Pourtant ce personnage de Jeanne, la bergère d’Ep-Nell, est bien poétique, bien romanesque encore ; les souvenirs druidiques interviennent dès les premières pages pour agrandir et idéaliser la réalité. […] À côté de cette création poétique il y a l’observation de la nature vulgaire, la belle Madelon à côté de la petite Fadette, de même que dans Jeanne il y avait la coquette Claudie à côté de la belle et chaste bergère. Tous ces jeunes cœurs, les naturels autant que les poétiques, ceux des filles comme ceux des garçons, sont connus, maniés, montrés à jour par Mme Sand, comme si elle les avait faits. […] Mais il y a aussi des parties supérieures et peut-être plus fortes, plus poétiques en elle, et que je suis loin de méconnaître.
Puis, quand on regarde au-delà du premier plan, et qu’on entre dans le détail des productions poétiques qui continuent s’imprimer, on est frappé de la quantité de directions qui s’entrecroisent sans paraître se contrarier et sans se détruire. […] Vous qui vivez dans le monde des faits, dans celui de l’histoire et de la politique, vous croyez peut-être qu’on ne tourne plus depuis longtemps de rondeaux ni de triolets ; vous n’êtes pas au courant de la civilisation poétique du jour. […] Les grands chefs d’école, les guides poétiques, se sont mal conduits ou se sont conduits au hasard, en dissipateurs ; sur ce point comme sur tant d’autres, les jeunes talents les ont trop imités. […] Si j’avais pourtant à le faire, je dirais que, malgré des fautes trop fréquentes et de mauvaises habitudes de goût, jamais peut-être la vraie matière poétique en circulation n’a été plus abondante, jamais la main-d’œuvre plus vulgarisée, et plus à la portée de ceux qui en abusent comme de ceux qui en sauront profiter.
Une poétique du temps d’Élisabeth et de Philippe II se serait mal appliquée aux événements fabuleux ou historiques de l’antiquité ; il y aurait eu une sorte de disconvenance et presque d’anachronisme à traiter des sujets grecs autrement que ne les auraient traités les Grecs eux-mêmes. […] Qu’ils y arrivent, et il sera temps alors pour nous de les combattre, de leur démontrer que ces règles contre lesquelles on se mutine, sont pourtant les seules bases sur lesquelles puisse être assis le système dramatique d’un peuple éclairé, et qu’elles sont elles-mêmes fondées sur les résultats de l’expérience, lentement convertis en axiomes ; qu’elles ne sont pas, comme on a l’air de le croire, des lois imposées à l’imagination par le caprice d’un vieux philosophe grec du temps d’Alexandre, et que l’auteur de la Poétique n’a pas plus inventé les unités, que l’auteur de la Logique n’a créé les syllogismes ; que ces lois, établies pour les intérêts de tous, font seules du théâtre un art, et de cet art une source d’illusions ravissantes pour le spectateur et de succès glorieux pour le poète ; qu’elles ont le double avantage d’élever un obstacle contre lequel le génie lutte avec effort pour en triompher avec honneur, et une barrière qui arrête l’invasion toujours menaçante de la médiocrité aventureuse ; qu’on peut quelquefois essayer de reculer les limites de l’art, et quelquefois même, comme a dit Boileau, tenter de les franchir, mais qu’il ne faut jamais les renverser ; et qu’enfin, il en peut être de la littérature comme de la politique, où quelques concessions habilement faites à la nécessité des temps, préservent l’édifice de sa ruine, et le rajeunissent, tandis qu’une révolution complète, renversant tout ce qu’elle rencontre, bouleversant tout ce qu’elle ne détruit pas, plaçant le crime au-dessus de la vertu, et la sottise au-dessus du génie, engloutit dans un même gouffre la gloire du passé, le bonheur, du présent, et les espérances de l’avenir. […] Parce que l’imagination aime à achever les tableaux qu’on lui présente, faut-il que des descriptions poétiques ressemblent à ces figures indécises et changeantes que les nuages offrent à nos yeux ? […] Si je pouvais me croire le droit de leur adresser quelques avis, je leur dirais : Laissez enfin pour morts ces héros de la Grèce et de Rome, que nos poignards tragiques ont épuisés de sang ; faites revivre les personnages des âges chrétiens et chevaleresques : mais gardez-vous d’appliquer à ces sujets d’un temps barbare, les règles d’une poétique plus barbare encore, et n’imitez pas ce peintre de nos jours, qui voudrait représenter les princes et les guerriers du dixième siècle, dans le style gothique des vitraux de leurs chapelles, ou du marbre de leurs tombeaux.