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2725. (1888) Portraits de maîtres

Quoi de plus naturel aux époques troublées que de se dérober par moments dans le secret des vallées idéales où tous les bruits du monde font silence, où l’on n’entend que des chants d’oiseaux ! […] Mais elles ne sont pas tout le poète il est encore d’autres dons, naturels ou bien acquis, à faire ressortir chez Béranger : d’abord l’esprit, la grande vertu française, qui sert la poésie et la rehausse, pourvu qu’il ne la domine pas. […] C’est que je lui suppose non seulement un ardent amour de justice que nul intérêt n’altère encore, mais aussi, mais surtout une magnanimité naturelle à décider contre lui, une noble balance inégale, injuste à son propre intérêt. […] Quand on a prononcé le nom de Victor Hugo, l’on a désigné le plus grand de ces artistes complétés de citoyens : après lui les premiers noms à inscrire sur cette liste, aussi glorieuse que brève, seraient coup sûr ceux des deux frères par l’affection naturelle et la pensée commune, des modernes Dioscures, Edgar Quinet et Jules Michelet. […] Mais cette voix, si naturelle à Victor Hugo, avait encore vibré dans des œuvres de genres différents.

2726. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Mémoires du général La Fayette (1838.) »

Plus il y a grand nombre, et moins il y a chance à la lutte de la volonté morale contre le penchant, plus il y a fatalité et triomphe de la force naturelle. […] On doit plaindre l’ambition secondaire qu’il a eue, dans de telles circonstances, de régner arbitrairement sur l’Europe ; mais, pour satisfaire cette manie géographiquement gigantesque et moralement mesquine, il a fallu gaspiller un immense emploi de forces intellectuelles et physiques, il a fallu appliquer tout le génie du machiavélisme à la dégradation des idées libérales et patriotiques, à l’avilissement des partis, des opinions et des personnes ; car celles qui se dévouent à son sort n’en sont que plus exposées à cette double conséquence de son système et de son caractère ; il a fallu joindre habilement l’éclat d’une brillante administration aux sottises, aux taxes et aux vexations nécessaires à un plan de despotisme, de corruption et de conquête, se tenir toujours en garde contre l’indépendance et l’industrie, en hostilité contre les lumières, en opposition à la marche naturelle de son siècle ; il a fallu chercher dans son propre cœur à se justifier le mépris pour les hommes, et dans la bassesse des autres à s’y maintenir ; renoncer ainsi à être aimé, comme par ses variations politiques, philosophiques et religieuses, il a renoncé à être cru ; il a fallu encourir la malveillance presque universelle de tous les gens qui ont droit d’être mécontents de lui, de ceux qu’il a rendus mécontents d’eux-mêmes, de ceux qui, pour le maintien et l’honneur des bons sentiments, voient avec peine le triomphe des principes immoraux ; il a fallu enfin fonder son existence sur la continuité du succès, et, en exploitant à son profit le mouvement révolutionnaire, ôter aux ennemis de la France et se donner à lui-même tout l’odieux de ces guerres auxquelles on ne voit plus de motifs que l’établissement de sa puissance et de sa famille. […] « Vous parlerai-je du plaisir sans cesse renaissant que me donnait une confiance entière en elle, jamais exigée, reçue au bout de trois mois comme le premier jour, justifiée par une discrétion à toute épreuve, par une intelligence admirable de tous les sentiments, les besoins, les vœux de mon cœur ; et tout cela mêlé à un sentiment si tendre, à une opinion si exaltée, à un culte, si j’ose dire, si doux et si flatteur, surtout de la personne la plus parfaitement naturelle et sincère qui ait jamais existé ?

2727. (1887) Journal des Goncourt. Tome II (1862-1865) « Année 1865 » pp. 239-332

On cause de l’espace et du temps, et j’entends la voix de Berthelot, un grand et brillant imaginateur d’hypothèses, jeter ces paroles dans la conversation générale : « Tout corps, tout mouvement exerçant une action chimique sur les corps organiques avec lesquels il s’est trouvé, une seconde, en contact, tout, — depuis que le monde est, — existe et sommeille, conservé, photographié en milliards de clichés naturels : et peut-être est-ce là, la seule marque de notre passage dans cette éternité-ci… Qui sait si, un jour, la science, avec ses progrès, ne retrouvera pas le portrait d’Alexandre sur un rocher, où se sera posée un moment son ombre ?  […] Est-ce qu’il y aurait chez nous une naturelle prédestination de l’aîné et du cadet, comme elle fut sociale autrefois. […] C’est la recherche et la trouvaille du geste qui est le geste de la parole qu’on dit, la formation des groupes, les communications établies ou brisées entre les personnages, tous les soulignements mis sous les paroles, le naturel à se lever, à s’asseoir, qui demande des dix reprises de la scène : toutes petites choses si absolues, si positives, d’une vérité si flagrante, qu’elles font crier, aussitôt trouvées : « C’est cela ! 

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