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953. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « Figurines »

Et les saints eux-mêmes ne sont pas fâchés sans doute de pouvoir mépriser en sûreté de conscience, par une pensée religieuse, ce que le vulgaire déteste par un mouvement naturel. […] Ne croyez-vous pas que Renan eût contresigné cette pensée : « Tâchez de raisonner largement. Il n’est pas nécessaire que la vérité se trouve exactement dans tous les mots, pourvu qu’elle soit dans la pensée et dans la phrase. […] Cet homme d’une si intransigeante audace de pensée était devenu énergiquement « conservateur ». […] Mais, comme il est académicien, qu’il mène forcément une vie plutôt artificielle et mondaine, la vie que son nom et sa condition lui imposent, et qu’il est, quoi qu’il fasse, sinon d’une coterie, au moins d’une société, avec qui qui sa pensée intime n’a presque rien ’ de commun, il semble, en quelque manière, exilé dans son monde.

954. (1839) Considérations sur Werther et en général sur la poésie de notre époque pp. 430-451

Ces pensées qui se pressent dans l’esprit sans qu’on puisse les changer en acte de la volonté, le contraste singulier d’une vie beaucoup plus monotone que celle des anciens et d’une existence intérieure beaucoup plus agitée, causent une sorte d’étourdissement semblable à celui qu’on prend sur le bord de l’abîme ; et la fatigue même qu’on éprouve, après l’avoir longtemps contemplé, peut entraînera s’y précipiter. […] C’est, dit-elle, la peinture des maladies de l’imagination dans notre siècle ; et la cause de ces maladies, elle la trouve dans ces pensées qui nous assiègent, et qui ne peuvent se changer en actes, c’est-à-dire dans le contraste de notre développement intellectuel et sentimental, à nous autres modernes, avec la triste vie à laquelle nous condamne la constitution actuelle de la société. […] Il ne s’agit plus avec lui de désirs ardents mais vagues, de pensées qui se pressent dans l’esprit sans qu’on puisse les réaliser en actes, parce que la vie sociale ne répond pas à l’activité de notre âme. […] Vos peintres rendent la nature sans vérité et sans idéal, et aucune pensée ne dirige leur pinceau. […] et toi, Goethe, après avoir dit deux fois la terrible pensée de ton siècle, tu sembles avoir voulu t’arracher au tourment qui t’obsédait, en remontant les âges, te contentant de promener ton imagination passive de siècle en siècle, et de répondre comme un simple écho à tous les poètes des temps passés.

955. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Victor Hugo »

Cet énumérateur qu’on appelle Victor Hugo ne se contente pas de jeter au moule de son vers quelque bonne pensée, et de passer fièrement outre pour recommencer et en jeter une autre dans le creuset brûlant et insatiable. […] Quand il en a une (comme dans La Colère du bronze), il revient sur elle ; il la reprend ; il la piétine ; il reste, sans bouger d’un seul pas, sur cette pensée, parce qu’il ne peut pas aller à une autre. […] … Si on me défiait, je pourrais multiplier des citations pareilles, — qui montreraient ce que devient Hugo quand il se livre à ses visions par trop cornues, et combien ce visionarisme dont on lui a fait un mérite poétique décompose son regard, sa pensée et sa langue. […] Dussent les murailles parler encore2, il faut pourtant que je dise aussi ma pensée sur les Chansons des rues et des bois, antérieures de plusieurs années à cette seconde partie de La Légende des Siècles. […] Tout ce que n’est pas Hugo par la pensée, par l’image, par le mot, il l’est par le rythme, mais par le rythme seul.

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