Non, sans doute ; mais si l’on ne peut restituer la vérité et la couleur locale, parce qu’on n’est pas en présence du pur costume hébreu et qu’on peut toujours révoquer en doute la parfaite similitude du costume arabe moderne avec celui des patriarches, est-ce une raison pour trouver que Raphaël et Poussin aient fait pour le mieux, et que moins ils ont été fidèles en cela à la réalité, plus ils ont agi selon l’art ? […] La réalité, — toute la réalité, telle qu’il la voit, n’est pas son fait.
Bien qu’un poëte ne soit pas nécessairement un critique, que mille éléments suspects animent les jugements littéraires qu’il laisse tomber d’un ton d’oracle, et qu’on ne doive pas lui en demander un compte trop scrupuleux, pourtant la préface en vers de M. de Musset renferme, entre autres opinions contestables, un rapprochement entre Mérimée et Calderon, qui m’a semblé dépasser toutes les bornes de la licence poétique en pareille matière : L’un, comme Calderon et comme Mérimée, Incruste un plomb brûlant sur la réalité, etc. […] L’image du plomb incrusté dans la réalité, de l’effigie d’airain emportée d’un coup de ciseau, cette image si juste quand elle s’applique au père de Mateo Falcone, de Tamango et de Catalina, jure énormément avec la nature tout ailée du génie à qui l’on doit Psyché, le Lis du Carmel, et ces Actes sans nombre d’où les chants séraphiques s’exhalent comme des bouffées de chauds aromes ou les nuées d’encens dans les sanctuaires73. […] Le procédé d’exécution répond tout à fait à ce qu’on peut attendre : une simplicité parfaite, une force continue ; point de pomposo ni de bavardage ; point de réflexions ni de digressions ; quelque chose de droit qui va au but, qui ne se détourne ni d’un côté ni de l’autre, et pousse devant, en marquant chaque pas, comme un bélier sombre ; point de vapeurs à l’horizon ni de demi-teintes, mais des lignes nettes, des couleurs fortes dans leur sobriété, des ciels un peu crus, des tons graves et bruns ; chaque circonstance essentielle décrite, chaque réalité serrée de près et rendue avec une exactitude sévère ; chaque personnage conséquent à lui-même de tout point ; vrai de geste, de costume, de visage ; concentré et viril dans sa passion, même les femmes ; et derrière ces personnages et ces scènes, l’auteur qui s’efface, qu’on n’entend ni ne voit, dont la sympathie ni l’amour n’éclatent jamais dans le cours du récit par quelque cri irrésistible, et qui n’intervient au plus que tout à la fin, sous un faux air d’insouciance et avec un demi-sourire d’ironie.
L’auteur de Mademoiselle Justine de Liron 13, qui connaît cette littérature aimable et intime beaucoup mieux que nous, vient de l’augmenter d’une histoire touchante, qui, bien qu’offerte sous la forme du roman, garde à chaque ligne les traces de la réalité observée ou sentie. […] Si vous ne la reconnaissiez pas en la rencontrant dans la rue, ce serait votre faute. » Ainsi tout ce que Mlle de Liron a de brillant par la blancheur, Cécile l’a par le rembruni ; ce que l’une a de commun avec les femmes du Cantal, l’autre l’a avec les jolis enfants de Savoie ; le cou visiblement épaissi de Cécile est un dernier caractère de réalité, comme d’être un peu grasse ajoute un trait distinctif à Mlle de Liron. […] L’esprit a de grands avantages sur le corps : cependant le corps fournit souvent de petits goûts qui se réitèrent, et soulagent l’âme de ses tristes réflexions. » Ici, dans notre tête-à-tête des jeunes amants, la saveur de réalité, donnée par le petit festin, est tout aussitôt corrigée et relevée par le sacrifice.