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573. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre onzième. La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement insociable. Rôle moral et social de l’art. »

La suppression de la vanité vient d’une mesure exacte de soi, d’une coordination meilleure des phénomènes mentaux ; ayez pleine conscience de vous-même, réfléchissez sur vous-même, et vous vous ramènerez pour vos propres yeux à de justes proportions. […] Le mauvais goût est un manque de mesure et de critique exercée sur soi, plutôt qu’un manque de puissance dans la production des idées et des images. […] Rien de plus stérile que de passer en revue tous les sentiments, poids et mesures en main, de les auner comme une pièce d’étoffe, de faire, par exemple, de la science et du raisonnement avec un amant ou une amante. […] L’analyse de soi n’a de valeur qu’en tant que moyen de se dépasser soi-même, de se projeter en quelque sorte dans ce monde qui nous enveloppe, de le découvrir enfin, fût-ce en la plus infime mesure. […] La question pourrait être examinée d’un nouveau point de vue : il s’agirait de savoir dans quelle mesure et avec quelle gradation il est bon d’étendre cette qualité qui fait le fond de la littérature et de l’art : la sociabilité.

574. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Le Comte Léon Tolstoï »

Comme on le reconnaît par ces exemples, il n’y a guère chez Tolstoï de descriptions pures ; la nature n’est pour lui que le théâtre des actions humaines, un milieu montré dans la mesure où il modifie et détermine les sensations, les volontés et conditionne les actes. […] Que ce soit la princesse Kitty Cherbatzky dans le dernier de ces livres, simple jeune fille aimante et gaie, puis déçue, malade, affectée d’une crise de religiosité morbide, puis reprise par un autre amour, devenant une femme naturelle et affectueuse, puis une mère, et se cloîtrant peu à peu dans une étroite sphère de joies et soucis domestiques, — ou les périodes diverses par où marche la passion d’Anna Karénine à mesure que décline sa radieuse beauté ; — que l’on prenne Wronsky, Lévine, tous les personnages de ce populeux roman vivent au sens le plus exact et le plus redoutable de ce mot, passent, montent et déclinent, emportés en un cours lent de variations qui revêt le fond permanent de leur être d’aspects étrangement changeants. […] Bien de saisi comme le progrès viril de Nicolas Rostow, de ses enthousiasmes, de sa générosité timide, naïve et bravache d’adolescent, aux grosses fougues de sa jeunesse, à son tranquille établissement dans les intérêts égoïstes, les jouissances, les duretés pratiques de l’âge mûr ; s’il est un chef-d’œuvre d’ondoyante figuration psychologique, c’est l’histoire du prince Bezoukhof passant avec son fonds de bonté angoissée par toutes les débauches, les tentatives spirituelles, les distractions mondaines, le vin, l’héroïsme du sacrifice patriotique, un amour romanesque, vieillissant ainsi et réduisant à mesure ses demandes d’explication universelle, pour en venir à se contenter, non sans quelques utopies politiques, d’un simple bonheur conjugal et de quelques vagues maximes de bon vouloir. […] II Tout l’appareil des descriptions, des personnages, de la composition, de la forme qui sont les moyen par lesquels l’auteur tend à reproduire fictivement certaines parties et certains aspects de la réalité, forment au total un spectacle dont la beauté se mesure à l’importance et à l’intensité des émotions qu’il suscite. […] À mesure que l’œuvre déploie les méandres populeux de son cours, qu’elle va charriant les foules, les armées, les villes, les existences, les scènes, que s’entrouvent peu à peu les âmes, que vieillissent ou pubèrent les esprits et les corps, l’intelligence du lecteur, s’emplissant de tout un monde d’images suggérées, se penche sur ce spectacle avec la contemplation profonde, le suspens de l’être qui sous ces yeux ouverts verrait se dresser le spectre du monde, obscur et précis, où s’agitent ses semblables et lui-même.

575. (1885) La légende de Victor Hugo pp. 1-58

Les Dollfuss, les Kœchlin, les Scheurer-Kestner, ces républicains modèles de Mulhouse, la cité libre jusqu’en 1793, ne se sont-ils pas accommodés à tous les régimes qui, depuis près d’un siècle, se sont succédés en Alsace ; n’ont-ils pas reçu des subventions de l’empire et ne lui ont-ils pas réclamé des franchises douanières pour leur industrie et des mesures répressives contre leurs ouvriers ? […] Mais c’est en poursuivant de ses injures, de ses colères et de ses dénonciations les vaincus de juin, que l’Événement donne la mesure de son profond amour pour la République. […] L’Événement s’empressa, ainsi que les Débats, le Constitutionnel et le Siècle d’approuver cette « mesure si favorable à la presse sérieuse. […] Cependant, le pair de France de la monarchie orléaniste, qui faisait porter à sa mère le poids de son royalisme, eût pu expliquer son orléanisme par son amour de la morale et leur dire : « Moi, l’homme toujours fidèle au devoir j’ai dû obéir aux commandements d’une morale plus haute que la reconnaissance : j’ai obéi aux injonctions de la morale pratique : pas d’argent, pas de suisse, ni de poète. » Mais les anciens patrons de l’écrivain dépassent toute mesure, quand pour nuire à l’écoulement de sa marchandise parmi les gens pieux, ils le calomnient et l’appellent un impie. […] Son cœur lui disait que Victor Hugo, il poeta sovrano, aurait désapprouvé cette mesure ; lui qui, pour rien au monde, n’aurait retardé de vingt-quatre heures l’encaissement de ses rentes et de ses créances.

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