Cette irrévéren-cieuse puissance, portant sur toute chose un œil ferme et scrutateur, est, par son essence même, coupable de lèse-majesté divine et humaine. […] Dès lors aussi les dépositaires de cette parole révélée seront supérieurs en droit aux investigateurs de la science humaine, ou plutôt ils seront la seule puissance devant laquelle les autres disparaissent, comme l’humain devant le divin. […] Et qu’on réponde oui ou non, le problème prétendu de l’accord de la foi et de la raison, supposant deux puissances égales qu’il s’agit de concilier, n’a pas de sens ; car, dans le premier cas, la raison disparaît devant la foi, comme le fini devant l’infini, et les orthodoxes les plus sévères ont raison ; dans le second, il n’y a plus que la raison, se manifestant diversement et néanmoins toujours identique à elle-même 46. […] La loi qu’on devrait poser à la nature humaine ne serait plus alors de porter à l’absolu toutes ses puissances ; la civilisation aurait son maximum, atteint par un balancement de contraires, et la sagesse serait de l’y retenir. […] Je ne connais rien de plus touchant et de plus naïf que les efforts que font les croyants, emportés forcément par le mouvement scientifique de l’esprit moderne, pour concilier leurs vieilles doctrines avec cette formidable puissance, qui les commande quoi qu’ils fassent.
Un littérateur est un homme dont l’esprit, né dispos aux généralisations, a été développé par l’éducation suivant sa tendance native ; dès sa maturité, l’esprit du littérateur sera devenu éminemment capable de littérature ; et éminemment signifie presque exclusivement ; la puissance de vision linéaire et la puissance de perception musicale se seront atténuées par le fait de la croissance de l’autre faculté ; et la prédominance de la capacité littéraire sera telle qu’un spectacle sensible sux esprits ordinaires sous une part égale des trois facultés, à lui littérateur apparaîtra — naturellement — redondant de littératures. […] Mais échauffé des plus nobles chimères, il a rêvé un art complexe de toutes les puissances de l’art ; j’ai dit que c’était l’époque de l’Œuvre d’art de l’avenir, de Drame et Opéra ; le jeune artiste, avant de comprendre que l’œuvre de Beethoven réside majeurement en ses quatuors de cordes, a vu dans le hasard d’un chœur concluant la neuvième symphonie le commencement d’un art nouveau ; il a calculé, le jeune artiste, que l’émotion de ses musiques se doublerait de l’émotion de ses poèmes et se triplerait de l’émotion de ses spectacles ; et — ne serait-ce pas le profond de la vérité ? […] Or, un homme, Klingsor de son nom, pâlissait d’une ambition méchante ; il voulait s’emparer de la sainte relique du Gral, toute puissance devant lui en descendre. […] Ainsi employa-t-il l’instrument qu’il s’était pendant vingt-cinq ans préparé (vingt-cinq ans de cette vie, exemple des vingt-cinq siècles de l’histoire de l’art), la musique, mais une musique riche de toutes les puissances détournées de toutes les sensations, et pour nos faiblesses d’intelligences commentée d’un somptueux appareil de légende, de poésie et de décorations architecturales et chorégraphiques, — cet instrument, l’art de la musique, étayé de divers artifices de littérature et de plastique.
Charles Quint, Belge et Espagnol bien plus qu’Allemand, était parvenu au faîte d’une puissance qui, ne pouvant s’accroître, devait décliner. […] Kant appelle connaissances empiriques ou à posteriori (Erkenntnisse empirischen, à posteriori) celles qui non-seulement présupposent l’expérience, mais en dérivent, et il appelle connaissances à priori (Erkenntnisse à priori) celles qui, bien qu’elles ne puissent naître sans l’expérience (Erfahrung), n’en dérivent pas et nous sont données par la seule puissance de l’esprit. […] « La raison, dit-il, parce qu’elle est capable de porter de pareils principes, abusée par une telle preuve de sa puissance, ne voit plus de bornes à sa passion de connaître. […] Tel est le destin ordinaire de la raison humaine dans la spéculation : elle achève d’abord son édifice le plus vite qu’elle peut, et c’est beaucoup plus tard qu’elle s’inquiète de savoir si le fondement en est solide. » Il faut donc une science qui, d’une part, recherche et constate les puissances naturelles de la raison, et qui, de l’autre, en mesure et en circonscrive la portée légitime. […] Cet instrument, c’est la raison pure, avec les puissances qui sont en elle ; ces fondemens, ce sont les jugemens synthétiques à priori que la raison pure développe à mesure qu’elle se développe elle-même.