En tout temps et en tout pays, il suffit qu’un changement considérable s’introduise dans la conception de la nature humaine, pour que, par contre-coup, on voie aussitôt l’utopie et la découverte germer sur les territoires de la politique et de la religion Mais cela ne suffit pas pour que la doctrine nouvelle se propage, ni surtout pour que, de la spéculation, elle passe à l’application. […] » — Il n’importe, et la jolie femme, bien conduite, va philosopher sans le savoir, trouver sans effort la définition du bien et du mal, comprendre et juger les plus hautes doctrines de la morale et de la religion Tel est l’art du dix-huitième siècle et l’art d’écrire. […] Il veut comme eux changer la religion régnante, il se conduit en fondateur de secte, il recrute et ligue des prosélytes, il écrit des lettres d’exhortation, de prédication et de direction, il fait circuler les mots d’ordre, il donne « aux frères » une devise ; sa passion ressemble au zèle d’un apôtre et d’un prophète Un pareil esprit n’est pas capable de réserve ; il est par nature militant et emporté ; il apostrophe, il injurie, il improvise, il écrit sous la dictée de son impression, il se permet tous les mots, au besoin les plus crus. […] On ne peut mettre ainsi en menue monnaie courante la religion, la légende, l’antique poésie populaire, les créations spontanées de l’instinct, les demi-visions des âges primitifs ; elles ne sont pas des sujets de conversation amusante et vive. […] Dans quels bas-fonds de garde-robe la politique et la religion vont-elles cacher leur linge sale De tout cela il faut rire pour ne pas pleurer, et encore, sous ce rire, il y a des larmes ; il finit en ricanement ; il recouvre la tristesse profonde, la pitié douloureuse.
Le cours de morale est très bien fait ; il n’en est pas de même du cours de dogme : le professeur est nouveau, ce qui joint à l’importance majeure, et personnelle pour moi, des traités de la Religion et de l’Église, m’arrangerait fort mal, si je ne trouvais auprès de ces autres messieurs le moyen d’y suppléer. […] À la base est le traité de la vraie Religion, où l’on essaye de démontrer le caractère surnaturel de la religion chrétienne, c’est-à-dire des Écritures révélées et de l’Église. […] Cette base, c’est le traité de la vraie Religion, lequel est tout à fait ruineux. Car non seulement on n’arrive pas à établir que la religion chrétienne soit plus particulièrement que les autres divine et révélée, mais on ne réussit pas à prouver que, dans le champ de la réalité attingible à nos observations, il se soit passé un événement surnaturel, un miracle. […] En admettant la thèse fondamentale du traité de la vraie Religion, le champ de bataille est restreint ; mais la bataille est loin d’être finie.
Son hôte de l’auberge du Raisin, en rentrant du Conseil de la ville et d’un palais magnifique et tout doré, vient servir les voyageurs à table, et l’homme qui sert à boire a autrefois mené quatre enseignes de gens de pied contre le roi, sous le comte Casimir, dans les guerres de religion. Montaigne fait causer son monde, et il tire de chacun les particularités les plus marquées : ainsi cet homme qui le sert, cette espèce de sommelier, et qui est, sous son air de domestique, une manière de seigneur, lui dit entre autres choses qu’ils ne se font nulle difficulté ni scrupule de religion de servir le roi contre les huguenots mêmes, tout huguenots qu’ils sont. […] A Bâle, où nos voyageurs sont reçus avec distinction et traités par la seigneurie de la ville avec des marques d’honneur et de cérémonie, Montaigne voit François Hotman, le célèbre jurisconsulte, rival de Cujas, échappé au massacre de la Saint-Barthélemy ; à souper où il l’invite, il le met, lui et un savant médecin de la ville, sur le chapitre de la religion, et il devine que, tout en protestant contre la romaine, ils sont peu d’accord entre eux. […] Partout où il allait, le premier soin de Montaigne était d’observer la mode du pays, quelque difficulté et gêne qu’il y trouvât ; c’était sa religion à lui.