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1409. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre neuvième. Les idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Les successeurs d’Hugo »

Il y joint une conscience scrupuleuse jusqu’à en être timorée, si bien qu’elle a fini par faire de la pensée du poète une timide ; — une timide vraiment, car elle n’ose parfois se porter en avant plutôt qu’en arrière ; pour chercher le bonheur, pour chercher l’idéal, elle s’arrête hésitante entre le passé lointain — incompris peut-être — et l’avenir indéterminé ; elle s’oublie volontiers dans l’un et se perd dans l’autre à la recherche de « l’étoile suprême », De celle qu’on n’aperçoit pas, Mais dont la lumière voyage Et doit venir jusqu’ici-bas Enchanter les yeux d’un autre âge. […] Ce qui porterait à le croire, c’est que le poète, pour faire cadrer jusqu’au bout les idées avec les images de sa description, va tout d’un coup faire une infidélité à son pessimisme et au nirvâna ; le « vol des paille-en-queue » étincelant au-dessus du gouffre noir, appelait quelque idée symétrique ; le poète, pour la trouver, ne recule pas devant une très heureuse inconséquence, et il en est récompensé par ces belles strophes : La vie a beau frémir autour de ce cœur Muet comme un morne, ascète absorbé par son Dieu ; Tout roule sans écho dans son ombre sans borne, Et rien n’y luit du ciel, hormis un trait de feu. […] Olivier a résolu d’aller porter des fleurs sur la tombe de sa mère, et sa pensée se trouve ramenée tout naturellement à son enfance, à sa mère : Olivier revoyait les plus minimes choses ; . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . […] … Et comme les bravos étaient en tonnerre, Je vis passer dans mon esprit de visionnaire, Déguenillés, hurlants sur des tas de pavés, Des hommes aux cheveux épars, aux poings levés, Qui portaient, en roulant leurs yeux d’épileptiques Des têtes et des cœurs tout sanglants sur des piques.

1410. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Gustave Flaubert. Étude analytique » pp. 2-68

Dans ce livre, dans Bouvard et Pécuchet qui en est l’analogue, plus ironique et moins profond, Flaubert tente par une synthèse générale, en dehors de toute intrigue et de toute psychologie, de représenter l’histoire du développement de l’esprit humain, de son insatiable inquiétude, sans cesse assaillie de solutions, de systèmes, de révélations qu’il adopte, qu’il subit et qu’il abandonne en une révolution que le scepticisme de l’écrivain le portait à concevoir circulaire. […] Son amour des mots indéfinis  c’est-à-dire tels qu’ils provoquent dans l’esprit non une image, mais la sourde tendance à en former une et le vif sentiment d’effort et d’élation qui accompagne toute tendance intellectuelle confuse  le porta aux sujets où il pouvait le satisfaire, aux époques lointaines et vagues, aux mouvements intimes de l’âme féminine, aux scènes lunaires et aux théogonies mortes. […] Quand Flaubert dit à la première phrase de Madame Bovary : « Nous étions à l’étude quand le proviseur entra suivi d’un nouveau, habillé en bourgeois, et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre, … » il dit simplement, en le moins de mots nécessaires, et en des mots simplement justes, un fait dont son imagination contenait l’image. […] Comme toute tendance anormale, cette phrasiomanie de Flaubert portait en elle des menaces de destruction.

1411. (1856) Cours familier de littérature. I « IIIe entretien. Philosophie et littérature de l’Inde primitive » pp. 161-239

III La première pensée de l’homme lettré, au milieu de la nature ou de la société, est de chercher l’auteur de son être, pour lui porter l’hommage d’amour, de terreur, d’adoration ou de vertu qui lui est dû. […] Or, pour que l’homme de bien se portât de lui-même à ce devoir difficile, il fallait qu’il eût en lui une secrète conviction de l’utilité de ce dévouement à sa famille terrestre ; il fallait qu’il crût vaguement à la possibilité de servir, d’améliorer, de perfectionner le sort commun. […] Le sort est le sort, l’arrêt est porté, le monde est vieux ; on a rêvé avant vous : ces sophistes de la félicité croissante ont protesté depuis des milliers de siècles, ils n’ont pas fait révoquer une syllabe de la destinée. […] Une telle littérature atteste, par son existence à cette époque reculée du monde, une de ces deux choses : ou bien une révélation primitive dont les perfections étaient encore présentes à la mémoire de l’homme, ou bien une maturité consommée d’âge et de raison qui portait déjà ses fruits de sagesse et de sainteté dans la philosophie et dans la poésie de la prodigieuse vieillesse d’une telle race humaine.

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