’autre gai, vif, ironique, espiègle même, le nez au vent, la lèvre mordante, alerte à tout, frondant sans merci, à l’exemple de Lucien ne respectant ni les hommes ni les dieux : chez l’un l’École normale en plein exercice et développement de son professeur modèle, dans tout le large de la tradition régulière et directe ; chez l’autre cette même École en rupture de ban, en pleine dissipation et feu d’artifice d’homme d’esprit émancipé, lancé à corps perdu à travers le monde, mais d’un homme d’esprit, remarquez-le, dont c’est trop peu dire qu’il pétillé d’esprit, car sous sa forme satirique et légère il fait bien souvent pétiller et mousser le bon sens même, et toujours dans le meilleur des styles : toutes qualités par où il témoigne encore de son excellente nourriture et tient, bon gré mal gré, de sa mère. […] Eh bien, je comprends tout, presque tout, maintenant que j’ai retrouvé Shakespeare et le public de Shakespeare, le poète et l’acteur aux prises avec cette populace turbulente, capricieuse, à laquelle il faut plaire, qu’il faut faire taire, faire rire et faire pleurer.

963. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — Chapitre IV. Addison. »

Il interdit les jurons en nous recommandant d’avoir perpétuellement présente l’idée du souverain Maître. « Cet hommage habituel bannirait d’entre nous l’impiété à la mode qui consiste à employer son nom dans les occasions les plus triviales… Ce serait un affront pour la raison que de mettre en lumière l’horreur et le sacrilége d’une telle pratique925. » Un Français, au premier mot, entendant qu’on lui défend de jurer, rirait peut-être : à ses yeux, c’est là une affaire de bon goût, non de morale. Mais s’il entendait Addison lui-même prononcer ce que je viens de traduire, il ne rirait plus. […] Le rire chez eux est tout en dedans ; ils évitent de se livrer ; ils s’amusent silencieusement.

964. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXXe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins » pp. 185-304

A-t-on jamais vu une seule nation (excepté les Abdéritains, peuple fou qui voulait rire) mettre sa jeunesse dans son sénat, demander leurs lumières à ceux qui n’ont rien appris, et leur expérience à ceux qui n’ont pas encore vécu ! […] Dupin et les Orléanistes auraient bien ri, le lendemain, d’un légitimiste de cœur refaisant après coup une seconde révolution de 1830, et réinstallant une seconde monarchie d’Orléans, pour l’attaquer le surlendemain ! […] Si jamais j’avais besoin de chercher des vengeurs de ce rire à contre sens, qui se trompe de but et qui s’attache au revers, je sais où je les trouverais !

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