D’ailleurs, aujourd’hui, il n’est peut-être point hors de propos de remettre sous les yeux des lecteurs les deux pages qu’on vient de transcrire.
Messager, page, homme de confiance.
« Et vous la connaissez bien, amis des universités populaires : car le maître qui consacra tant de belles pages à la “biographie psychologique” d’Ernest Renan et qui, par ses discours et ses écrits, nous a fait mieux connaître les pinceaux enchanteurs de l’immortel Watteau »,… On dit le pinceau, d’habitude ; il est vrai qu’il en avait plusieurs. […] Si je voulais chercher dans l’Avenir de la science tout cet orgueil, toute cette assurance et cette naïve certitude, il me faudrait citer tout l’Avenir de la science, et une aussi énorme citation m’attirerait encore des désagréments avec la maison Calmann Lévy ; ce livre n’est rien s’il n’est pas tout le lourd et le plein évangile de cette foi nouvelle, de cette foi la dernière en date, et provisoirement la définitive ; tout ce livre admirable et véritablement prodigieux, tout ce livre de jeunesse et de force est dans sa luxuriante plénitude comme gonflé de cette foi religieuse ; on me permettra de n’en point citer un mot, pour ne pas citer tout ; nous retrouverons ce livre d’ailleurs, ce livre bouddhique, ce livre immense, presque informe ; car j’ai toujours dit, et j’ai peut-être écrit que le jour où l’on voudra sérieusement étudier le monde moderne c’est à l’Avenir de la science qu’il faudra d’abord et surtout s’attaquer ; le vieux pourana de l’auteur, écrit au lendemain de l’agrégation de philosophie, comme elle était alors, passée en septembre, écrit dans les deux derniers mois de 1848 et dans les quatre ou cinq premiers mois de 1849, le gros volume, âpre, dogmatique, sectaire et dur, l’énorme paquet littéraire, le gros livre, avec sa pesanteur et ses allures médiocrement littéraires, le bagage, le gros volume, le vieux manuscrit, la première construction, les vieilles pages, l’essai de jeunesse, de forme naïve, touffue souvent abrupte, pleine d’innombrables incorrections, le vieil ouvrage, avec ses notes en tas, le mur aux pierres essentielles, demeure pour moi l’œuvre capitale de Renan, et celle qui nous donne vraiment le fond et l’origine de sa pensée tout entière, s’il est vrai qu’une grande vie ne soit malheureusement presque toujours qu’une maturité persévérante réalisée, brusquement révélée dans un éclair de jeunesse ; Renan lui-même en a beaucoup plus vécu, encore beaucoup plus qu’il ne l’a dit dans sa préface ; et le vieux Pourana de l’auteur est vraiment aussi le vieux Pourana du monde moderne ; combien de modernes, le disant, ne le disant pas, en ont vécu ; aujourd’hui encore, inconsciemment ou non, tous nous en vivons, sectaires et libertaires, et, comme le dit Hugo, mystiques et charnels. […] Les différents feuillets se pénètrent réciproquement, et l’on rapporte à une page des lettres qui viennent de dix pages plus loin. […] Mais, si on l’ouvre pour examiner l’arrangement intérieur de ses organes, on y trouve un ordre aussi compliqué que dans les vastes chênes qui la couvrent de leur ombre ; on la décompose plus aisément ; on la met mieux en expérience ; et l’on peut découvrir en elle les lois générales, selon lesquelles toute plante végète et se soutient. » Je me garderai de mettre un commentaire de détail à ce texte ; il faudrait écrire un volume ; il faudrait mettre, à chacun des mots, plusieurs pages de commentaires, tant le texte est plein et fort ; et encore on serait à cent lieues d’en avoir épuisé la force et la plénitude ; et je ne peux pas tomber moi-même dans une infinité du détail ; d’ailleurs nous retrouverons tous ces textes, et souvent ; c’était l’honneur et la grandeur de ces textes pleins et graves qu’ils débordaient, qu’ils inondaient le commentaire ; c’est l’honneur et la force de ces textes braves et pleins qu’ils bravent le commentaire ; et si nul commentaire n’épuise un texte de Renan, nul commentaire aussi n’assied un texte de Taine ; aujourd’hui, et de cette conclusion, je ne veux indiquer, et en bref, que le sens et la portée, pour l’ensemble et sans entrer dans aucun détail ; à peine ai-je besoin de dire que ce sens, dans Taine, est beaucoup plus grave, étant beaucoup plus net, que n’étaient les anticipations de Renan ; ne nous laissons pas tromper à la modestie professorale ; ne nous laissons d’ailleurs pas soulever à toutes les indignations qui nous montent ; je sais qu’il n’v a pas un mot dans tout ce Taine qui aujourd’hui ne nous soulève d’indignation ; attribuer, limiter Racine au seul dix-septième siècle, enfermer Racine dans le siècle de Louis XIV, quand aujourd’hui, ayant pris toute la reculée nécessaire, nous savons qu’il estime des colonnes de l’humanité éternelle, quelle inintelligence et quelle hérésie, quelle grossièreté, quelle présomption, au fond quelle ignorance ; mais ni naïveté, ni indignation ; il ne s’agit point ici de savoir ce que vaut Taine ; il ne s’agit point ici de son inintelligence et de son hérésie, de sa grossièreté, de son ignorance ; il s’agit de sa présomption ; il s’agit de savoir ce qu’il veut, ce qu’il pense avoir fait, enfin ce que nous voyons qu’il a fait, peut-être sans y penser ; il s’agit de savoir, ou de chercher, quel est, au fond, le sens et la portée de sa méthode, le sens et la portée des résultats qu’il prétend avoir obtenus ; ce qui ressort de tout le livre de Taine, et particulièrement de sa conclusion, c’est cette idée singulière, singulièrement avantageuse, que l’historien, j’entends l’historien moderne, possède le secret du génie. […] Choisi, le grand mot est là ; choisir est un moyen d’art ; comment choisir, si l’on ne veut absolument pas employer les moyens d’art ; choisir, c’est faire un raccourci ; et le raccourci est un des moyens d’art les plus difficiles ; comment choisir, donc, si l’on refuse absolument d’employer les moyens d’art ; comment choisir, enfin, dans l’indéfinité, dans l’infinité du détail, dans l’immensité du réel, sans quelque intuition, sans quelque aperception directe, sans quelque saisie intérieure ; aussi longtemps qu’un moderne, un historien poursuit toutes les indéfinités, toutes les infinités du détail, et la totalisation du savoir, il est fidèle à lui-même, il travaille servilement, il ne produit pas ; aussitôt qu’il produit, fût-ce un article de revue, un filet de journal, une note au bas d’une page, une table des matières, c’est qu’il est infidèle aux pures méthodes modernes, c’est qu’il choisit, c’est qu’il élimine, qu’il arrête la poursuite indéfinie du détail, qu’il fait œuvre d’artiste, et par les moyens de l’art.