Les hommes qui sont si soigneux à se réserver pour les circonstances n’impriment pas tous les matins leurs pensées, ne prodiguent pas à ce point leurs conseils et les contradictions motivées qu’ils croient utiles. […] Pendant ces années 1798-1799, où se fit l’expédition d’Égypte, Roederer, comme s’il eût compris qu’il n’y avait qu’à attendre, s’occupa moins de discussions politiques ; il écrivit de préférence sur la littérature ; il s’attacha à réfuter l’ouvrage de Rivarol contre la philosophie moderne ; car, en fait de doctrines philosophiques et autres, la pensée de Roederer était de rectifier le xviiie siècle sans l’abjurer. […] Nul n’osera interrompre son silence avec indiscrétion, non que l’on craigne un moment de mauvaise humeur, mais uniquement parce qu’on sent qu’il existe, pour ainsi dire, entre lui et soi, une grande pensée qui l’occupe et le défend d’une approche familière. […] Jamais homme ne fut plus entier à ce qu’il faisait, et ne distribua mieux son temps entre les choses qu’il avait à faire ; jamais esprit plus inflexible à refuser l’occupation, la pensée qui ne venait ni au jour ni à l’heure, ni plus ardent à la chercher, plus agile à la poursuivre, plus habile à la fixer, quand le moment de s’en occuper est venu. — Le style de Roederer a emprunté ici de sa simplicité nerveuse au sujet même qu’il avait sous les yeux et qui présidait à sa pensée ; il s’est reflété en lui comme un rayon du modèle.
Parmi les hommes qui se consacrent aux travaux de la pensée et dont les sciences morales et philosophiques sont le domaine, rien de plus difficile à rencontrer aujourd’hui qu’une volonté au sein d’une intelligence, une conviction, une foi. […] Je sais qu’en parlant à dessein de celui des hommes de notre temps qui offre peut-être le plus magnifique exemple de cette union consubstantielle et sacrée de la volonté avec l’intelligence sous le sceau de la foi, de celui dont l’esprit et la pratique, toute la pensée et toute la vie, se sont si docilement soumises, si ardemment employées aux conséquences efficaces de doctrines en apparence délaissées, et aussi compromises qu’elles pouvaient l’être ; — je sais que nous avons à nous garder nous-même de cette étude inféconde, et de cette admiration curieuse sans résultat, dont nous venons de signaler la plaie. […] Buonaparte opprimait la pensée par des mesures de police arbitraires, mais une sorte de pudeur l’empêcha toujours de transformer en ordre légal le système de tyrannie qu’il avait adopté. […] Le style de l’Essai sur l’indifférence, qui s’est épuré, affermi encore, s’il se peut, dans les deux écrits subséquents de l’auteur (la Religion considérée dans ses rapports, etc., et les Progrès de la Révolution), possède au plus haut degré la beauté propre, je dirai presque la vertu inhérente au sujet ; grave et nerveux, régulier et véhément, sans fausse parure ni grâce mondaine, style sérieux, convaincu, pressant, s’oubliant lui-même, qui n’obéit qu’à la pensée, y mesure paroles et couleurs, ne retentit que de l’enchaînement de son objet, ne reluit que d’une chaleur intérieure et sans cesse active. […] Pour plus de garantie contre le relâchement et par une sorte de sainte inquiétude, il s’est voué à un exercice infatigable dans la rude voie où la Grâce l’a glorifié ; c’est un trappiste de l’intelligence : l’application opiniâtre de la pensée catholique aux diverses portions du domaine scientifique et social, tel est le champ qu’il laboure chaque matin dès avant l’aurore.
Vinet est un des maîtres les plus éclairés de la diction, parce que, si j’osais exprimer toute ma pensée, je dirais qu’après M. […] Combien d’heureux traits d’une concision ingénieuse, où la pensée se double, en quelque sorte, dans l’expression, et fait deux coups d’un même jet ! […] Sa science de langue, de synonymie et de cœur, va souvent à l’éloquence d’onction ou de pensée, mais ne s’envole pas volontiers aux grandes choses d’imagination. […] Dans son Précis, il a écrit sur Quesnel une phrase de vif éloge, qui semble indiquer qu’il n’a pas été étranger à l’heureux choix des pensées de cet auteur, que le Semeur a publié. […] Quant aux deux discours sur l’Étude sans terme, nous y pourrions louer longuement le moraliste, et même, dans le premier discours, admirer des traits d’imagination et de pensée colorée, plus forts, plus grands que le didactique du genre n’en permet d’ordinaire à M.