Avec le duc, depuis maréchal de Noailles, il y a sans doute matière aux éloges ; le tout est dans la mesure et dans le correctif qu’on y apporte. […] Appelé au Conseil et ministre d’État depuis 1743 et pendant treize années, il donnait de bons avis, il avait de belles maximes et, ce qui était déjà à la mode, il trouvait, au sujet des affaires du Parlement et sur ces interminables conflits où il y avait matière à popularité, des paroles et des démonstrations de citoyen. […] Mais je n’ai pas cru devoir imiter cette façon sommaire d’entrer en matière en passant l’éponge sur ce qui a précédé.
On est même allé jusqu’à contester cette entière probité et délicatesse qu’aucun des contemporains n’avait soupçonnée, et, s’autorisant d’un passage des Mémoires du duc de Luynes, on a dit que « l’incapacité complète de Saint-Simon en matière d’affaires ne l’empêcha pas, à un moment donné, de faire perdre cinquante pour cent à ses créanciers, en substituant habilement 40,000 livres de rente à sa petite-fille, la comtesse de Valentinois ». […] Il lui refuse la vue politique étendue, l’intelligence des choses de guerre, l’intelligence des matières de finance : il a parfaitement raison. […] On peut trouver qu’il conteste à Louis XIV quelques qualités que ce roi eut peut-être plus qu’il ne l’a dit : ce serait matière à examen et à discussion ; mais il est impossible, en lisant Saint-Simon, de ne pas être frappé d’une chose, c’est qu’il a infiniment plus donné au grand roi qu’il ne lui a ôté devant la postérité : il le fait vivre, marcher, parler, agir sous nos yeux en cent façons et toujours en roi, avec majesté, grandeur, avec séduction même.
Ce fut surtout en matière d’art et de littérature qu’il lui dut l’éveil et l’initiation. […] Chateaubriand prend pour matière le ciel, la terre et les enfers : Saint-Pierre semble choisir ce qu’il y a de plus pur et de plus riche dans la langue : Chateaubriand prend partout, même dans les littératures vicieuses, mais il opère une vraie transmutation, et son style ressemble à ce fameux métal qui, dans l’incendie de Corinthe, s’était formé du mélange de tous les autres métaux. […] M. de Saint-Pierre a donné à la matière une beauté qui ne lui appartient pas ; Chateaubriand a donné aux passions une innocence qu’elles n’ont pas, ou qu’elles n’ont qu’une fois.