Une après-midi qu’il était avec son truchement à interroger le chef de famille, deux femmes entrèrent brusquement sous la tente, et l’une d’elles assaillit de paroles très vives le pauvre homme qui était son mari et qui se tenait coi, l’oreille basse. […] À l’instant il prit la parole et fit dire par son truchement à la dame en colère qu’il était un savant venu de fort loin pour observer les mœurs, les coutumes des Bachkirs, et voir ce qu’il pourrait en rapporter d’utile pour son pays ; mais qu’il n’était nullement dans son intention de jeter le moindre trouble dans la famille et que, s’il était la cause involontaire de quelque dommage pour ses hôtes, il prétendait les en indemniser et au-delà. À ces paroles bienveillantes et bien sonnantes, rapportées par le truchement, la physionomie de la mère de famille s’éclaircit, la volubilité d’injures cessa, la paix rentra dans le ménage ; mais le voyageur moraliste put s’assurer que là, comme presque partout ailleurs, la femme, dès qu’elle veut en prendre la peine, est aisément maîtresse au logis.
Au reste, Jordan n’est pas en défense contre l’éloquent abbé ; il se laisse gagner à ses manières civiles, au charme abondant de cette parole qu’on voit d’ici se dérouler ; et à quelques pages plus loin, on lit dans le courant du Journal : « J’eus une conversation fort agréable avec M. […] Ces Prevost avaient la parole vive comme l’imagination, mais avec eux beaucoup de choses se passaient en paroles262. […] Il suffirait, pour combattre le mauvais effet des paroles de Collé, et pour prouver que Prevost resta digne jusqu’à la fin de la société des honnêtes gens, d’opposer le témoignage de Jean-Jacques, qui, dans ses Confessions (partie II, livre VIII), parle de l’abbé qu’il avait beaucoup vu, comme d’un homme très-aimable, très-simple ; Jean-Jacques seulement ajoute qu’on ne retrouvait pas dans sa conversation le coloris de ses ouvrages.
Ceux en qui ces sentiments ont germé, écoulent dévotement avec une paisible assurance la parole qui convient la science. […] De cette facilité dont les âmes jeunes croient à la parole enseignée ou écrite, il résulte un autre inconvénient. […] Ils ont si peu cherché, si constamment fui tout ce qui est singularité ou exception, que, dès le jeune âge, on peut les goûter sans idolâtrie, autrement que sur parole, par une claire intelligence de leur profonde vérité.