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454. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Saint-Simon »

Les deux Introductions qu’il a placées à la tête de son volume de Saint-Simon portent la marque de son talent, à lui, — talent très vivant et très personnel. […] Les manuscrits de Saint-Simon, enlevés par ordre, furent portés aux Archives, comme on porte en terre, et ils y restèrent comme on reste en terre. Les croquemorts étourdis qui les y avaient portés n’y pensèrent plus ! […] Je retrouve bien ici le Louis XIV des Mémoires, peint et diminué souvent par la passion de l’écrivain ; mais j’ai le secret maintenant de cette passion, et j’admire encore qu’après ce crime de Louis XIV, qu’il a sondé jusque dans le fond de son horreur, Saint-Simon soit resté si juste… IX Écrit de cette plume immortelle qui traîne sa vaste phrase comme un de ces lourds manteaux de pourpre que des épaules d’Hercule pourraient seules porter, le Mémoire sur les légitimés pourrait s’appeler hardiment : « la Bâtardise dans l’Histoire », car, à propos des légitimés de Louis XIV, c’est l’histoire de la bâtardise en France et de la bâtardise en soi.

455. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Innocent III et ses contemporains »

Quelquefois, il est vrai, on l’y suppose, comme fit Saint-Chéron dans sa traduction du livre très politique et très peu catholique de Ranke, qui clama, mais assez vainement, car ceux qui lisent la supposition ne liront peut-être pas la réclamation, et, par un côté du moins, le coup est porté à cette opinion publique qui voit juste, mais à la longue, et qu’il faut d’autant plus se hâter de tromper qu’il est bien sûr qu’un jour ou l’autre elle reviendra de son erreur. […] Elle a bien discuté, bien nié, bien versé des mépris sur son chemin ; mais elle a manqué le meilleur coup qu’elle pût porter, l’observation vraie et cruelle, d’autant plus, cruelle qu’elle est vraie : c’est que tous les Papes, sans exception, tous les hommes, même les plus éminents, qui ont représenté l’Église et par qui l’Église a vécu, ont été moins grands que leur situation, et ont manqué d’une intelligence à la hauteur de leurs devoirs ; c’est que nul d’entre eux ne s’est servi, dans l’intérêt de l’institution catholique, de circonstances uniques dans l’histoire et qui semblaient aller d’elles-mêmes au-devant d’une main qui les prît au passage et qui sût les plier à ses desseins. […] C’était un de ces événements terribles même dans ce qu’ils ont de plus heureux, car s’ils ne portent pas aux nues, ils écrasent ; leur bonheur se retourne contre l’homme qui n’en a pas usé, et fait croire que la fortune s’est prostituée. […] Était-ce là se montrer digne de la porter ?

456. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Henri Heine »

Elle sait qu’elle a un deuil à porter… La Critique, — qui voit le ravage fait par les idées fausses et les négations infécondes dans une de ces merveilleuses organisations, une de ces lyres humaines accordées pour vibrer sous l’Affirmation infinie, comme dit M. de Schelling, — la Critique a le droit de demander compte à Heine des dons exquis d’originalité profonde et souveraine qu’il a sacrifiés à des idées, des théories et des passions parfaitement indignes de son génie. […] … » Elle a le droit de reprocher à Heine le gaspillage de son trésor et l’aveuglement des préoccupations volontaires sous lesquelles il a abaissé tellement sa pensée, que, même ôtée de dessous ces jougs, elle pourrait bien en porter la marque éternelle. […] Les événements de ces folles journées, où l’on vit les élus du crétinisme portés en triomphe et la sagesse aux abois, furent si inouïs, si fabuleux, qu’ils renversèrent les choses et les idées. […] Un jour, Henri Heine, dans sa floraison de jeunesse, écrivit, comme s’il eût senti les murmures en lui de cet horrible mal sous lequel il devait succomber, que « tout homme de génie était nécessairement malade et même que le génie n’était qu’à ce prix », et les gens qui se portaient bien trouvèrent la chose insolente et lui en firent la guerre.

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