Tourguénef nous emmène à Bade, dans les salons de l’aristocratie russe, ou qu’il nous fasse entendre les paroles mystiques du nain Caciane, au fond d’une forêt du gouvernement de Kalouga, ou que ce soit la vie infiniment triste et monotone d’un propriétaire végétant seul au milieu des boues de son bien qu’il nous montre, immédiatement, de plain-pied, nous pénétrons dans le cercle de ces existences lointaines ; comme séduits par une incantation, nous prenons notre part à d’autres souffrances et à d’autres passions que les nôtres, jusqu’à ce que le rayon de nos émotions et de notre expérience comprenne toute une époque et toute une terre, où nous emporte une illusion aussi complète et aussi impérieuse qu’un rêve. […] Il se retourne, et je vous jure ma parole que de ma vie je n’ai vu d’yeux si perçants. […] Mais toute sa vie, quand la vieillesse arrive, se résume en ce zéro : « Des paroles, toujours des paroles, jamais d’actions. » Roulant ainsi d’entreprise en entreprise, de place en place, d’un pays à un autre, il finit par se faire obscurément et inutilement fusiller sur une barricade, à l’étranger, sans armes, et lorsque l’émeute est déjà réprimée.
Dès que je vis celle-là praticable, je ne l’abandonnai plus. » Toujours reviennent ces fortes paroles d’indomptable patience1028. […] Puis, relisant ces paroles : « jamais, jamais je ne t’abandonnerai, — à l’instant l’idée me vint que ces paroles étaient pour moi ; car pourquoi m’auraient-elles été adressées de cette façon, juste au moment où je m’affligeais de ma condition, me croyant abandonné de Dieu et des hommes1033 ? […] Il faut lire ces longues conversations où nulle parole n’est lâchée sans calcul, véritables duels renouvelés tous les jours avec la mort, bien plus avec le déshonneur en face. […] Vingt épîtres de vingt pages ne montrent pas un caractère, et une vive parole le fait. […] Monsieur Square et monsieur Thwackum, vos tirades sur la vertu philosophique ou la vertu chrétienne sont des exercices de parole utiles pour digérer au dessert.
La parole est abondante, toutefois sans grand brillant, et sans le mordant de l’esprit, et sans la couleur du verbe ; ce ne sont que des faits, des faits curieux, des faits paradoxaux, des faits épatants, qu’il tire d’une voix enrouée du fond d’une immense mémoire. […] Et toujours cependant dans sa parole, la rédaction de ces formules sur les gens et les choses, les définissant et les résumant en une phrase courte et rapide, ainsi que dans les légendes de ses lithographies. […] Il me semble que j’entre dans un monde de diplomatie particulière, où la parole est donnée à l’acteur pour déguiser l’envie qu’il a d’un rôle, la crainte qu’il a de le voir aller à un autre. […] Une poignée de main vive, des paroles animées, des gestes de passion. […] C’est la recherche et la trouvaille du geste qui est le geste de la parole qu’on dit, la formation des groupes, les communications établies ou brisées entre les personnages, tous les soulignements mis sous les paroles, le naturel à se lever, à s’asseoir, qui demande des dix reprises de la scène : toutes petites choses si absolues, si positives, d’une vérité si flagrante, qu’elles font crier, aussitôt trouvées : « C’est cela !