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849. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1873 » pp. 74-101

Au moment de passer à table, je prétexte une migraine, et rentre chez moi, doucement penser à lui. […] Aujourd’hui, j’ai reçu un diplôme de Bethléem, qui me nomme membre de la Société, je sais par le timbre qui porte New-York, que c’est en Amérique, et voilà tout… N’y a-t-il pas des Sociétés en Australie, ayant déjà publié sur l’histoire naturelle, des travaux de la plus grande importance… Un jour il sera impossible de connaître seulement les localités scientifiques… Et la mémoire pourra-t-elle suffire… Pensez-vous qu’à l’heure présente, pour ma partie, il y a, par an, huit cents mémoires dans les trois langues, anglaise, allemande, française ! » Et il termine, en disant qu’il pense que ça finira, comme en Chine, où il croit à une science primordiale complètement perdue, et réduite et tombée à des recettes industrielles. […] Quand j’entends ces blagueurs, ces enflés de la parole, parler de leurs travaux sur l’antiquité, je pense à notre travail sur la révolution, à cette lecture de livres et de brochures, qui feraient une lieue de pays, à ce plongement dans cet immense papier du journalisme, où nul n’avait mis le nez, à ces journées, à ces nuits de chasse dans l’inconnu sans limites, je nous revois pendant deux ans, retirés du monde, de notre famille, ayant donné nos habits noirs, pour ne pouvoir aller nulle part, nous payant seulement, après notre dîner, la distraction d’une promenade d’une heure, dans le noir des boulevards extérieurs… et en mon dédain silencieux, je les laisse blaguer.

850. (1767) Salon de 1767 « Adressé à mon ami Mr Grimm » pp. 52-65

Ce sont ces gens-là qui décident à tort et à travers des réputations ; qui ont pensé faire mourir Greuze de douleur et de faim ; qui ont des galeries qui ne leur coûtent guères ; des lumières ou plutôt des prétentions qui ne leur coûtent rien ; qui s’interposent entre l’homme opulent et l’artiste indigent ; qui font payer au talent la protection qu’ils lui accordent ; qui lui ouvrent ou ferment les portes ; qui se servent du besoin qu’il a d’eux pour disposer de son temps ; qui le mettent à contribution ; qui lui arrachent à vil prix ses meilleures productions ; qui sont à l’affût, embusqué derrière son chevalet ; qui l’ont condamné secrètement à la mendicité, pour le tenir esclave et dépendant ; qui prêchent sans cesse la modicité de fortune comme un aiguillon nécessaire à l’artiste et à l’homme de lettres, parce que, si la fortune se réunissait une fois au talent et aux lumières, ils ne seroient plus rien ; qui décrient et ruinent le peintre et le statuaire, s’il a de la hauteur et qu’il dédaigne leur protection ou leur conseil ; qui le gênent, le troublent dans son attelier, par l’importunité de leur présence et l’ineptie de leurs conseils ; qui le découragent, qui l’éteignent, et qui le tiennent, tant qu’ils peuvent dans l’alternative cruelle de sacrifier ou son génie, ou son élevation, ou sa fortune. […] Laisse là ce reproche que les sots, qui ne pensent point, font aux hommes profonds qui pensent… tenez, sans m’alambiquer tant l’esprit ; quand je veux faire une statue de belle femme ; j’en fais déshabiller un grand nombre ; toutes m’offrent de belles parties et des parties difformes ; je prends de chacune d’elles ce qu’elles ont de beau… et à quoi le reconnois-tu ? […] Je le pense, du moins en suivant la route qu’ils tiennent ; en n’étudiant que la nature, en ne la recherchant, en ne la trouvant belle que d’après des copies antiques, quelque sublimes qu’elles soient et quelque fidelle que puisse être l’image qu’ils en ont.

851. (1911) Jugements de valeur et jugements de réalité

Il y aurait donc une manière de penser le réel, et une autre, très différente, pour l’idéal ; et c’est par rapport aux idéaux ainsi posés que serait estimée la valeur des choses. […] Alors, tout ce qui a été dit, fait, pensé, senti pendant la période de tourmente féconde ne survit plus que sous forme de souvenir, de souvenir prestigieux, sans doute, tout comme la réalité qu’il rappelle, mais avec laquelle il a cessé de se confondre. […] Il y a, d’un côté, ce qui est donné dans les sensations et les perceptions et, de l’autre, ce qui est pensé sous formes d’idéaux. […] Il n’y a pas une manière de penser et de juger pour poser des existences et une autre pour estimer des valeurs.

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