On se gardait de changer, de corriger un mot aux manuscrits ; on n’osait contredire des assertions infaillibles ; il semblait qu’il n’y eût plus rien à découvrir après lui et qu’on fût réduit pour jamais à coudre des commentaires admiratifs à cet Évangile philosophique. […] Ramus ose médire d’Aristote et entreprend de modifier l’enseignement supérieur. […] Elle exclura l’abbé de Saint-Pierre pour avoir osé juger avec sévérité le souverain défunt.
Puis, au bout de quelques secondes, le regard perçoit dans ces apparences de madrépores du premier moment, les ressauts et les rentrants, les saillies et les cavités de tout un monde de délicieuses petites académies, pour ainsi dire, remuantes, que la sculpture de Rodin a l’air d’emprunter à l’épique dégringolade du « Jugement dernier » de Michel-Ange, et même à de certaines ruées de multitudes, dans les tableaux de Delacroix, et cela avec un relief sans exemple, et que lui seul et Dalou ont osé. […] » — C’est écrit sur son petit cahier, mais il n’ose pas le laisser, et est à la recherche d’un synonyme moins naturaliste. — Le lendemain, on trouve sur le banc, où l’académicien était assis, un chapeau à bords solennels, un chronomètre et une carte de visite. […] Une salle qui n’ose ni rire, ni applaudir.
VII Mais vous approchez des Alpes ; les neiges violettes de leurs cimes dentelées se découpent le soir sur le firmament, profond comme une mer ; l’étoile s’y laisse entrevoir au crépuscule comme une voile émergeant sur l’océan de l’espace infini ; les grandes ombres glissent de pente en pente sur les flancs des rochers noircis de sapins ; des chaumières, isolées et suspendues à des promontoires comme des nids d’aigles, fument du foyer de famille du soir, et leur fumée bleue se fond en spirales légères dans l’éther ; le lac limpide, dont l’ombre ternit déjà la moitié, réfléchit dans l’autre moitié les neiges renversées et le soleil couchant dans son miroir ; quelques voiles glissent sur sa surface, les barques sont chargées de branchages coupés de châtaigniers, dont les feuilles trempent pour la dernière fois dans l’onde ; on n’entend que les coups cadencés des rames qui rapprochent le batelier du petit cap où la femme et les enfants du pêcheur l’attendent au seuil de sa maison ; ses filets y sèchent sur la grève ; un air de flûte, un mugissement de génisse dans les prés, interrompent par moments le silence de la vallée ; le crépuscule s’éteint, la barque touche au rivage, les feux brillent çà et là à travers les vitraux des chaumières ; on n’entend plus que le clapotement alternatif des flots endormis du lac, et de temps en temps le retentissement sourd d’une avalanche de neige dont la fumée blanche rejaillit au-dessus des sapins ; des milliers d’étoiles, maintenant visibles, flottent comme des fleurs aquatiques de nénuphars bleus sur les lames ; le firmament semble ouvrir tous ses yeux pour admirer ce bassin de montagnes ; l’âme quitte la terre, elle se sent à la hauteur et à la proportion de l’infini ; elle ose s’approcher de son Créateur, presque visible dans cette transparence du firmament nocturne ; elle pense à ceux qu’elle a connus, aimés, perdus ici-bas, et qu’elle espère, avec la certitude de l’amour, rejoindre bientôt dans la vallée éternelle : elle s’émeut, elle s’attriste, elle se console, elle se réjouit ; elle croit parce qu’elle voit ; elle prie, elle adore, elle se fond comme la fumée bleue des chalets, comme la poussière de la cascade, comme le bruissement du sable sous le flot, comme la lueur de ces étoiles dans l’éther ; elle participe à la divinité du spectacle. […] De là aussi ce blasphème inintelligent de Pascal, qui, confondant le rimeur et le poète, osait écrire « qu’un poète était à ses yeux aussi méprisable qu’un joueur de boule. » Mot vrai, s’il s’appliquait à l’assembleur de mètres et de rimes ; mot absurde et blasphématoire du chef-d’œuvre de Dieu, s’il s’appliquait au vrai poète, c’est-à-dire à celui qui achève la création en la contemplant, en l’animant et en l’exprimant. […] Fasciné d’admiration devant les charmes de la beauté qu’il vient de délivrer, il ose lever les yeux sur elle et lui parler de son amour.