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1053. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Chamfort »

Nous qui croyons que la vie des hommes fait leur pensée et que les livres sont, pour qui sait les entendre, la confession forcée de toute conscience, nous voulons marquer aujourd’hui les influences de la naissance sur le talent réel d’un homme qui, même comme talent, a péri par son origine. […] Reçu par les hautes classes de son temps, comme elles recevaient, ces folles, à la veille de périr, tous ces hommes qui allaient devenir leurs bourreaux, il dut porter jusque parmi elles ces rages de déclassé vexé qu’on retrouve encore dans son livre. Du reste, fait presque tout entier avec des mots improvisés sur place et des anecdotes, ce livre, qu’on appelle des Pensées comme on appelle son auteur un moraliste, — par antiphrase, — traduit assez mal le genre d’esprit qu’il eut, car de la conversation dont on se souvient est de la conversation morte, et l’encre avec laquelle on la rapporte est le deuil de cet esprit-là. Ce petit livre, bilieux et amer, cuit et recuit au feu d’une haine cachée, sera longtemps comme le verre d’absinthe que les révolutionnaires aimeront à boire avant le dîner, pour se donner de l’appétit ! Il leur donne de l’appétit, en effet, contre les institutions sociales, ce livre de bâtard… et voilà le secret de son succès !

1054. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Soulary. Sonnets humouristiques. »

I Ce livre ne nous a pas été envoyé, — mais la Critique ne ressemble pas à cet heureux plongé dans le sommeil au seuil duquel s’assied la Fortune dans la Fable. La Critique n’attend pas si nonchalamment les livres qui, pour elle, sont une vraie fortune, quand un peu de talent les distingue, et elle court au-devant pour leur faire accueil. […] IV Le livre des Sonnets humouristiques est divisé en plusieurs livres, composés, à leur tour, d’un nombre déterminé de sonnets, et ces différents livres, dont nous donnerons seulement les noms, parce qu’en donnant ces noms on donne aussi les teintes de l’imagination qui les a écrits, s’appellent : Pastels et Mignardises, — Paysages, — Éphémères, — Les Métaux, — En train express, — L’Hydre aux sept têtes, — Les Papillons noirs, — et déjà, à ne considérer que ces grandes divisions de l’œuvre des Sonnets humouristiques, on entrevoit la forte originalité de l’esprit qui a concentré tant de vigueur dans de si petits espaces et sous un nombre si rare et si choisi de mots.

1055. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Alfred de Vigny »

L’air militaire manque ici complètement à cet homme qui a fait pourtant un magnifique livre à l’usage des soldats : Grandeur et servitude militaires, et j’y trouverais bien plutôt la placidité de l’Église. […] Fénelon, cet homme de foi et d’amour au xviie  siècle, s’il avait senti passer sur lui les mauvais courants du xixe n’aurait peut-être été non plus qu’un sceptique, versant, de désespoir de n’être pas davantage, dans une espèce de fatalisme chrétien, comme Alfred de Vigny — il faut bien le dire, car le livre l’atteste, — y avait versé. […] se dit le poète, et il ajoute : Sur le livre de Dieu, dit l’Orient esclave, Et l’Occident répond : Sur le livre du Christ ! […] IV Telle donc est l’inspiration dernière d’Alfred de Vigny ; tel le sentiment amer, mais dompté, qui donne une beauté de douleur calme, de beauté de Niobé devenue marbre, aux compositions de sa vieillesse, et à son livre, que d’aucuns disent déjà un peu sec, son originalité, son pathétique et sa grandeur.

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